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Le défi

Le défi

Published Jul 12, 2025 Updated Jul 12, 2025 Adventure
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Le défi

(Une histoire inspirée de mes voyages en RER)

— Et… Si vous n’arriviez pas ?

— Mmm… Pardon ?

— Non rien… Excusez-moi… Je disais juste comme ça : « et si vous n’arriviez pas »


La jeune femme assise en face de Joseph, dans le RER, le regarda d’un air étonné mêlé d’incompréhension, d’un peu de colère et d’anxiété. Elle était en train de ranger dans son sac son téléphone portable après avoir répondu sèchement et plutôt violemment à un appel que l’on pouvait supposer provenir de son mari ou compagnon. C’est ce qu’avait pensé Joseph en écoutant, bien malgré lui – quoiqu’avec une certaine curiosité – la rapide conversation entre la jeune femme et son correspondant, ce qui l’avait incité à lui adresser cette question : « Et si vous n’arriviez pas » ? Joseph reprit :


— Je suis désolé d’avoir entendu votre conversation… mais…

— Oui, bon ! C’est vrai, je suis furieuse. Et alors ? Ce n’est quand même pas une raison pour vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ! Répondit-elle en détournant la tête vers la fenêtre.


Juste au sortir du tunnel de Val de Fontenay, sur la ligne A du RER parisien, le téléphone de la jeune femme avait sonné. Elle l’avait alors extrait de son sac avec difficulté et avait répondu d’un ton plein de colère : « Ben oui, j’arrive ! Je suis à Neuilly Plaisance. T’as qu’à les faire manger et j’arrive. J’AR-RI-VE » ! Joseph, assis en face d’elle, n’avait pu, bien évidemment, ignorer ces paroles. Il avait remarqué le ton de la jeune femme qui semblait excédée par cet appel téléphonique.

Depuis la station Châtelet-les Halles, il n’avait cessé de la regarder discrètement. Elle était plongée dans un bouquin mais, comme elle le tenait presque à l’horizontale sur ses genoux, il n’avait pas réussi à en lire le titre. Pas une seule fois, elle n’avait levé les yeux sur lui. Brune, avec de longs cheveux souples qui lui entouraient les épaules, des sourcils bien dessinés, une peau claire et une bouche charnue, elle lisait mais semblait être soucieuse à sa façon de froncer légèrement les sourcils. Quel âge pouvait-elle avoir ? Une trentaine d’années tout au plus. Joseph était fasciné par les mains de femme et celles de sa voisine étaient très petites et fines, presque des mains de petite fille, et sa façon de tourner les pages était délicate et attentionnée. Comme elle était légèrement penchée en avant, Joseph pouvait deviner dans l’échancrure de son corsage deux seins fermes et bien ronds. Elle avait posé son sac à côté d’elle et Joseph avait osé plusieurs fois porter son regard au-dessous du livre qu’elle tenait haut sur ses genoux, là où les plis de son Jeans convergeaient vers cette île d’amour. Ses formes étaient parfaitement arrondies et tout son corps n’était fait que de courbes esthétiques.


La jeune femme tourna enfin son regard vers Joseph, comme pour tenter de comprendre la phrase qu’il avait prononcée. Alors, Joseph rassembla son courage (il s’était jeté à l’eau et il fallait bien nager, maintenant) et enchaîna :

— Oui, j’ai dit ça comme un réflexe. C’est idiot, je sais. Je n’ai pas pu m’en empêcher. En fait, je me demandais ce qui se passerait si par hasard vous n’arriviez pas. Une idée, comme ça et…

— Comment ça, si je n’arrive pas ? Si je n’arrive pas où ? Ah ! Je vois. C’est parce que j’ai crié « j’arrive » au téléphone, c’est ça ? (Elle sourit) Mais je dois descendre à Noisy. On m’attend… et je… mes enfants…


Manifestement, un certain trouble s’était emparé de la jeune femme. Elle fixait maintenant Joseph. C’est vrai qu’il était plutôt « beau gosse », trente cinq ans, bien habillé, quoique sans ostentation, et un air distingué avec ça. Ce n’était pas tant sa beauté physique mais plutôt son regard à la fois plein de tendresse et d’attention qui avait troublé la jeune femme. Oui, une attention particulière. Comme si c’était la première fois qu’un être humain faisait vraiment attention à elle. Comme si, soudain, elle existait.


