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L'Oratorio

L'Oratorio

Published Feb 26, 2021 Updated Feb 26, 2021 Culture
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L'Oratorio

Cette nouvelle a été publiée dans le recueil "Adagio Affetuoso" aux éditions Yvelinédition.

« Moteur ! »

« Action ! »

Jean-Pierre avait fait une très légère grimace.

— Non ! Coupez ! Enfin, qu’est-ce qui se passe Jean-Pierre ? T’as fait une grimace. On est obligé de la refaire. T’as un problème ou quoi ? On va pas passer deux heures pour un plan de trois minutes ! Merde !

—  Désolé, mon vieux. Je ne sais pas ce que j’ai ce matin… Je n’arrive pas à me concentrer…

—  Bon, OK ! Allez, on reprend

Stéphane, le réalisateur, était fou de rage. Il voyait le compteur tourner alors que la veille, justement, le producteur John Mc Carrey lui avait mis une pression terrible pour terminer au plus vite ce film. Déjà plus de quinze jours de retard dans le tournage ! Et John avait dû négocier serré auprès de la municipalité de Forcalquier et de l’archevêché pour obtenir une prolongation des accès aux ruelles de la vieille ville et à la Cathédrale, ce qui, en cette période estivale où de nombreux touristes envahissent les boutiques pour acheter des souvenirs, commençait à soulever quelques grognements de la part des commerçants. Autant ils avaient été fiers, au début du tournage, de voir leur ville, joyau provençal, utilisée comme décor naturel d’un film, autant les contraintes commençaient à leur peser. Et puis, il n’y avait plus assez d’argent : quinze jours d’hôtel supplémentaires pour le personnel, prolongation également de la location du matériel, des groupes électrogènes, etc. Puis il restait encore le montage, la musique, les génériques, la promotion… Comment allait-on boucler le film dans ces conditions ! Tout cela créait une tension sur ce dernier jour de tournage et, malgré sa longue expérience et sa cote au box office, Jean-Pierre ne pouvait se soustraire à une certaine perturbation.

Il s’agissait d’un film historique : une adaptation du roman d’Emma Galice « La Finta Giardiniera », nécessitant de nombreux tournages en extérieurs dans des lieux typiquement provençaux et représentatifs du XVIIIème siècle. Trop de scènes ne pouvaient être tournées en studio. De plus on avait joué de malchance avec une semaine de pluie incessante bloquant tout tournage en décors naturels extérieurs, notamment les scènes prévues au prieuré de Salagon. Le nom du film n’était pas encore fixé – John Mc Carrey ferait sans doute appel à un cabinet de communication ou de marketing – mais deux titres provisoires circulaient : « La fille des Orgues » ou « L’Oratorio ».

Pour le tournage, Stéphane avait proposé « La fille des Orgues » à John qui, lui, préférait « L’Oratorio ». C’était une histoire d’amour qui se passait vers la fin du XVIIIe siècle. L’intérêt de l’histoire n’était pas tant son originalité que la forte intensité dramatique assortie de nombreux rebondissements : une jeune fille de seize ans, Estelle de Saint-Esprit, martyrisée par un père brutal et inculte, Seigneur de Vachères, est amoureuse d’un jeune musicien provençal qui, après un voyage en Autriche, revient en Provence avec, dans son escarcelle, la partition d’un Oratorio d’Antonio Caldara : « Maddalena ai piedi di cristo ». Le musicien, Théophile-Marie Chéron, désire produire cet Oratorio à la cathédrale de Forcalquier dont les Grandes Orgues viennent d’être entièrement restaurées et dont le chœur mixte d’une soixantaine de choristes possède à l’époque une grande réputation s’étendant bien au-delà du diocèse de Sisteron. Estelle en est une des solistes. Théophile-Marie est un bel homme de trente-sept ans, originaire d’Aix, déjà très apprécié à la cour de Louis XV pour ses talents de compositeur par les musiciens Gossec, Grétry et le Chevalier de Saint-Georges. Lors de la première lecture de l’œuvre à la cathédrale, il découvre Estelle et, subjugué par sa beauté et sa voix d’ange, en tombe instantanément amoureux. Estelle, tout aussi attirée par l’élégance, le talent et la maturité du musicien s’en éprend. Cependant, c’est sans compter le père d’Estelle qui ne veut ni recevoir le musicien ni même en entendre parler. Il a depuis longtemps fait le vœu de marier sa fille à un riche vieillard, le vicomte de Sisteron, et ne compte pas dévier d’un pouce de cette idée. Suit toute une série d’intrigues, de poursuites, de chasse à l’homme, d’amours en cachette dans divers lieux dont l’arrière du buffet des Grandes Orgues où les deux amants se jurent fidélité au cours d’une scène d’amour et dont ils ont fait leur cachette secrète, d’où l’idée de Stéphane de nommer provisoirement le film « La fille des Orgues ».

