

La machine qui pense - 2/3
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La machine qui pense - 2/3
Lorsqu’il ouvrit les yeux à nouveau, la porte
était déjà derrière lui et, loin devant, s’étendait un
désert aride à perte de vue.
La lumière chaleureuse et étincelante
l’éblouissait. « C’est quoi, ça ? » se demanda
l’EMEPEM en regardant l’Astre, haut et fier dans
le ciel, qui rayonnait de mille feux. Après huit
années d’existence, c’était la découverte du Soleil,
puis du sable chaud sous ses pieds. Il marchait de
plus en plus vite dans le désert, fasciné par ses
nouvelles sensations. Cependant, si son bras droit
le démangeait auparavant, il lui provoquait
désormais une douleur atroce depuis qu’il avait
passé la porte.
L’Usine n’avait pas l’intention de laisser
s’échapper ses EMEPEM, on leur avait donc
implanté une puce sous-cutanée, quelques
millimètres sous l’épiderme du bras droit. Cet
appareil provoquait une douleur lancinante si son
porteur quittait l’Usine. Produites en énorme
quantité, ces puces étaient toutefois simples à
briser. Sur la peau, on leur avait tatoué leur
matricule.
Depuis quelques minutes, l’EMEPEM
s’écartait des bâtiments de production. Son bras le
faisait souffrir mais la découverte de ce nouveau
décor était plus forte que tout ! Soudain, un bruit de
moteur le fit se retourner : un énorme camion de
livraison passait à proximité de lui, sans même le
remarquer. L’EMEPEM se mit à courir vers le
véhicule géant, qui se trouvait ralenti en traversant
une dune. En se glissant entre deux caisses, il put
s’asseoir et se reposer enfin. Dans son sommeil,
pour la première fois de sa vie, il fit un rêve.
Après une longue route, dans le désert du
Factorystan, le camion arriva enfin au port.
Réveillé par les tremblements du véhicule qui
arrivait sur le quai, le jeune passager clandestin se
réveilla alors. L’EMEPEM n’avait pas dormi plus
de six heures d’affilée depuis bien longtemps. À
son réveil, il fut paniqué en constatant qu’il était
hors de l’Usine puis, peu à peu, se rappela des
découvertes de la veille, totalement révolution-
naires pour lui. La panique laissa place à la
fascination : en descendant du camion, l’EMEPEM
découvrit l’immensité de l’océan. L’air frais et
humide de l’aube sur le littoral le détendait, au point
qu’il en oubliait son bras droit, toujours plus
douloureux. Cet EMEPEM avait une résistance à la
douleur presque… anormale.
Tout-à-coup, un bruit de portière le tira de son
émerveillement. Tandis que le conducteur du
camion avertissait un autre homme à la commande
d’une grue, l’EMEPEM se précipita entre les
caisses de multraphones. Cette fois, avec le
transport de la marchandise par la grue, rester assis
entre deux caisses ne suffirait pas. En observant ces
boites si volumineuses, l’EMEPEM repéra une
fente – la même que celle de la porte de l’Usine. Il
se saisit alors de sa carte passepartout et ouvrit une
caisse de la même façon qu’avec la porte. Après
avoir vidé la caisse de tous ses multraphones, le
passager clandestin se glissa vite à l’intérieur, enfin
caché et en sécurité. Pour le moment, en tout cas.
Un peu plus tard, la grue soulevait toute la
cargaison et la reposait à la suite des autres, sur le
bateau titanesque, prêt à partir. Dans les
grincements incessants des structures métalliques,
l’EMEPEM comprenait qu’il était définitivement
trop tard pour faire demi-tour.
En retirant rapidement le couvercle, il put
apercevoir le conducteur du camion qui trainait
autour de son véhicule sur le quai. Celui-ci buvait
une canette de MultraCola et regardait autour de lui.
Pendant une fraction de seconde, leurs yeux se
croisèrent. Très vite, l’EMEPEM referma le
couvercle de la caisse… mais c’était trop tard : le
conducteur factorystanais l’avait vu ! Autour de
son camion, l’homme s’agitait et hurlait dans tous
les sens. Il cherchait à alerter le bateau.
La peur s’emparait du petit clandestin, déjà en
train d’imaginer le pire… Le retour sur le sol du
Factorystan. Le retour à l’Usine. Le retour à
l’emprisonnement. Maintenant que l’EMEPEM
avait découvert l’extérieur, il ne voulait plus jamais
se retrouver enfermé là-bas. Plus jamais.
Chargé à ras bord et pressé par le temps,
l’immense bateau s’éloignait déjà dans un vacarme
assourdissant. À bout de force, le conducteur
abandonna tous ses efforts. L’EMEPEM était
secoué par le départ du bateau bravant les vagues,
mais en sécurité pour le moment. Seul inconvénient
du trajet : sa douleur intense au bras droit. Cette
fois-ci, il en souffrait trop pour la supporter.
