

CHAPITRE 9
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CHAPITRE 9
Le van vibrait sous les cris et les éclats de rire. Assis côté fenêtre, à l’arrière, Esteban laissait son regard glisser sur le paysage rougi d’automne. Le ciel bas, gonflé d’humidité, diffusait une lumière douce sur les collines boisées. Il aurait préféré rester à la maison, se perdre dans ses pensées, mais ce matin, il n’avait pas eu le choix : direction la boutique de l’Académie.
— Laia, arrête de me tirer les cheveux, grogna Eneka, tentant de dégager sa longue tresse des petites mains pleines de confettis.
— C’est pour que tu ressembles à une licorne, répondit Laia, le plus sérieusement du monde.
— J’ai pas besoin de ton aide pour ça, marmonna Eneka, en la repoussant doucement.
Au volant, Paskala gardait les yeux rivés sur la route sinueuse. Elle portait son vieux blouson en jean, celui qu’Esteban adorait, avec ses coutures élimées et ses taches de peinture oubliées. À chaque virage, les bracelets colorés à son poignet tintaient, carillon discret et désaccordé.
— Paco, baisse un peu ta musique, j’ai besoin de mes oreilles, lança-t-elle, sans quitter la route des yeux.
— Mais ama, c’est le nouveau Linkin Park ! Avec une chanteuse, cette fois. Ça déchire.
— Justement. Ça déchire trop pour mes tympans.
— Et encore, c’est calme comme groupe…
Un sourire discret étira les lèvres d’Esteban. Paco restait Paco : féru de métal, incapable de s’empêcher de provoquer leur mère avec ses playlists tapageuses. Le chaos régnant dans le van bariolé avait quelque chose de rassurant. Une bulle de chaleur. Leur meute. Ensemble, ils se sentaient invincibles.
— Moi, j’veux pas essayer de fringues, grommela Yorick, absorbé par sa console portable. Mon T-shirt du SpeeDons est très bien.
— Tu veux vraiment débarquer à l’école en mode loup-garou geek ? lança Elena depuis le siège passager.
— Ce serait stylé. Un loup-garou geek.
Esteban ferma les yeux, se laissant bercer par les bribes de conversations, l’odeur sucrée de chocolat chaud renversé, celle du shampoing fruité, et le parfum de pain grillé accroché aux cheveux de Laia. Nouvelle vie. Nouvelle région. Pourtant, un quotidien étrangement familier.
Ce matin, ils allaient récupérer leurs uniformes. La rentrée approchait. Trop vite. Une vague de panique lui noua la gorge, et une pensée le traversa :
Et s’il était là-bas, à l’Académie… ?
De qui tu parles ?
Il avait pensé trop fort. Eneka avait intercepté le fil de ses pensées.
Cette fois, il ne ferma pas son esprit. Il répondit simplement, à voix haute :
— Rien, Eneka.
Elle se retourna vers lui, les yeux intenses, mais Esteban avait déjà verrouillé sa tête.
Le panneau « Centre-Bourg » surgit à l’orée du village. Paskala tourna dans une ruelle pavée, secouant le van dans tous les sens, avant de se garer derrière une voiture rutilante, rouge éclatant, non loin d’une boutique discrète.
— Pas mal, la Porsche rouge sang, souffla Paco, admiratif.
— Et t’as pas vu la Bentley qu’on a croisée le jour de notre arrivée, ajouta Eneka. Plein de richous dans ce coin paumé. Étonnant, non ?
— Allez, les enfants. On ne bave pas sur les voitures hors budget. Restez concentrés, annonça Paskala en coupant le moteur. J’ai prévenu la vendeuse qu’on arrivait en troupeau. On essaye d’être efficaces.
— Opération commando, murmura Paco d’une voix grave, imitant un talkie-walkie. Équipe Alpha, prête à infiltrer le périmètre.
Arno éclata de rire et tira sur son harnais pour sortir plus vite. Paskala leva les yeux au ciel, mais un sourire fendit son visage. Elle descendit la première, suivie par le joyeux désordre de sa fratrie.
Esteban sortit en dernier, referma doucement la portière et leva les yeux vers la boutique. Petite, ancienne, avec sa vitrine encadrée de bois sombre et sa clochette accrochée au-dessus de la porte. Plus librairie oubliée que magasin d’uniformes.
