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Chapitre 1 - Vous allez vous TAIRE !

Chapitre 1 - Vous allez vous TAIRE !

Publié le 9 août 2023 Mis à jour le 1 avr. 2024 Policier
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Chapitre 1 - Vous allez vous TAIRE !

Le lendemain, Piccadilly, Westminster, 0 h 54

— Par Jupiter ! Celle-ci aussi !

Alexander Wilson considéra la porte de l’auberge de l’Horloger d’un œil mauvais. On lui avait aimablement demandé de sortir après qu’il ait lutté durant bonnes vingt minutes pour essayer d’obtenir une chambre. Passant une main tremblante de rage dans ses cheveux blonds, il s’approcha du lampadaire le plus proche. Récupérant sa montre à gousset dans une poche, il consulta l’heure à la lumière. Il était bientôt une heure du matin, et cela faisait pas moins de trois heures qu’il essayait de trouver un logement.

Il commençait lentement à désespérer : il ne trouvait nulle part un endroit où se reposer en adéquation avec ses maigres revenus, mais il n’avait aucune envie de rejoindre une zone moins chère si c’était pour y retrouver tous les individus les moins recommandables de Londres.

Décidément, tout va de travers…

Alexander resta songeur quelques instants. Il se trouvait seul sur Piccadilly. Rejoindre les quartiers plus pauvres lui prendrait beaucoup de temps à pied, et il n’y avait pas l’ombre d’un fiacre à l’horizon. En revanche, il se trouvait à deux pas de Park Lane, et de là, il pouvait remonter jusqu’à Oxford Street. C’était une grande rue commerçante, autrement dit, son dernier espoir.

Le blond reprit sa valise et sa canne ouvragée qu’il avait abandonnées devant l’auberge et continua sa route sur le trottoir en pierre, caressant distraitement sa moustache de son index. Tournant à droite sur Park Lane, il avançait entre Hyde Park et les maisons de ville de la haute société et les hôtels de luxe. Cela n’avait rien de très surprenant, car la rue se trouvait à la limite du quartier de Mayfair.

Le genre de quartier qui n’était pas adapté à sa situation financière…

En arrivant sur Oxford Street, Alexander se sentit revivre. Les enseignes des boutiques et des pubs lui rappelaient de bons souvenirs. Son regard se posa sur un pub encore éclairé, et qui semblait même très animé : le Red Lion Inn. Le bâtiment était d’une architecture typiquement victorienne, avec des murs de briques rouges et des vitraux élégants. Une grande enseigne en bois était suspendue, avec un grand lion rouge peint au-dessus du nom.

Le blond entra, et le bruit assaillit immédiatement ses oreilles. Les travailleurs semblaient s’être réunis pour boire un verre tous ensemble. Ils discutaient avec animation de leur journée respective. Ne souhaitant pas se mêler au reste de la foule, Alexander avança jusqu’au bar et s’installa sur une chaise, laissant sa valise à ses pieds.

— Bonsoir ! lança le serveur avec enthousiasme. Qu’est-ce que je vous sers ?

— Un whisky, répondit-il sans même le regarder.

Il ne se sentait pas l’humeur d’être poli. Heureusement, le barkeeper semblait être habitué aux rustres sans manières, et le servit simplement avant de s’éloigner pour distribuer une rasade de bière à une table d’ouvriers.

Alexander prit une longue gorgée et dégusta la saveur maltée et légèrement boisée de l’alcool. Il sentait ses doigts se réchauffer autour de son verre.

— Des problèmes à oublier ? interrogea une voix sur sa droite.

Le blond se redressa mollement pour regarder l’homme qui lui parlait. Il avait des cheveux noirs très en bataille et ses yeux bleus le fixaient avec intérêt. Il portait une chemise blanche froissée au col remonté, une cravate défaite et un gilet noir. Sur le dossier de sa chaise se trouvait une veste.

— Pourquoi dites-vous ça ? répliqua Alexander d’une voix sèche.

— Votre air abattu, votre façon d’éviter le regard des gens, énuméra l’inconnu avec un sourire amusé, et le contenu de votre verre…

— Ce n’est pas parce que je bois du whisky que j’ai des problèmes à oublier, rétorqua son interlocuteur en se tournant vers lui, fronçant les sourcils.