Un souvenir lui parvint tout-à-coup : l’un des
dirigeants de l’Usine leur avait brièvement parlé
des performances des multraphones. On leur avait
expliqué que les habitants de Multrapolis ne
pouvaient pas faire de décisions sans consulter cet
appareil : en cas de blessure, de faim, de soif,
d’ennui, de tout besoin… Les Multrapolitains
devaient activer l’indispensable reconnaissance
vocale, assistée de l’intelligence artificielle
« MultraData », capable de reconnaitre toutes les
langues et toutes les consignes. Pour cela, il fallait
prononcer quelques mots précis. Une sorte de
formule magique.
« Comment on dit, déjà ? se demanda
l’EMEPEM. Ah oui, c’est vrai ! ‘‘Wesh wesh
multraphone !’’ »
Instantanément, les millions de multraphones
s’activèrent en même temps, ce qui fit vibrer le
bateau tout entier ! La quantité d’ondes émises par
ces millions d’émetteurs suffit largement à brouiller
la puce sous-cutanée. L’EMEPEM entendit alors
un long « biiip » de son bras droit et l’insupportable
douleur disparut définitivement. Il ne comprenait
pas bien ce qu’il s’était passé mais tout ce qui
comptait pour lui, c’était d’être débarrassé de son
mal.
Quelques minutes après le départ du bateau,
l’EMEPEM souleva prudemment le couvercle de la
caisse ; on ne pouvait même plus apercevoir le port.
Son regard se perdait alors au large, dans cette
interminable étendue d’eau. Il admirait le ciel bleu,
taché de nuages blancs qui semblaient prendre feu
en passant devant le Soleil. Ce paysage marin lui
offrait une nouvelle découverte, dont la beauté était
indescriptible. En suivant des yeux les silhouettes
survolant l’océan et en écoutant leurs cris,
l’EMEPEM pensait :
« Alors ça doit être ça, les ‘‘oiseaux’’ ? J’les
imaginais plus grands et plus rapides. Mais, ils sont
très beaux quand même. Et ils font des bruits
marrants ! »
Au fur et à mesure, son regard suivait les
vagues, où des poissons sautaient parmi les sacs
plastiques. Il pensait que les innombrables déchets
étaient des animaux multicolores, puisqu’ils
peuplaient la surface de l’eau. En observant des
dauphins, l’EMEPEM était sous le choc. Jamais il
n’aurait imaginé voir et entendre des animaux pour
de vrai, quand il était cloitré dans l’Usine.
« J’ai bien fait d’essayer de partir, en fait. Même
si c’était risqué, ouais, j’ai bien fait d’essayer… »
Conforté par l’idée qu’il s’était évadé sans être
vu, il était enfin détendu. Cette satisfaction lui
permettait d’oublier que le conducteur du camion
l’avait repéré et qu’il allait probablement le
dénoncer.
Depuis son immense bureau luxueux, le
directeur de l’Usine allait commencer à travailler,
après sa longue sieste quotidienne. Soudain, l'un de
ses multraphones professionnels se mit à sonner
bruyamment. Après une grande inspiration, le
directeur relâcha sa colère en lançant son appareil
par la fenêtre. Le multraphone atterrit alors sur le
sol aride du désert, avec les nombreux autres
appareils jetés. Après quelques instants, un autre
multraphone sonna et, cette fois, le directeur décida
de décrocher avec une voix agacée :
« Que voulez-vous, à la fin ? Je suis occupé.
- Désolé de vous déranger Monsieur le directeur
mais il y a un problème ! Près du port, j’ai aperçu
un EMEPEM hors de l’Usine !
Aucune réaction.
- Cet EMEPEM a réussi à s’évader ! Et il
s’apprêtait même à quitter le Factorystan à bord
d’un bateau, caché dans une caisse !
- Si je résume, un EMEPEM s’est échappé et
vous vous permettez de m’appeler, n’est-ce pas ?
- Hum… oui. C’est bien ça.
- Rappelez-moi le nombre de têtes que nous
possédons dans l’Usine.
- À peu près 800 000 têtes, je crois… non ?
- Non : deux millions. Deux millions
d’EMEPEM ! rugit le directeur, avant de se mettre
à ricaner soudainement. Ha ha ha ! Vous croyez
sérieusement qu’une seule tête en moins me
coûterait de l’argent ?!
- « Rire gêné » Ha ha, non ! C’est vrai qu’avec
autant de monde, vous n’êtes pas à une tête près. Ha
ha ha ! »
La voix du directeur se fit glaçante.
« C’est vrai qu’avec autant de monde, je ne suis
pas à une tête près. Ne me dérangez plus
inutilement, désormais. Nous avons aussi un très
grand nombre de conducteurs comme vous,
repensez-y. »