Devant lui, sa famille avançait déjà, éclaboussant le trottoir humide de leur vacarme familier.
La clochette tinta lorsqu’ils poussèrent la porte. Esteban se demanda s’ils allaient réussir à tenir tous ensemble dans ce lieu minuscule.
Soudain, Eneka s’arrêta net sur le seuil. Elle fixait un point devant elle, raide, tendue jusqu’à la moelle. Si elle avait été transformée, elle aurait grogné, poils hérissés, mâchoire crispée.
— Eneka, j’aimerais entrer, souffla Esteban derrière elle.
L’air vibrait, chargé d’une électricité sourde. Une odeur monta à ses narines. Musquée. Poudrée. Ancienne. Troublante. Son cœur accéléra. Il avait déjà respiré ce parfum.
— Eneka ! insista-t-il, la voix plus dure.
— Ça pue la mort, grogna-t-elle à mi-voix.
Elle entra, résignée. Esteban la suivit, les sens en alerte.
Et là, au milieu de sa famille qui virevoltait déjà entre les portants, il le vit.
Droit. Silencieux. Un jeune homme à l’allure intemporelle, trop élégant pour son âge. Blond vénitien, peau diaphane, corps effilé, fragile et racé. Ses cheveux ondulés flottaient dans le courant d’air froid de la porte. La lumière pâle glissait sur lui, soulignant chaque ligne, chaque angle. Le moindre mouvement semblait calculé, précis. Mais ce furent ses yeux qui happèrent Esteban.
Puis leurs regards se croisèrent.
Verts. Clairs. Tranchants. Un regard ancien, glacial et brûlant à la fois.
Esteban sentit quelque chose claquer en lui. Instinctivement, il se retourna, persuadé de sentir une présence dans son dos. Personne. C’était bien lui qu’il fixait.
Il resta planté là, incapable de bouger. Il y avait dans ce regard une force ancienne, une flamme indomptable, un avertissement silencieux. La tension grimpa d’un cran. Sous sa peau, ses muscles se contractèrent, son souffle se fit court, haché. L’adrénaline affluait, sauvage, incontrôlable.
Il soutint ce regard, cloué sur place. Ce garçon portait dans les yeux une lumière d’un autre temps, un éclat sans âge. Son visage restait fermé, sans sourire, mais un langage muet s’en dégageait, intense, défensif, féroce.
Un souvenir surgit sans prévenir. Une place. Une fontaine. Une silhouette immobile, encapuchonnée. Des voix de filles, rieuses, qui soufflaient ce prénom.
Arthur.
Le nom explosa dans sa tête, brutal. Son cœur martela sa poitrine, lourd et rapide. Il n’y avait plus de doute. C’était lui.
Tout en lui se tendit, prêt à bondir ou à fuir, il n’aurait su dire. Ses sens hurlaient, affûtés, saturés. Le monde s’effaça dans un silence épais. Le blond croisa les bras, verrouillant tout son corps dans une posture glaciale. Et ce regard… une lueur trouble, prédateur en sommeil, rivée sur lui.
Les tripes d’Esteban se nouèrent. Il ne contrôlait plus rien. Il n’était plus le loup garou en devenir. Il n’était qu’une proie, désarmée, figée dans l’attente. Son sang pulsa dans ses tempes. Une tension brutale éclata sous sa peau. Le monde s’effaça. Son souffle se bloqua.
Soudain, une femme entra dans son champ de vision.
Grande. Élancée. Le port souverain. Elle s’avança vers Paskala avec une lenteur fluide, irréelle. Son tailleur clair épousait ses gestes, ses cheveux auburns tirés en arrière dévoilaient une nuque trop pâle pour être anodine.
L’alerte instinctive traversa Esteban, nette, brutale. Tout en lui se raidit.
— Madame Ker Bleiz, dit la femme d’une voix douce, feutrée, sans accent. Je ne pensais pas vous croiser ici.
Paskala hocha la tête, souriante mais sur ses gardes, et serra la main tendue.
— Et moi, j’avoue être étonnée. Vous, madame de Trécamelot, dans une boutique pour enfants…
— Carmilla. Appelez-moi Carmilla. Et oui, j’ai moi aussi une progéniture. Dieu merci, un seul.
Le pique tomba, acéré, parfaitement poli.
Paskala esquissa un sourire pincé.