C’était cette scène que le réalisateur était sur le point de tourner lorsque sa colère avait éclaté. En accord avec le producteur, on avait justement planifié le tournage de cette scène d’amour le plus tard possible afin de bénéficier de ce que les deux amants-acteurs aient acquis suffisamment de confiance l’un envers l’autre et de complicité tout au long du tournage. En effet, cette scène demandant une nudité quasi totale et devant simuler un coït fougueux, les acteurs devaient se sentir le moins possible gênés. Dans le story board, la scène se situe en réalité dans le premier quart du film, la suite racontant les imbroglios et péripéties du couple engendrés par la haine acharnée du père d’Estelle et la fuite incessante des amants au-devant de la milice du vieux vicomte de Sisteron, futur époux désigné. L’actrice qui jouait le rôle d’Estelle, Weena Berkeley, avait à peine dix-sept ans. D’origine anglaise par ses parents, elle était élève de première année au conservatoire d’art dramatique de Paris qui lui avait accordé une dispense au concours d’entrée en raison de son jeune âge. Lors du casting, elle avait remporté le rôle haut la main tant sa beauté, sa présence, son regard clair, sa voix et ses expressions étaient hors norme. Rien qu’à sa façon souriante de dire « bonjour » en arrivant sur le plateau, elle déclenchait chez les hommes une troublante attirance. Elle avait quelque chose de divin en elle. Exactement ce qu’il fallait pour le rôle. C’est ce côté angélique qui troublait encore Jean-Pierre malgré plus de deux mois passés à ses côtés faits de proximité et de complicité dans leur travail d’acteurs. Depuis deux jours, il répétait les textes de cette scène difficile mais redoutait le moment de la jouer. Lui qui avait presque la quarantaine, l’idée de simuler de faire l’amour à une gamine de dix-sept ans, même au cinéma, le rendait nerveux et presque terrorisé. Pourtant ce n’était pas la première fois qu’il avait dû tourner des scènes un peu torrides. Mais là, c’était vraiment trop difficile. Il avait peur de ne pas pouvoir contenir son attirance, perdre son self control. Cette pensée le taraudait depuis trois jours et, chaque fois qu’il entendait « Moteur », il commençait à avoir une érection qu’il ne pouvait contrôler. D’où cette grimace qu’il n’avait pu réfréner à l’annonce du mot « Moteur ».

Weena éprouvait une intense admiration pour Jean-Pierre, autant pour sa filmographie que pour ses qualités humaines et… son charme. Tout au long du tournage, les deux acteurs principaux avaient accru leur complicité. Parfois, entre les prises ou lors des repas, Jean-Pierre la faisait éclater de rire en racontant des histoires stupides. Ou bien il grimpait sur la table et se mettait à danser en imitant les femmes hawaiiennes tout en grattant un ukulélé imaginaire. Une autre fois, cela se passait entre deux prises devant le prieuré de Salagon, il lui avait joué un D’Artagnan sautillant, lançant des moulinets avec une branche de cade en guise d’épée, et séduisant la belle Constance-Weena Bonacieux. Weena riait sans retenue, ce qui sublimait sa beauté. Il lui parlait comme si c’eut été sa propre fille. Il l’entourait de mille attentions « paternelles » comme pour la protéger et pour ne pas ternir cette pureté, ce naturel, cette instinctivité qu’elle montrait. Tous les employés du plateau, cameraman, preneur de son, photographe, éclairagiste, maquilleuse, étaient fascinés par l’affinité si étroite qui semblait lier les deux acteurs et par la bonne humeur qu’ils prodiguaient. C’était seulement depuis ces derniers jours que l’ambiance s’était détériorée à cause de tous ces retards qui s’accumulaient et… le manque de budget. Le producteur avait déjà dû abandonner l’idée d’une musique originale. Il s’appuierait sur des musiques d’époque dont il n’aurait à débourser que les droits phonographiques : Caldara, Pergolese, Mozart, Gretry…

