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La Trahison

La Trahison

Publié le 21 août 2020 Mis à jour le 21 août 2020 Curiosités
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La Trahison

Ils sont arrivés par grappes, en murmurant presque, emmitouflés dans leurs manteaux d’hiver. Ils ont monté les marches de l’église comme on monte au Ciel, avec recueillement. Coeurs chavirés, bouleversés ou simplement piqués par la curiosité. On ne sait jamais vraiment ce qu’il nous reste d’un Homme lorsqu’il est rendu à Dieu. Comme une vague ou comme une illusion, les souvenirs remontent tout doucement à la surface dans une vérité toute crue, intime avec le défunt….tandis qu’au fond de l’église, à son pupitre, l’organiste installe ses partitions, relève son siège, se racle la gorge et cherche, soudain inquiet, le regard du chef de choeur.
Les organistes ont rarement un lien personnel avec le mort. Le curé était là, dans son aube violette, presque souriant, la foi sourit aux humbles et aux éveillés dit-on. Il prodiguait des paroles apaisantes à tous ceux qui l’approchaient d’une mine défaite ou contrite :

-« Je sais, je sais, c’était une femme remarquable » disait-il en hochant la tête et en fermant les yeux « et quel courage, quel courage… ! ».

J’ai toujours aimé le père Nicolas. J’aimais bien sa façon de dire oui à tout le monde, avec ce sourire franc, cette poignée de main ferme, une sorte de menhir posé sur des pieds nus dans des sandales de fortune d’où émergeaient des ongles racornis et jaunis par le temps.

Il y avait là tout ce qu’une vie contient de rencontres. Les vrais amis tutoyaient les faux, la famille se donnait l’accolade en essuyant une larme et ces cousins qui avaient disparus et qui s’obligeaient à faire le voyage dans un dernier hommage.
Les courtois « bonjour, comment allez-vous ? » chuchotés à la hâte sur les bancs en bois répondaient aux tristes « elle ne s’en est jamais remise, la pauvre ». S’ensuivaient des phrases aussi plates qu’un galet à Belle-Ile, « le divorce est une chose terrible » ou encore « tout de même, vingt à attendre son retour, c’est long… ». Maquillée comme une actrice américaine des années trente, une vieille tante s’inquiétait encore: « N’était-elle pas un peu dépressive ? », « Ah bon ? » répondait sa voisine en ouvrant de grands yeux, « je croyais que c’était son cancer … ».

Vif et dur, le soleil est entré en même temps que toi dans l’église. Un instant, les murmures ont cessé, les regards se sont détournés.  Le dos courbé, les yeux cernés, les mains jointes à celles de nos filles, tu avançais lentement dans la travée centrale comme un vieil arbre qui résiste à la rafale. Tu avais mis ton joli manteau bleu. A quelques pas, derrière toi, une femme te prolongeait, discrète. Je la voyais pour la première fois. Elle était belle. Et jeune. Tu as remonté lentement jusqu’à l’autel, feignant d’ignorer les gestes affectueux des mains portées à tes épaules, esquissant quelques regards ici où là mais tes yeux revenaient toujours à tes pieds, plombés. Ridée de bienveillance, la tante Suzanne t’a embrassé de toutes ses forces, vestiges d’une enfance enfouie où elle déposait dans tes poches, le dimanche soir, quelques cailles toutes chaudes avant de te laisser, dans une dernière étreinte, remonter sur Paris. Tu as levé la tête. Et tu lui as souri. Mon Dieu, ce sourire ! Un jaillissement, un éblouissement, mieux, le sourire d’un archange.

Assis derrière une colonne, seul, un homme au visage buriné récitait son chapelet. Sur ses genoux, un chapeau de feutre marron. Il semblait venir d’ailleurs. A ses côtés, Sophie, plongeait mécaniquement la main dans son sac. Elle s’adressa à son voisin en reniflant :

-Excusez-moi, auriez-vous un mouchoir s’il vous plaît ?

Il lui tendit un petit carré blanc. Elle dit :

-Vous la connaissiez bien ?

-Je ne l’ai pas revu depuis trente ans. Et vous ?

-C’était ma meilleure amie.