— Un seul enfant ? Quel dommage. C’est bruyant, mais si vivant, une famille nombreuse…
Carmilla tourna lentement la tête vers la fratrie qui s’éparpillait dans la boutique.
— Bien sûr. Ils sont… charmants. Et si vivants.
Son regard effleura Esteban avant de glisser vers celui qui devait être son fils. Un frisson remonta l’échine d’Esteban. L’expression de Carmilla restait insondable, mélange de curiosité et de dédain amusé.
Paskala sentit son fils se rapprocher.
— Esteban ? appela-t-elle doucement, sans quitter Carmilla des yeux.
— Ama, murmura-t-il, il faudrait peut-être aider les petits.
— Oui, tu as raison, souffla-t-elle. Madame de Trécamelot, je vais vous laisser. Mes enfants ont besoin de moi.
Elle insista sur « Madame de Trécamelot », érigeant entre elles un mur invisible.
La vendeuse s’interposa alors, tendant une carte Gold.
— Madame de Trécamelot, votre carte.
— Merci bien, répondit Carmilla, un sourire éphémère sur les lèvres. Tout est réglé, alors ?
— Oui, madame. Je vais maintenant m’occuper de vous, ajouta-t-elle en se tournant vers Paskala.
— Eh bien, nous allons vous laisser terminer vos achats, dit Carmilla.
Elle lança un dernier regard à Esteban, trop long, trop profond, une lame froide sous la peau.
Puis ses yeux montèrent vers le blond.
— Arthur chéri, allons-y.
Le prénom éclata dans l’esprit d’Esteban. Arthur. La fontaine. L’après-midi d’automne. Ce regard.
C’était bien lui.
Arthur hocha la tête et s’avança vers la sortie, silencieux.
Esteban ne pouvait le quitter des yeux. Son sang battait trop fort. Allait-il partir sans un dernier regard ? Sans un mot ?
Juste avant de franchir le seuil, Arthur se retourna. Leurs regards s’accrochèrent, intenses, électriques. Une lueur indéchiffrable traversa les yeux verts. Ses lèvres s’étirèrent, esquissant un sourire bref, irréel, où brilla l’éclat humide d’une canine trop longue.
Puis il se détourna et disparut dans le sillage de Carmilla.
Un souffle glacé entra avec la lumière pâle du matin. Esteban resta figé, tendu, les nerfs à vif. Tout en lui, jusqu’à ses os, savait. Ce n’était pas fini. Quelque chose murmurait que ce n’était que le début. Un frisson remonta lentement le long de sa colonne.
À côté de lui, Paskala poursuivait sa conversation anodine avec la vendeuse, sans prêter attention à l'ouragan interne qui sévissait dans tout son corps, dans tout son esprit.
— Esteban, tu viens ou quoi ? lança Paco d'une voix basse et décontractée.
Esteban sursauta légèrement. Paco était juste là, à côté de lui, les bras croisés et l'air complice. Il l'entraîna à l'écart d'un geste d'initié. Quand ils furent hors de portée de voix, Paco le fixa, un éclat de malice au fond des yeux.
— Dis donc, frérot... murmura-t-il. La « beauté sans nom » dont tu m'as parlé l'autre soir... Ne me dis pas que c'est cette... Carmilla ? Ou est-ce que c'est le blondinet ? Arthur, je crois que c'est son prénom.
Pris au dépourvu, Esteban sentit la chaleur lui monter aux joues. Il détourna les yeux, essayant de paraître naturel, et haussa simplement les épaules.
— Non... souffla-t-il.
Paco esquissa un sourire à la fois amusé et inquiet.
— Mouais... J'espère juste que t'es pas tombé sur un truc trop bizarre. Tu sais ce que maman dit : « Tout ce qui est trop beau cache souvent une gueule de loup. »
— Comique, venant de loups-garous, répondit Esteban en étouffant un rire.
Son frère hocha la tête, visiblement amusé par l'ironie du proverbe familial.
Une voix râleuse surgit derrière eux.
— Sérieusement, vous sentez pas cette odeur ? Ça pue la mort ici ! déclara Eneka en fronçant le nez, l'air outré.
Manifestement, elle n'avait pas reconnu Arthur, croisé à la fontaine. Elle les rejoignit, les bras croisés, l'air clairement contrariée. Paco éclata de rire en passant un bras autour de ses épaules pour la tirer à l'écart.