Stéphane hurla :

« La fille des Orgues, VII/13ième. Moteur ! Action ! »

Le clap fit frémir les cils de Jean-Pierre. Estelle-Weena était assise sur la couverture en laine jetée au pied du buffet de l’orgue de la cathédrale. Pour un meilleur confort l’accessoiriste avait glissé sous la couverture une épaisse couche de mousse synthétique. Estelle était habillée d’une aube simple en laine écrue et portait au cou une croix d’or finement ciselée prêtée par l’évêché. Elle regardait Théophile-Marie d’un regard teinté à la fois d’admiration, d’amour, de crainte aussi, et d’envie. Ses lèvres étaient entrouvertes. Théophile-Marie enleva sa cape d’un geste décidé. Il regardait, plein de désir, les pieds nus d’Estelle qu’elle avait très blancs et fins, qui dépassaient de l’aube.

 —  Estelle, mon amour, je prends Dieu à témoin que je vous aime de toute mon âme. Ni votre père, ni personne ne pourra nous désunir. Je vous ai conduite ici, derrière le buffet de cet orgue, pour vous prouver cet amour qui remplit mon âme nuit et jour. Faites-moi la grâce de m’accorder ce moment unique que nous ne retrouverons peut-être plus.

—  Je vous aime aussi, Monsieur, mais je crains de ne pouvoir être toute à vous sans les liens du mariage et…

—  Mais, mon ange, vous savez bien que le mariage nous est impossible tant que votre père s’y oppose et c’est un mariage devant Dieu que je vous demande.

—  Je sais… Mais…

Des larmes coulèrent sur le visage de Weena-Estelle. Jean-Pierre ôta sa chemise et en déchira un morceau (la costumière avait fait une fine entaille dans la dentelle afin de faciliter la déchirure) dont il se servit pour essuyer les joues d’Estelle. Il s’agenouilla à côté d’elle, passa le bras derrière ses épaules et l’approcha de son torse. Estelle posa sa tête sur l’épaule de Théophile-Marie. Celui-ci lui caressa ses longs cheveux noirs. Elle leva la tête, plongeant son regard dans celui de son amoureux et leurs bouches s’unirent. Puis il dénoua délicatement le lacet du décolleté de l’aube et la fit glisser, découvrant ainsi la poitrine de Weena. Jean-Pierre eut un très léger frisson que personne ne remarqua. Théophile-Marie était maintenant allongé et avait entraîné le corps d’Estelle dans son mouvement. Sa main gauche remontait maintenant lentement le long de ses jambes, tout en l’embrassant tendrement. Le scénario indiquait que Théophile-Marie devait dévêtir entièrement Estelle et s’allonger sur elle dans un acte d’amour fougueux. Lorsque Jean-Pierre eut découvert la petite touffe brune de Weena, il tressaillit puis se redressa d’un bond.

—  Non ! Je ne peux pas. Je ne peux pas. Débrouille-toi, mon vieux, dit-il en s’adressant à Stéphane.

—  Coupez, nom de Dieu ! Répliqua celui-ci rageusement.

Jean-Pierre se releva, se saisit violemment de sa chemise qu’il avait jetée à terre au début de la scène, la jeta sur son épaule et sortit de la pièce. Il dévala l’escalier en colimaçon qui débouchait au pied du porche de la cathédrale, sortit sous le regard éberlué des badauds qui attendaient derrière les barrières de sécurité l’apparition possible d’un des acteurs du film. Il ne jeta aucun regard à la foule dont beaucoup tendaient un calepin ou une photo pour récolter un éventuel autographe, traversa le parvis à grands pas, dévala les quelques marches qui menaient au parking réservé à la production et pénétra dans sa caravane dont il ferma la porte à double tour. Stéphane, surpris de la réaction de Jean-Pierre, était devenu rouge de colère mais s’était senti également embêté à cause de l’admiration qu’il lui portait. Il avait quitté brusquement son fauteuil tentant de suivre son acteur fétiche mais, dans sa précipitation, s’était emberlificoté les pieds dans la nappe de câbles électriques qui alimentait les projecteurs et s’était affalé de tout son long sur les grosses poutres du plancher en vociférant. Weena, elle, avait ramené lentement sur elle son aube sans dire un mot et s’était levée également. Quelques minutes plus tard, Stéphane vint frapper à la porte de la caravane de Jean-Pierre.