Deux rangs derrière, j’ai reconnu Mirelle Bossut. Tu te souviens, c’était la gardienne de l’immeuble de la rue du Mont Thabor ? Hissée sur la pointe des pieds, elle scrutait maintenant l’assistance en plaquant son sac sur sa poitrine. Elle avait toujours ses grosses lunettes dorées et son tailleur Chanel bon marché.

Tu t’es assis au premier rang, à gauche, encadré de nos filles, leur beauté écrasée de douleur. La femme s’est assise à l’extrémité du banc, par pudeur sans doute. Tu as saisi le livret de messe. En noir et blanc, une photo de moi qui ne me ressemblait pas. L’organiste a entamé la première note du chant des pères Moraves tandis que le cercueil, porté par des hommes en noir, avançait lentement dans un silence épais.

--------------------------

-« Mais enfin pourquoi, pourquoi ? »

Recouvert de fleurs blanches, le cercueil était à portée de main. Réfugié dans ses pensées, Victor écoutait sans entendre le mot d’accueil du père Nicolas. Abruti de tristesse il conversait mentalement avec cette femme dont il n’avait jamais réussi à effacer l’empreinte. Il s’en voulait de n’avoir pas mesuré le naufrage dans laquelle il l’avait plongée ce funeste soir de septembre où la phrase avait claqué :

« Je ne me vois pas passer les vingt prochaines années avec toi ».

Mari fantôme, il avait bien tenté de lui prodiguer quelques tendresses. De conjurer l’absence par de petits gestes. Il avait joué à se dire que tout était fini. Qu’il avait choisi. Que c’était la vie. Qu’il assumait. Mais l’image de cette femme, sa femme, la mère de ses enfants, seule quelque part, abandonnée à ses chimères et à sa solitude lui était tout bonnement intolérable. Que faisait-elle à l’instant, pensait-il souvent. L’absence n’avait rien effacé de ce lien mystérieux qui les reliait l’un à l’autre et dont il n’arrivait pas à se débarrasser. Pire, sa culpabilité n’avait fait qu’augmenter au fil des années et sa faiblesse le rongeait chaque jour davantage. En dépit de tout, des sentiments qu’il portait à cette Autre, du bonheur qu’il appelait de ses voeux, de l’avenir qu’il voulait simplement apaisé et radieux, en dépit de tous ses efforts pour être « un homme bien », un homme décent, l’image de sa femme, seule, avait été une entrave incarnée à sa liberté, à sa légèreté, à son bonheur tout simplement.

Dans les moments de panique et de vide, où la flambée des souvenirs lui étreignait le coeur, Victor se demandait alors si le bon Dieu était vraiment bon et si un jour, lui aussi, aurait droit à Sa miséricorde.

……………………………………

« Ca va, papa ? » a dit Alexandra en te caressant le dos avec tendresse. Ton regard a plongé dans ses yeux vairons, un duo bleu et vert dont tu as toujours été si fier, une singularité qui te faisait dire parfois que notre fille était une étoile qui venait d’ailleurs… 

« Oui, oui, ça va, ne t’inquiète pas, ma chérie… ».

Le père Nicolas lisait maintenant la parabole du bon samaritain avec son éternel « tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

Un peu plus tard, l’Ave Maria s’est élevé au-dessus des têtes. Tous les corps ont d’un coup obliqués vers la Vierge qu’une bougie éclairait à droite de l’autel. Bientôt, un cortège s’est formé pour bénir le cercueil. Droites et dignes, Marina et Alexandra répondaient aux condoléances, toutes larmes retenues.

C’est alors que l’homme au feutre marron s’est avancé vers toi. Il t’a tendu une main tremblante :

-« Vous connaissiez ma femme ? » as-tu demandé poliment.

-« Oui. Je l’ai rencontrée…il y a très longtemps…à Beyrouth ».

Au même moment, Alexandra tournât légèrement la tête, attirée instinctivement par cette voix qu’elle ne connaissait pas. Sa mère en effet, lui avait parlé d’un voyage au Liban il y a plus de trente ans qui l’avait bouleversée. Elle observait maintenant le visage de cet inconnu, un visage d’aristocrate, des cheveux poivre et sel, des sourcils épais et presque blancs, lorsque soudain, dans le murmure des condoléances, un coup de couteau lui arracha le cœur. L’inconnu au feutre marron avait un œil vert, l’autre bleu.

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