Le noiraud leva son propre verre, où se trouvait un fond la même boisson ambrée.

— Je suis ici pour la même chose, ricana-t-il avec amertume. Il n’y a pas mieux qu’on bon whiskey pour être ivre au plus vite.

— Et qu’avez-vous à effacer de votre mémoire ? questionna Alexander avant de vider son verre d’une traite.

— J’ai perdu mon travail cet après-midi, répondit l’inconnu, son poing se crispant sur le tissu de son pantalon. On m’a viré…

— Que faisiez-vous ?

— J’étais le meilleur inspecteur de Scotland Yard il y a encore quelques heures, marmonna le noiraud sans rougir.

Quelle arrogance ! Il ne devait pas être si bon que ça s’il a été renvoyé…

Alexander évita d’extérioriser sa pensée, et demanda au serveur un autre verre. Son voisin en fit de même.

— Vous pensez qu’on m’a congédié parce que j’étais incompétent, reprit ce dernier en plissant légèrement les yeux.

— Je n’ai jamais dit ça, répliqua le blond, sur la défensive.

— Ce n’était pas une question, corrigea brusquement l’homme, mais une affirmation.

Il vida son whiskey d’une traite avant de se tourner vers son interlocuteur.

— Voyons ce que je peux bien savoir sur vous…

Son cobaye le fixa quelques secondes, suspicieux, avant de hausser les épaules avec désinvoltures. Après tout, il n’avait pas grand-chose à perdre…

— Vous êtes, ou tout du moins, avez été soldat, commença le noiraud sans hésitation. Vous n’êtes pas bronzé, alors je suppose que vous n’avez pas été au Soudan.

— Pourquoi pensez-vous que j’ai été un militaire ? interrogea Alexander avec méfiance.

— Oh, je vous en prie, ricana son interlocuteur comme s’il s’agissait d’une évidence. Votre maintien et le soin de votre toilette étaient déjà un indice dès que je vous ai vu. Ensuite, votre stature : vous êtes plutôt grand et de bonne constitution.

— N’est-ce pas un peu léger comme preuve ?

— Je n’avais pas terminé, le coupa son voisin, son regard pétillant de malice. Votre canne vous a trahi… elle est particulièrement ouvragée. Vous auriez pu vous l’offrir, il est vrai, mais vous errez dans Londres et vous n’avez pas trouvé d’endroit où loger.

— Ah, donc je n’ai pas d’argent, à présent ? le nargua le blond en haussant un sourcil.

— Bien sûr que non, vous n’en avez pas, rétorqua l’ancien inspecteur avec impatience. Vous gardez votre valise, vous vous arrêtez dans un pub d’ouvriers. C’est évident. Vous n’avez trouvé aucune auberge adaptée à votre situation financière. Et vous ne vous seriez pas fait un tel cadeau. Elle est en bois d’ébène, couteux, mais connu pour son élégance et son utilisation pour la fabrication des cannes haut de gamme. Vous ne boitez pas, vous n’avez pas de raideur dans les membres, j’en conclus qu’on vous l’a offert.

À présent, l’homme semblait presque inarrêtable. Il parlait rapidement, mais malgré son ébriété, ses pensées étaient logiques et son raisonnement était tout à fait cohérent.

— Qui aurait pu vous l’offrir ? Un membre de votre famille ? Peu probable, sinon vous ne seriez pas sans refuge pour cette nuit. Votre femme ? Certainement pas, puisque vous avez divorcé il y a peu.

Cette fois, Alexander manqua d’avaler son whisky de travers. Il toussa quelques instants, avant de tourner la tête vers son interlocuteur. Ce dernier le regardait également, un petit sourire de satisfaction au coin des lèvres.

— Comment avez-vous… ? commença le soldat en reprenant péniblement une voix normale.

— Votre doigt ! s’impatienta le noiraud, manquant de frapper le comptoir du poing. Votre… annulaire gauche, poursuivit-il en tentant de se calmer. Votre peau est plus claire à l’endroit où vous portiez votre alliance. La différence de teinte est assez marquée, c’est donc récent. Vous étiez marié, mais vous avez divorcé. Il n’est pas si simple de rompre un mariage, et il faut un motif suffisant. Alors, soit votre chère et tendre a tenté de vous poignarder dans votre sommeil, soit elle a un amant.