— Ecoute, Jean-Pierre, on ne va pas y arriver comme ça. Ouvre-moi, bordel ! C’est la dernière scène… deux pages de texte… et on doit plier demain ! Faut qu’on se parle. Ouvre !

—  Pas question. Démerde-toi. Change le scénario. J’peux pas jouer ça avec la p’tite. Je ne peux pas, tu comprends ?

—  Mais, qu’est-ce qui y a qui ne va pas ? T’es un acteur professionnel ou pas ? Allez, ouvre !

—  Pas question. J’ai besoin de calme. Tire-toi. Faut que je réfléchisse.

—  Bon, c’est comme tu veux. On se revoit tout à l’heure.

Weena enfila son jean et son petit chemisier rouge dont elle noua les deux pans. Vingt minutes s’étaient écoulées depuis l’incident pendant lesquelles Stéphane, éconduit par Jean-Pierr, était venu la supplier d’essayer de raisonner son partenaire. Elle avait sagement écouté, assise devant sa coiffeuse, mais n’avait rien répondu jusqu’à ce qu’il parte. Elle se fit une tresse rapidement et sortit de la chambre d’hôtel que la production avait louée jusqu’à ce dernier jour. Elle semblait extrêmement calme. Elle jeta un coup d’œil au miroir de l’ascenseur pour ajuster sa coiffure puis, une fois dans le hall, elle s’avança vers la porte. Avant de sortir, elle vérifia d’un regard s’il n’y avait pas la foule habituelle, puis sortit en direction de la caravane de Jean-Pierre. Elle marcha rapidement le long des remparts, descendit les quelques marches menant au parking, puis frappa très légèrement à l’une des vitres de la caravane. Jean-Pierre reconnut sa façon de frapper et se leva de son lit pour ouvrir. Ni l’un, ni l’autre ne dirent un seul mot. Jean-Pierre s’assit sur son lit et prit son visage dans ses mains. Weena restait debout, déambulant dans le petit espace, regardant chaque panneau, chaque rideau, chaque recoin. Elle s’approcha de la photo fétiche placardée à la porte de la mini salle de bains, que Jean-Pierre emmenait toujours avec lui : une photo de tournage de « Jeux interdits », son film culte, du moment où le jeune Michel (Georges Poujouly) demande à la petite Paulette (Brigitte Fossey) de lui faire un baiser. Weena sourit. Bien qu’ayant déjà été invitée dans sa caravane, elle n’avait pas remarqué auparavant cette tendre photographie. Elle se retourna vers Jean-Pierre qui avait du mal à cacher qu’il l’avait regardée. Puis elle vint s’asseoir à côté de lui. Elle le regarda sans bouger une bonne minute. Jean-Pierre brisa le silence.

—  Je ne sais pas quoi te dire… Tout ça est de ma faute… C’est idiot… C’est…

—  Chtttt ! Je sais, répondit-elle en posant son doigt sur la bouche de Jean-Pierre.

Weena se pencha et murmura à l’oreille de Jean-Pierre :

—  Je t’aime.

—  Non, Winnie (c’est comme ça qu’il l’appelait), c’est pas possible. J’ai…

—  Je t’aime, répéta-telle.

—  Mais, Winnie… Il faut que tu saches…

—  Je sais, lui répéta-telle, en prenant sa main dans la sienne.

— Depuis le premier jour. Je croyais que c’était un sentiment paternel, mais non. Il a fallu que je me rende à l’évidence. Je suis fou de toi. Tu comprends… Je ne peux pas jouer. Ce n’est plus un jeu. C’est absurde ! Absurde !

Le téléphone portable de Jean-Pierre sonna. Il jeta un coup d’œil sur l’écran et s’adressa à Weena.

—  C’est Stéphane. Qu’est-ce qu’il me veut encore ? Je lui avais dit de me laisser… Puis il décrocha : Allo ! Oui… OK à midi… Dans trois quarts d’heure… Je me repose, je réfléchis… Ciao.