— Relax, princesse, rigola-t-il. C'est juste l'odeur des vieux uniformes. Ou alors c'est ton imagination de drama queen qui fait des siennes.
— Arrête, Paco ! Ce n'est pas drôle ! Ni pour moi, ni pour la boutique que tu insultes ! Si jamais vous n'avez pas vos uniformes à temps, je saurai pourquoi, grommela-t-elle avec une moue vexée.
— Allez, soupira Paco en levant les yeux au ciel. On va pas commencer à flipper pour des fringues.
— Mais moi, je ne flippe pas pour des fringues, contrairement à toi, insista Eneka. Je flippe parce que ça sent vraiment le pourri ici. La mort, quoi !
Paco, sceptique, huma l'air de la boutique avant de grimacer légèrement.
— Bon... je te l'accorde qu'il y a une odeur bizarre. Genre vieille baraque restée trop longtemps fermée. Mais de là à parler de mort... T'exagères un peu, sœurette.
D'un geste nonchalant, il revint vers Esteban, jetant un œil aux portants d'uniformes.
— Bon, ta sœur est calmée.
— C'est aussi la tienne, répliqua Esteban en arquant un sourcil.
— Ouais, ouais. Mais toi, t'es son jumeau, alors solidarité génétique, tout ça... Bref. Plus important : on va vraiment devoir porter des uniformes ? Où est la diversité ? Le style ?
Esteban lâcha un rire bref et amer.
— Je te signale que toi, tu n'auras qu'à les porter lors de cérémonie. Alors à moins qu'à l'université, il y a tous les matins des cérémonies...
— Malheureux !!! Ne vas pas leur donner des idées aussi terrible que cela ! Murmura Paco, très sérieux.
Esteban soupira, amusé par la réaction excessive de son frère, puis avisa la vendeuse qui les attendait au comptoir. Il s'avança, suivi de Paco qui continuait à maugréer sur la tyrannie vestimentaire.
— Bon, je suppose qu'on doit essayer, non ? demanda Esteban en désignant du menton les uniformes.
La vendeuse se contracta, visiblement gênée, et répondit :
— Pas tout à fait. Ces uniformes sont taillés pour des gabarits standards, et... comment dire... vous êtes un peu plus grands que la moyenne.
Esteban et Paco échangèrent un regard complice.
— Plus grands, hein ? Genre, trop grands pour être formatés ? C'est un signe ! s'exclama Paco, théâtral.
La vendeuse esquissa un sourire crispé.
— Pas d'inquiétude. Je vais prendre vos mesures. Vos uniformes seront faits sur mesure. Vous les recevrez quelques jours après la rentrée.
Paco laissa échapper un petit rire ironique.
— Génial. Tu vas pouvoir profiter d'un peu de liberté avant d'être un clone, Esteban !
Paskala surgit alors et asséna une tape sur la tête de Paco.
— Tu pourrais être un peu plus respectueux ? Tu me fais honte, parfois.
La vendeuse haussa poliment les épaules, comme pour dire que ce n'était pas grave, puis prit leurs mesures avec un soin professionnel.
— Je vais chercher les tailles pour vos autres enfants. Pour vos deux garçons, il faudra patienter un peu. Pour celui qui est encore au lycée, il faudrait essayer de trouver quelque chose de discret les premiers jours de cours, le temps de recevoir son uniforme.
— Bon, je vais devoir me plier au système, soupira Esteban, résigné.
Paco lui lança un regard de conspirateur.
— Pas d'inquiétude, frérot. Même en civil, tu vas être le mec le plus cool de ton bahut.
Une deuxième tape claqua sur la tête de Paco, cette fois administrée par Elena.
— Arrête d'entraîner ton petit frère dans tes révolutions de pacotille !
— Non ! protesta Paco, la main sur le cœur. Je suis un résistant, moi !
Il attrapa Esteban par l'épaule.
— Allez, viens, mon frère d'arme, râla-t-il. On étouffe là-dedans.
Esteban suivit son frère en silence. Avant de franchir la porte, il jeta un dernier regard vers l’intérieur de la boutique, encore marqué par ce sourire si étrange suspendu aux lèvres d'Arthur, et ses yeux verts émeraude profond qui l'avaient figé sur place. Il soupira essayant de calmer son cœur, toujours battant à s’en rompre.