— C’est bon, arrêtez, murmura Alexander, sa main se resserrant autour de son verre.

— Je pensais que vous vouliez savoir comment je l’ai découvert, ricana son interlocuteur. Vous êtes un soldat, et si votre ex-femme n’était totalement stupide, elle n’a sûrement pas essayé de vous tuer. J’en déduis donc que je parle à un homme victime d’adultère…

— Arrêtez…

— Vous-même, vous auriez peut-être pu avoir une maîtresse. Mais étant donné que vous êtes — étiez — un soldat envoyé dans divers pays du monde, vous ne deviez pas être très présent pour elle. Sans doute votre absence persistante l’aura lassée, et il aura suffi qu’un jeune homme charmant passe par-là pour qu’elle se laisse tomber dans ses bras.

— C’est bon, vous avez raison ! s’énerva Alexander en haussant la voix. Vous avez raison sur tout !

— Bien sûr que j’ai raison, rétorqua le noiraud avec un sourire moqueur. Je vous ai dit que j’étais le meilleur.

Le blond resta silencieux en se levant de sa chaise. Il retira lentement sa veste pour la laisser sur le dossier.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il en desserrant le nœud de sa cravate.

— Sullivan Strange, répondit son voisin. Pourquoi ? Ça vous intéresse ?

— En effet. Il faut que je sache quel nom je dois graver sur votre pierre tombale…

Le soldat attrapa son interlocuteur par le col pour le forcer à se lever, avant de lui envoyer un coup de poing sur le visage. L’homme, ne s’attendant visiblement pas à une réaction si violente, tomba lourdement sur le sol. Les autres clients se tournèrent brusquement, alertés par le bruit, et le serveur se pencha par-dessus le comptoir, trop stupéfait pour parler.

Strange se redressa sur les coudes, apparemment sonné, avant de secouer la tête. Son nez s’était mis à saigner. L’essuyant rapidement de sa manche qui se teinta de rouge, il se releva avec maladresse.

— Gaucher, constata-t-il en sortant un mouchoir en tissu pour stopper le saignement. Je ne m’y attendais pas…

— Comment cela ? Vous ne l’aviez pas deviné ? railla Alexander en fronçant les sourcils, le regard moqueur.

— Messieurs, pas de ça ici, les avertit le barkeeper en les regardant en alternance.

— Soit l’alcool vous rend idiot, rétorqua l’ancien inspecteur avec froideur, soit vous l’êtes même en étant sobre. Je ne devine rien, je le comprends. Vous portiez votre valise de la main droite, vous teniez votre verre de la main droite, je n’avais aucun moyen de savoir que vous étiez gaucher.

— C’est moi que vous traitez d’idiot ? protesta le blond. Comment vouliez-vous que je réagisse quand un parfait inconnu totalement saoul raconte ma vie privée ?

Strange lâcha un sifflement méprisant.

— Il n’y a rien de très surprenant à ce que votre femme se soit trouvé un amant, déclara-t-il avec froideur. J’en aurais sans doute fait de même avec un mari qui se montre violent après avoir bu quelques verres !

Alexander, dont le sang bouillonnait à sa tempe depuis déjà quelques minutes, abandonna toute retenue. Il se précipita sur son interlocuteur, prêt à le frapper à nouveau. Il ignora royalement les hurlements du serveur pour l’arrêter. Cependant, son adversaire lui jeta son mouchoir au visage, l’aveuglant brièvement. Ce court laps de temps lui permit d’attraper son poignet, avant de lui donner un puissant coup de coude à la gorge.

Le soldat recula sous le choc, une main sur le cou. Sans y faire attention, il bouscula un homme qui renversa sa bière sur la table à laquelle il jouait aux cartes. Cette fois, le noiraud semblait avoir laissé de côté la plaisanterie.

À cet instant, il laissa libre cours à sa fureur. Toutes les frustrations de cette dernière semaine se manifestaient à présent sous un torrent de rage. Son cœur s’accéléra, propulsant son sang alcoolisé à toute vitesse dans ses veines. Il agrippa la première chose qui lui tomba sous la main, une bouteille de cidre, qu’il jeta en direction de Strange. Ce dernier l’évita, et le projectile se brisa en mille morceaux au-dessus d’un autre client. Celui-ci se redressa brusquement, comme s’il se réveillait à peine.