Après avoir sauté la Marne, le RER commença son ralentissement pour s’arrêter maintenant à Bry sur Marne, dernière station avant Noisy le Grand. La jeune femme regarda Joseph dont le léger sourire l’invitait à continuer. On sentait que des milliers de choses se passaient dans sa tête à une allure folle. Mille questions qu’elle se posait, mille considérations, mille images défilant à grande vitesse : la station Noisy-le-Grand, son « mec », ses deux enfants, son appartement, etc. Et si elle ne rentrait pas chez elle ?


Le Regard de Joseph était tendre et semblait lui dire « Bof ! Ça ne fait rien. » Il savait maintenant qu’il avait lancé un défi tellement farfelu, tellement éloigné des conventions sociales, sans le vouloir totalement et qu’un certain ébranlement s’était produit, au point que l’improbable devenait probable. Lui-même n’en revenait pas de cette « bouteille à la mer » qu’il avait jetée comme dans un état second, sans contrôler vraiment ce qu’il faisait. Il ne restait plus que deux ou trois minutes de trajet. Alors que le train s’ébranlait il ajouta :


— Vous savez, parfois, il m’arrive de rêver à des trucs pas possibles… Moi aussi, il faut que je rentre. Moi aussi, je descends à Noisy. Et moi aussi j’en ai marre. Excusez-moi, c’était ridicule.


A nouveau la vitesse du RER diminua en pénétrant dans le tunnel de la station de Noisy. Joseph et la jeune femme qui n’avait dit mot se regardaient l’un l’autre d’un air un peu gêné, en souriant légèrement. Elle, parce qu’elle avait livré un peu de son intimité. Lui, parce qu’il n’avait pas compris comment il avait pu oser une pareille question. Elle commença à mettre de l’ordre dans son sac, y rangea son livre, mit la bride sur son épaule puis baissa son regard. Le haut-parleur du train venait d'annoncer « Noisy le Grand Mont d’Est », une première fois au moment de la décélération, puis une deuxième fois quelques mètres avant l’arrêt. Le bruit des freins prenait un étrange relief sonore. Lorsque le train fut complètement arrêté, la jeune femme se leva, fit un signe de tête à Joseph avec un sourire timide et un peu crispé, puis elle descendit les quelques marches du compartiment supérieur. Joseph, lui, resta assis. Il prit sa tête entre ses mains et ne la suivit même pas du regard. Ce soir, il ne désirait pas non plus « arriver » chez lui. C’était cette conversation qu’il avait surprise, et qui ne lui était pas destinée, qui avait tout déclenché. Il s’était senti partager exactement les mêmes sentiments, la même émotion de colère, de « ras-le-bol ». Et c’est pourquoi il avait lancé cette phrase, comme un défi à lui-même. Trop de choses qui ne marchaient pas comme il voulait. Trop de médiocrité dans cette vie sans joie, plutôt sans chaleur, sans tendresse.


Le signal sonore se fit entendre et les portes se refermèrent avec leur chuintement caractéristique. Toujours la tête entre les mains, Joseph avait seulement perçu les allées et venues des rares passagers qui descendaient et de ceux qui montaient. La place en face de lui était restée vide. On était au mois d’août et la fréquentation de la ligne A du RER avait fortement baissé malgré les touristes du parc Eurodisney, et ce n’était pas les places qui manquaient. Joseph regarda sa montre : dix-neuf heures vingt-quatre. Qu’allait-il faire à présent ? Il avait « raté » sa station et ne savait quoi décider. Se laisser porter par le hasard ? Ne rien faire ? Ne penser à rien. Voilà ce qui lui convenait. Il rejeta la tête en arrière, allongea ses jambes, et ferma les paupières. Les vibrations du train au démarrage résonnèrent dans la station couverte.


Soudain, une légère sensation sur sa jambe gauche le fit frissonner. Il ouvrit les yeux et dit machinalement « pardon » en se remettant bien droit sur son siège et en ramenant rapidement ses jambes sous lui.


— Finalement, je suis restée, dit la jeune femme, une main posée sur sa jambe.


