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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 14 juin 

JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 14 juin 

Publié le 14 juin 2020 Mis à jour le 14 juin 2020 Culture
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 14 juin 

14 juin

 

Certains de ceux qui étaient infectés et le savaient fort bien pour avoir été testés positifs, échappaient aux mises en quarantaine dans des hôtels réservés à cet effet. Leur comportement était alors sans excuse et des plus curieux. L’un d’eux – ainsi qu’il fut rapporté par divers témoi­gnages – se mêlait aux groupes d’amis qui se formaient sur les berges du canal ou dans les Jardins qu’on avait rouverts, et il participait aux bavardages jusqu’à ce qu’on s’étonne de cet inconnu, il saluait et s’en allait en disant qu’il remerciait Dieu de lui avoir donné des amis. S’il se trouvait un banc à double dossier où se tenait un couple d’amoureux, il s’asseyait dans leur dos tout le temps qu’ils s’embrassaient jusqu’à ce que, le remarquant enfin et gê­nés, ils partent, non sans qu’il les accompagne sur quelques pas pour leur apprendre que le plaisir sexuel était un don de Dieu. Si un infirme avait de la peine à franchir les terrasses des Jardins, il s’entremettait volontiers et poussait le dossier de la chaise roulante avec bienveillance, de marche en marche, et sans accepter le moindre remerciement, trop content, disait-il, de rendre à Dieu ce qu’Il lui avait donné.

 

*

 

Je me promenais le long du canal sous l’ombrage des platanes animés par le vent, songeant à ces étrangetés, et j’avais l’impression que mes pensées soucieuses traver­saient une suspension d’étincelles et de gouttelettes d’ombres. Était-ce la détresse ou un amour délirant de leur prochain qui inclinait les contaminés à infecter la veuve et l’orphelin, il en était beaucoup débattu entre savants locaux – docteurs es quae semper – sur un coin de comptoir, sans parvenir à une conclusion satisfaisante.

Certains des ora­teurs y voyaient la preuve de l’existence du mal dans sa pureté – une sorte de sécrétion de malignité qui suintait des soupiraux de l’Enfer parce que nous étions des reje­tons d’un divinité diabolique. Ceux-là n’avaient peut-être pas toute leur raison.

D’autres débatteurs évoquaient la mal­veillance des amers pour qui le malheur est dans la compa­raison de ce qu’ils se prêtent de misère avec ce qu’ils tiennent pour le bonheur ambiant, les crédules.

Les moins indulgents des tribuns – qui se donnaient pour medici medici – prétendaient que ces mélancoliques avaient perdu toute idée d’eux-mêmes et donc de leur di­gnité sous l’effet du désespoir, dès lors comment s’étonner s’ils négligeaient l’idée que les autres se faisaient d’eux-mêmes et par là-même de leur propre dignité ?

Je ne trouvais pas cet argument sans reproches, sans doute parce qu’il n’y avait pas qu’une cause mais une pluralité qui dépen­dait du fautif et des labyrinthes de son histoire comme de l’histoire contemporaine – labyrinthes qui mènent à un même royal je-m’en-foutisme pour tout ce qui n’est pas en effet sa propre personne.

Enfin, de doctes représentants du Cercle d’influence local avançaient que la haine était une composante de la maladie : celle-ci avait la propriété de l’extraire du fonds humain, riche à cet égard, et d’en faire jaillir comme un derrick toute la rage du monde dans un crachat. Le ton monta et la discorde finit en mêlée dans le caniveau devant le bar.

Comme toujours la fin excédait le prétexte : on n’avait jamais eu qu’une intention : se taper dessus. Bref, on tournait en rond. C’étaient les hommes entre eux, et c’est tout.

 

*

 

En faut-il de l’expérience – d’un dosage d’une mesure très exacte entre ses propres erreurs et ses chances – pour être bon juge de ses pairs ? Le vieux magistrat intelligent sera aussi terrible qu’indulgent. Les empereurs romains lancés tout jeunes dans le pouvoir absolu pouvaient-ils s’y comporter autrement qu’en satisfaisant leurs besoins et de bébé tout-puissant et ses caprices bizarres ? Qu’est d’autre l’Ogre ? Ce n’était pas une excuse, mais de tous les Ogres le plus effrayant n’était-il pas plutôt celui dont le seul vice est la vertu ? On peut discuter avec le pervers, on peut l’amuser, distraire son attention, et hop ! coup du lapin, on peut corrompre le corrupteur, on ne transige pas avec le Bien. Un idéaliste – un wonder boy scout dans le monde des légers –, celui-là est le plus dangereux. La pensée n’a rien d’un couperet de guillotine. La générosité n’est pas une table rase. La vertu n’est pas la bonté. La morale n’est pas la justice.

 

*

 

Il venait de pleuvoir et le courant dans le canal était fort, auquel résistait un caneton, obstiné, vaillant, dérivant à peine, à croire qu’il était lesté par une ancre, et cette ancre je supposais qu’elle avait pour nom un certain sens du jeu où s’éprouvait sa volonté de puissance, certes, mais surtout son identité de canard. Je suis un canard, disait-il aux flots adverses. Ainsi s’expliquaient bien des résistances à la tyrannie comme à l’obscure bêtise : je suis un homme, et ce que les farouches opposants à la loi du plus fort ou du plus vertueux mettaient dans ce nom d’homme, ils ne sa­vaient pas nécessairement ce que c’était, pas plus que le petit canard ne nommait quoi que ce soit, mais elle les constituait comme résistance : un homme est quelqu’un qui dit non.

 

à suivre dans :

http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com

[L’Ombre d’un doute]

 

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