— C’est qui, celui qui a fait ça ? rugit-il avec colère.

— Le grand blond, là, déclara le noiraud en désignant Alexander.

— Mais vous allez vous TAIRE ! gronda l’intéressé avant de se jeter sur lui.

L’inévitable se produisit : le pub tout entier entra dans une bataille générale. Les chaises et les tables se renversèrent, les verres se fracassèrent sur le sol et les murs et les coups volaient dans les visages des uns et des autres. Le serveur, réfugié derrière son comptoir, tenta dans un premier temps de calmer la foule. Mais seul face à des dizaines d’ivrognes bien imbibés, il abandonna rapidement et quitta son établissement à toute vitesse.

Malgré le monde qui se pressait autour de lui, Alexander essayait de retrouver son insupportable interlocuteur. Ce dernier semblait se cacher dans la masse, ne souhaitant pas affronter un ancien militaire en face à face.

Remarquant les cheveux noirs en batailles de l’autre côté du buffet, le blond esquissa un sourire. D’un bond souple, il passa par-dessus et y retrouva le fugitif, accroupi contre la paroi.

— Trouvé, ricana-t-il avec un rictus féroce.

Il lui décocha deux puissants coups de pied dans les côtes, et s’apprêtait à répéter le geste lorsqu’il entendit un bruit inhabituel. Il ne semblait pas être le seul à l’avoir perçu, car d’autres belligérants de la salle s’immobilisèrent. Le son lui parvint à nouveau : c’était le bruit strident du sifflet des policiers.

La seconde suivante, cinq hommes entraient dans le pub dévasté, sifflet à la bouche et matraque en main. Vêtus de leur veste noire à boutons métalliques, leur pantalon noir et leur casque, il s’agissait assurément d’une patrouille de gendarmes. Le barkeeper, qui se trouvait derrière eux, était sans doute allé les chercher pour faire cesser le grabuge.

— Avery, Dole, ordonna l’un d’eux, commencez à récolter les témoignages ! M. Floyd, pouvez-vous nous dire qui a initié la bataille ? demanda-t-il au serveur.

L’intéressé balaya la salle du regard, et sans surprise, désigna Alexander. À l’arrivée des autorités, ce dernier avait senti sa fureur s’évaporer comme neige au soleil.

— Cet homme-là ! Et il y en avait un autre…

Le blond jeta un bref coup d’œil à ses pieds : Strange n’avait pas bougé d’un millimètre, comme s’il essayait de se cacher. N’ayant aucune intention de prendre seul la responsabilité de ce désastre, il le saisit par le col.

— Ne faites pas ça… souffla le noiraud.

Sourd à cette parole, il le remit sur ses deux pieds. Le barkeeper le montra également.

— Voilà, c’était lui ! s’exclama-t-il.

— Tiens tiens… marmonna le policier en s’approchant de lui, un sourire ravi sur les lèvres. L’ex-inspecteur de Scotland Yard… à peine renvoyé, tu joues déjà au criminel ?

— J’aurais dû me douter que tu serais déjà en train de lécher les bottes de Carter, grommela l’intéressé avec mauvaise humeur, avec d’esquisser un rictus perfide. Mais je préfère vous prévenir, sergent Patel, ce n’est pas en arrêtant une dispute dans un pub que vous deviendrez inspecteur.

Les deux hommes se faisaient à présent face, de part et d’autre du comptoir. Le noiraud se pencha par-dessus et tendit la main vers lui.

— Pour ça, il faut se servir de sa tête, précisa-t-il en lui tapotant le front de l’index. Je sais que c’est difficile pour toi, mais les miracles existent, m’a-t-on dit…

En guise de réponse, le poing du sergent lui arriva dans la mâchoire, le faisant tomber sur le sol.

— Gates, lança-t-il à un de ses hommes, nous emmenons ces deux hommes au poste pour troubles à l’ordre public. Et vous apporterez un soin particulier à surveiller M. Strange… il a besoin d’une bonne nuit au frais…

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