Il est bien difficile de décrire ce que ressentit Joseph à cet instant là. De la joie, bien sûr. Immense, même. Mais cela ressemblait plutôt à une bombe qui aurait explosé au sein de son corps, ou alors à un coup de canon. Quelque chose de si fort, de si violent, que cela lui déclencha des larmes. La jeune femme s’assit en face de lui et lui prit les mains. Son visage était à présent totalement rayonnant et détendu et ses yeux brillaient. Elle s’adressa à Joseph.


— Oh ! Il faut vite que j’éteigne mon téléphone. Vous avez un téléphone portable ?

— Vous avez raison, je n’y avais pas pensé. Je vais éteindre le mien aussi, répondit Joseph qui commençait à peine à reprendre ses esprits.

« C’est ça. C’est exactement ce qu’il faut faire » pensa Joseph. « Il faut se couper du monde. Retrouver cette sensation de nouvelle naissance, cette émotion d’être seuls, ensemble, de ne faire qu’un, cette merveilleuse impression d’union fusionnelle. » Il avait connu cette émotion quelques douze ans auparavant, lorsqu’il avait rencontré sa femme. A présent c’est cette même émotion qu’il retrouvait, comme à vingt ans, l’émotion de ses premières amours à la fois hésitante, pleine de mystère et si forte. Joseph regarda la jeune femme.

— Je ne sais même pas votre petit nom.

— Et après, répondit-elle. Qu’est-ce que ça peut faire ? Est-ce vraiment nécessaire ? C’est juste une étiquette, pour exister, c’est tout. On vous la colle sur le front et on vous explique que VOUS êtes cette étiquette. En plus je ne l’ai même pas choisi, alors… Sinon, comment m’appelleriez-vous, VOUS ? Allez, allez, dites-moi, questionna-t-elle avec une moue enfantine.

— Euh… Je ne sais pas, moi…Peut-être « Marie », non, « Maria »… ou « Maria Magdalena », répondit Joseph après une hésitation.

— Et voilà, j’en étais sûre ! Pfff ! C’est de la triche ! Pourquoi « Maria », parce que je suis brune ? Type méditerranéen, l’Italie, l’Espagne, tout ça. Ben, oui, je suis d’origine espagnole. Et « Marie-Madeleine », ce ne serait pas le nom d’une de vos anciennes petites amies, par hasard ? Ou alors vous êtes trop influencé par la religion ? Non ! Allez ! Faites un effort, mon vieux !

— Oui, oui ! Vous avez complètement raison. Je suis vraiment stupide. J’ai l’impression d’être conditionné comme le chien de Pavlov. Bon alors… (Il réfléchit quelques secondes.) Ma… Maouhueva. C’est ça : « Maouhueva », ça vous plaît ?

— Mmm, pas mal, je dois dire. Je trouve ça joli. Un petit côté tahitien. Je prends, répondit-elle en souriant comme une gamine.

— Et moi, alors. Si vous saviez j’ai un prénom ridicule, démodé, et…

— « Inguely-Nok », coupa Maouhueva.

— Comment ? Vous dites ? « gueuli… » ?

— « Inguely-Nok », répéta la jeune femme.

— Et ça veut dire quoi ? Répondit Joseph.

— Ça y est ! Voilà que vous recommencez ! Pourquoi cela voudrait-il dire nécessairement quelque chose ? « Inguely-Nok », c’est tout.


Joseph-Inguely-Nok, pouffa de rire. Il n’y avait maintenant plus aucune gêne entre eux. Les quelques passagers du compartiment les regardaient comme des bêtes curieuses tant ils riaient. Mais eux s’amusaient comme deux enfants de dix ans et plus rien alentour n’avait d’existence. Dehors, les stations défilaient avec arrêt et départ mais, bien ancrés dans leur bulle, ils ne s’en rendaient pas compte. Inguely-Nok avait pris les mains de Maouhueva et les regardait, les caressait, suivait les fines lignes avec son index, comme si c’était la première fois qu’il voyait des mains de femme. Il était curieux comme un gosse, plein d’admiration, il avait envie de percevoir ce corps, de le comprendre. Maouhueva se laissait faire. C’était plein de tendresse et cela faisait tellement longtemps qu’elle n’avait pas connu de ces petits gestes.