Il jeta dédaigneusement son téléphone au pied du lit. Weena s’approcha lentement de Jean-Pierre, posa sa main droite sur son cou et l’embrassa amoureusement. Elle ôta son chemisier sans aucune gêne, vérifia que les fenêtres étaient bien toutes occultées, puis enleva son jean. Le couple s’allongea et ils firent l’amour pour la première fois. De temps à autre, des paroles tendres étaient échangées.

Au dehors, Stéphane, après avoir essayé de calmer son producteur, avait voulu rejoindre une nouvelle fois Jean-Pierre pour le convaincre de jouer la scène. Il s’était approché de la caravane mais ayant vu que le verrou de la porte était fermé et que les rideaux étaient tirés, il avait appelé Jean-Pierre sur son téléphone portable et échangé quelques mots « On peut se voir à midi ? Je te propose quelque chose… ». Soudain, il se retourna vers l’ingénieur du son qui l’avait suivi et brandit à main levée son téléphone en faisant « chut ». Celui-ci intrigué prit le téléphone et écouta. En fait, Jean-Pierre, encore énervé par ce coup de fil du réalisateur, avait jeté son téléphone au pied du lit sans couper la communication et l’on pouvait entendre leurs jeux, leurs ébats et leurs paroles.

—  Chut ! Ecoute ! Tu pourrais me reprendre ça en bande son ? J’ai mis en enregistrement.

L’ingénieur du son avait rougi. Il n’appréciait guère le côté voyeur du réalisateur et lui rendit le téléphone.

—  Techniquement, c’est faisable, mais… Ça me semble pas très cool, non ?

—  Oh ! Ecoute, Joubert, viens pas me faire la leçon, hein, parce que…

—  OK, OK. T’énerve pas.

A l’hôtel, vers midi, lorsque tout le monde fut réuni pour le déjeuner, Stéphane prit Jean-Pierre à part et fit quelques pas avec lui, le bras sur son épaule. Jean-Pierre était rayonnant. Au contraire, Stéphane semblait quelque peu gêné.

—  Ecoute, Jean-Pierre, c’est bon. Ne t’inquiète plus. Je vais me débrouiller. J’ai appelé Mc Carrey… On va couper ici et là. P’t-être faire un raccord doublure. Pas de problème. Oublie  ma colère. Je peux comprendre… la différence d’âge… c’est comme si c’était ta fille…

—  Non ! T’as rien compris ! Rien ! Rien !

Trois mois plus tard, le montage avait été bouclé et les comédiens avaient tous été invités à la pré-générale. Tout le monde savait que Jean-Pierre et Weena vivaient ensemble depuis ce fameux dernier jour de tournage à Forcalquier. Lorsque toute l’équipe fut installée, la projection commença. Quelques images de Vienne du XVIIIe siècle. Un long plan sur la voiture de poste soulevant des nuages de poussière blanche, puis le visage dans l’ombre de Théophile-Marie bien calé dans la voiture, étudiant une partition en chantonnant, Sisteron, la vallée de la Durance, la ligne bleutée du Lubéron… Générique. La rencontre avec l’abbé Soubeyran, la cathédrale, les choristes et… Estelle. Premier émoi. Première répétition. Scènes chez le père d’Estelle entre lui et le Vicomte pour négocier sa fille. Retour sur la cathédrale. Le lendemain, rencontre champêtre entre Estelle et Théophile-Marie à Salagon. Première déclaration. Tentative de rencontrer le père d’Estelle. Enfin, au bout d’une dizaine de minutes de film, un cri éclata dans la salle. Le projectionniste arrêta le déroulé du film.

—  Salaud ! Sale voyeur pervers ! T’as pas fait ça, dis ! T’as pas fait ça ! Je vais te tuer !

—  C’est marrant. Sais-tu que c’est encore mieux que le texte que tu devais dire ! Répondit Stéphane à Jean-Pierre. Mais on a eu du mal à faire le mix de tout ça et à le mettre dans la boîte ! Pas vrai, Joubert ? Joubert est un génie du son.

Joubert se tortilla sur son siège, plutôt gêné, et regarda le sol. Un lourd silence emplit la petite salle de projection. Soudain, Jean-Pierre éclata de rire. Weena était heureuse. Quant au film « L’Oratorio », il eut un énorme succès.

(Photographie : Abbaye de Salagon, Jean-Marie Gandois)

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