« Chessy Marne la Vallée, parc Disneyland, terminus ; tous les passagers sont invités à descendre » annonça le haut-parleur.

— Qu’est-ce qu’on fait ? Questionna Joseph

— Et si on restait. Pour voir, répliqua Maouhueva.

— Mais on n’a pas le droit de…

— Allez, ce que vous êtes conservateur !

— Bon. D’accord. Venez à côté de moi.

— On peut se tutoyer maintenant que l’on s’est donné un prénom, non ?

— D’accord.


Tout le monde était à présent descendu du train. Maouhueva et Inguely-Nok étaient désormais seuls dans la rame arrêtée. Il était près de vingt heures et le soleil estival avait commencé à décliner vers l’horizon. En peu de temps le quai s’était vidé des quelques retardataires. En revanche personne n’était monté dans cette rame. Sur le quai adjacent, il y avait un autre RER stationné. Soudain le silence devint pesant car inhabituel. Tous ces petits bruits auxquels on ne fait pas attention : la ventilation, certains déclics électriques, le grésillement d’un tube fluorescent défectueux. Là, c’était le silence total. Alors qu’Inguely-Nok caressait du dos de sa main gauche le visage de Maouhueva, il s’arrêta un instant et porta son attention à la fenêtre.

— Tu entends ? On dirait quelqu’un qui arrive.

Effectivement, un bruit de pas décidé faisait résonner les dalles de ciment du quai et s’approchait de la voiture où se cachaient nos deux amoureux. Joseph jeta un coup d’œil à la fenêtre en essayant de ne pas se faire voir.

— Il a une sacoche. Ce doit être le conducteur qui va en queue pour changer de sens de marche.

— Baissons-nous, il ne faut pas qu’il nous voie, répliqua Maouhueva.


Joseph pencha son buste sur les jambes de Maouhueva qui, elle, se pencha sur son dos. Ils attendirent ainsi que le bruit des pas s’éloignât. Puis ils se redressèrent. Joseph était très troublé. L’odeur du tissu, la douce chaleur qui se dégageait… Il la regarda et lui prit les mains. Puis, peu à peu, leurs visages se rapprochèrent. Très lentement. Toujours en se regardant l’un l’autre. Leurs lèvres étaient maintenant très proches mais quelque chose encore les faisait hésiter. Ce fut Maouhueva qui s’approcha en fermant les yeux. Un long baiser s’ensuivit. Tous les deux ne faisaient alors plus qu’un. Leur baiser dura longtemps. C’est le démarrage brutal du train qui leur fit reprendre conscience de l’environnement.


— Ça y est, dit Joseph ! On est reparti pour… Pour où, au fait ? Cergy ? Poissy ?

— Zut ! Il va y avoir encore plein de monde ! On était tellement bien.

— Tu sais, on va repasser par Noisy, comme ça, si tu veux…

— Mais, coupa Maouhueva, comment se fait-il que personne ne soit monté à Chessy ?

— C’est vrai. Le quai était vide après que les gens soient partis. Mais rappelle toi, il y avait un autre train garé à côté. C’est celui-là qui devait prendre les passagers. Alors, celui-ci doit certainement rentrer au dépôt.


Une fois que le train eût démarré, Inguely-Nok et Maouhueva se rendirent bien vite compte qu’effectivement il ne s’arrêtait pas aux stations. Val d’Europe, Bussy, Torcy… Aucun arrêt. Tous deux eurent un léger pincement au cœur au passage de Noisy puis ils s’enlacèrent à nouveau.


Quelques minutes plus tard, après avoir traversé la gare de Vincennes, le train s’engouffra dans le tunnel. Puis il se mit à ralentir fortement jusqu’à une marche au pas. Le conducteur avait pris soin d’éteindre l’éclairage des voitures puisque personne ne devait s’y trouver et, dans ce tunnel, c’était le noir profond. Seules, les faibles ampoules situées dans les niches de secours du tunnel apportaient un peu de lumière lorsque la voiture passait devant. Maouhueva et Inguely-Nok se regardaient maintenant dans les yeux. Joseph était en admiration devant la beauté de Maouhueva, encore accrue par l’obscurité. Ses yeux étaient brillants malgré la faible lumière et la peau de son visage paraissait plus claire. Le train marchait toujours au pas et se secouait de droite à gauche au passage des aiguillages, dans un vacarme de bruits stridents.


— Qu’est-ce qu’on fait, demanda Maouhueva ? C’est un peu angoissant.

— Ne t’inquiète pas, mon Ange. Le train se place sur une voie de garage. Le conducteur va arrêter tout et rentrer chez lui faire un gros câlin à sa mèmère, et puis c’est tout. On a toute la nuit devant nous…

— Oui mais j’ai peur… J’ai un pressentiment…


Inguely-Nok s’assit maintenant à côté d’elle et passa son bras sur ses épaules. Maouhueva se détendit et abandonna sa tête contre la poitrine de Joseph. Le train s’arrêta complètement dans un dernier crissement de rail et de freins, puis le silence devint total. Tous deux restèrent ainsi une à deux minutes lorsqu’un bruit de train se fit entendre au loin. Le bruit s’accrut très vite et devint alors énorme avec la résonance du tunnel. Le RER passa à grande vitesse à quelques centimètres de celui où étaient cachés les deux amoureux. Maouhueva se blottit contre Inguely-Nok. En fait, leur train s’était arrêté sur une des deux voies de garage situées entre la voie montante et la voie descendante, avant la station Nation. Le silence se fit à nouveau.


Inguely-Nok passa sa main gauche autour de la taille de Maouhueva et l’embrassa. Sa main remontait tantôt sous son corsage, tantôt essayait de se glisser dans son jeans.


— Non, arrête, ce n’est pas raisonnable ! Dit Maouhueva sans trop de conviction. Si on nous surprenait ?

— Mais qui veux-tu qui nous surprenne, Maouhueva chérie ? Nous sommes seuls, répondit Inguely-Nok.

— Je ne sais pas, moi… Un employé… Le conducteur… Quelqu’un.


La tendresse se transformant en désir, Joseph-Inguely-Nok embrassa Mahoueva et tenta de dégrafer son soutien-gorge. Soudain on entendit des bruits de voix. Étouffés, au début, mais qui semblaient se rapprocher. On pouvait bientôt distinguer qu’il s’agissait d’au moins trois personnes. Trois hommes, sans doute jeunes, et ils parlaient avec de la violence dans la voix. On aurait dit qu’ils aboyaient.


— Hé ! Joe, t’as vu çui-là qu’est garé ? Ouais, quasi neuf ! Y sort du Monoprix ou quoi ?

— Ouais ! Je veux ! Déchire ! On s’le fait ?

— Putain, j’ai jamais tagué un à étage, les mecs. J’le sens grave !


Les trois voyous criaient et tapaient sur la tôle des voitures. Un des trois secoua une bombe de peinture avec le bruit caractéristique de la bille cognant le cylindre métallique à l’intérieur. Ils étaient encore à deux ou trois voitures de celle où se cachaient Maouhueva et Inguely-Nok. Tous deux s’étaient baissés et tendaient tous leurs sens pour tenter de percevoir où se situaient les voyous. Maouhueva avait réellement peur maintenant, et ses mains tremblaient légèrement. Les trois jeunes étaient désormais à quelques mètres et ils entendaient distinctement leurs voix.


— Hé, les mecs, et si on s’faisait l’intérieur aussi ? Demanda l’un des trois jeunes.

— Rachid, t’as pris les feutres ? Questionna un second.

— T’es ouf ou quoi ! Ben non, on n’a qu’la peinture, putain !

— Putain de Merde. Z’êtes trop cons, les mecs ! répliqua le premier en lançant un grand coup de pied dans la première porte coulissante de la voiture où tremblaient Inguely-Nok et Maouhueva.

A entendre les bruits, Maouhueva et Inguely-Nok comprirent qu’ils étaient en train d’essayer d’ouvrir une des portes du train.

— Mais non bâtard. Pas celle-là. On peut pas les ouvrir. Faut passer par la porte entre les deux wagons. Tiens, j’ai un « carré ». Prend-le.


Un des voyous grimpa sur les tampons entre les deux voitures et introduisit son « carré » dans la serrure. Puis les deux autres lui emboîtèrent le pas.

— En haut ? En bas ? On fait quoi ?

— On commence par le haut.

Les trois voyous avaient pénétré dans la voiture et commençaient à grimper l’escalier desservant le compartiment supérieur. Puis, toujours ponctuant leurs gestes d’aboiements, ils commencèrent à taguer les sièges. Inguely-Nok et Maouhueva tentèrent de se cacher le mieux possible derrière les dossiers, s’attendant à les voir arriver dans le couloir.


— Hé, les mecs ! C’est Noël ! Voyez c’que j’vois ? dit le plus grand des trois.

— Quoi ?

— Ben, là-bas. Regardez-moi ça si c’est pas mignon !

— Ouais ! Too much ! Elle est trop bonne !

— Prems ! j’suis l’plus jeune !

— Eh nike ta mère Connard c’est moi qui les ai repérés en premier !


Inguely-Nok se releva et rassembla tout son courage pour regarder les trois voyous qui s’avançaient dans le couloir.


— Toi, l’bâtard, tu dégages si tu veux pas qu’on t’coupe les couilles, dit le premier.


Maouhueva était au bord de l’évanouissement tellement sa peur était violente. Le plus petit des trois s’était faufilé devant le grand (apparemment le chef de la bande) et s’approchait, tenant la bombe de peinture à la hauteur de son sexe, en rigolant, et comme pour simuler un énorme pénis. Arrivé à la hauteur de la banquette, en voulant singer la masturbation, la bombe lui échappa et roula aux pieds de Maouhueva. En un éclair, elle s’en saisit et pulvérisa les trois voyous sans s’arrêter. Pris de panique, ils s’enfuirent en hurlant. Maouhueva avait visé les yeux par instinct et, sans doute, certains n’avaient plus toute leur vision car ils titubaient, se marchant presque les uns sur les autres dans leur fuite. Inguely-Nok alla à la porte du wagon pour vérifier que les trois voyous s’étaient bien enfuis, et de quel côté. Il appela Maouhueva.


— Vite, il faut partir. Ils peuvent revenir pour se venger. Ils ont filé vers Nation. Nous on va aller côté Vincennes. Viens !

— J’arrive. Ouf, ça va mieux. De toute façon, la bombe est vide maintenant.


S’étant assurés qu’il n’y avait plus personne au loin, Inguely-Nok et Maouhueva passèrent par la porte laissée ouverte entre les deux voitures. Inguely-Nok sauta à terre le premier puis aida Maouhueva à descendre. Puis ils marchèrent le long de la voie jusqu’à un escalier situé peu avant la station de Vincennes, qui menait à la rue en surplomb. Un peu rassérénés, ils marchèrent jusqu’à l’avenue de Paris, au niveau de la station de métro Béraut et, apercevant un hôtel, ils entrèrent et demandèrent une chambre pour se remettre de leurs émotions.


Assise sur le lit, Maouhueva se tenait la tête entre les mains.

— A quoi penses-tu mon Ange ? Questionna Joseph, alors qu’il venait juste de fermer la porte.

— Je pense à mes deux petits. Ils sont si petits, cinq ans et trois ans. Je crois que je vais les rejoindre demain. Ils ont tant besoin de moi. Et j’ai eu si peur…

— Oui. Je te comprends. Ils ne doivent pas souffrir à cause de nous Tu as raison. Et moi aussi, j’ai ma fille de sept ans qui doit pleurer auprès de sa mère parce que je ne suis pas rentré. Quelle folie nous avons fait. Mais sache que je t’aime.

— Moi aussi mais… Il y a la vie.


* * *


Le pinceau de l’automne avait commencé à répandre sa pluie d’or sur les feuilles des frênes, et le Jardin du Luxembourg, ce dimanche matin d’octobre, ressemblait à un rêve. On n’entendait que le chant des oiseaux et les rires d’une demi-douzaine d’enfants autour du grand bassin. Quelques rares promeneurs arpentaient les grandes allées en chuchotant. Ce jour là, Joseph était le plus heureux des hommes. En effet, un week-end sur deux, il avait obtenu le droit d’avoir sa petite fille de dix ans avec lui. Les autres jours, c’est son ex-femme qui en avait la garde. Joseph adorait tellement sa petite Jennifer qu’il en perdait presque la raison. Il ne lui refusait rien et la petite en profitait gentiment.


— Papa ! Papa chéri ! Regarde les poneys, là ! Je veux faire un tour de poney, s’il te plaît ! Dis, s’il te plaît !

— Bon, d’accord ma chérie. Je marcherai à côté de toi pour…

— Mais non, tu peux me laisser toute seule avec les autres enfants. Je suis grande, maintenant, j’ai dix ans !


La dame qui menait les poneys rassura Joseph. Le tour ne durait que trente minutes. Elle lui conseilla d’attendre leur retour. Joseph paya et s’installa sur un banc. Il ouvrit son magazine « Le Monde de la musique. » et, après avoir envoyé un baiser avec la main à sa fille, il se plongea dans un article sur le Requiem de Mozart. Un facsimile de la partition autographe du Lacrimosa montrait les dernières notes écrites de la main du compositeur, avec ces dernières paroles inachevées « Huic ergo parce Deus » (Epargne-le donc, O mon Dieu) qui, en la circonstance, prenaient une force émouvante. Le ton affable de la dame des poneys l’avait complètement rassuré et il pouvait goûter le calme et la douceur de ce dimanche d’automne. De temps en temps il regardait la file indienne des poneys s’éloigner à travers les allées du jardin jusqu’à ce qu’il ne les vît plus.


Inguely-Nok !


Joseph, qui s’était légèrement assoupi, se réveilla en sursaut. La voix devint plus insistante.


— Inguely-Nok !!


Son cœur fit un « toc » qui résonna dans tout son corps. D’où venait la voix ? Il tourna la tête à gauche et à droite. Puis, il se leva pour se retourner. Une jeune femme brune entourée de deux enfants, et tenant devant elle une poussette sur laquelle était installé un beau petit bonhomme, se tenait à quelques mètres. Elle s’était arrêtée et regardait Joseph avec un large sourire. Joseph s’approcha d’elle timidement. Maouhueva souriait toujours et ses yeux brillaient. Le soleil doux donnait des reflets à ses longs cheveux qui flottaient.


— C’est qui, Maman ? C’est qui le Monsieur ? Demanda la petite fille qui était à sa droite.


Maouhueva ne répondit pas. Elle se baissa, défit la ceinture qui maintenait le bébé sur la poussette et le mit à terre sur ses petites jambes. Elle lui parla doucement.


— Regarde, Iris, tu vois le Monsieur, là ? C’est ton Papa. Va vite l’embrasser ! Puis, se tournant vers ses deux autres enfants : Christelle, Rohan, c’est le Papa d’Iris.


L’émotion était si forte que Joseph ne savait que dire. Il se baissa et prit dans ses bras le petit Iris en l’embrassant. Des larmes de joie coulèrent sur son visage. Le temps s’était retourné sur lui-même en un instant. La terre avait basculé et était revenue à la position qu’elle occupait trois ans et deux mois plus tôt. Rien n’avait entamé les sentiments qu’ils s’étaient découverts l’un pour l’autre bien qu’ils aient décidé, à l’époque, de ne pas donner suite à leur aventure, pas même de se communiquer leurs adresses ou numéros de téléphone. Au loin, la file des poneys revenait lentement de son circuit. Lorsque Jennifer fut descendue de son poney, elle se précipita vers son père. Joseph lui parla directement avec une légère anxiété :


— Jennifer, il faut que je te parle. Tu vois, ce bébé…Heu… Hé bien…Voilà, c’est ton petit frère Iris. Et voici Christelle, Rohan et leur Maman.

— Oh c’est trop génial ! J’ai jamais eu de frère. Dis, est-ce que je peux jouer avec lui ?


Aussitôt Jennifer prit la petite main d’Iris dans la sienne et le fit marcher sur quelques mètres. Joseph et Maouhueva les regardèrent, attendris. Puis ils se rapprochèrent. Une sorte de communication silencieuse et subtile passa de l’un à l’autre et, ensemble ils se mirent à rire.


Joseph prit la poussette et la nouvelle petite famille s’éloigna sous le regard hébété de la loueuse de poneys.

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