

Chapitre 4.2 : Compréhension
Sur Panodyssey, tu peux lire 10 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 6 articles à découvrir ce mois-ci.
Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit !
Se connecter
Chapitre 4.2 : Compréhension
Moins d’une heure après, armé de nouvelles interrogations, non plus seulement sur la cause de son malheur, mais aussi sur son sens, il décida d’écrire toutes ses réflexions dans un répertoire « Dossier personnel » quand ses yeux glissèrent sur la pile de feuilles posée à côté de l'imprimante. Son dernier chapitre… De loin, l'encre lui sembla imprégnée d'une certaine rougeur. Cependant, ce n'était que le curieux reflet d'un verre coloré qui trônait sur la table.
Sur la table ? Alors que la veille, il avait laissé s'accumuler les feuilles encore chaudes sur le réceptacle de l'imprimante sans oser les prendre en main ! Mathilde avait dû s'en emparer, les faire revivre, elle avait dû entraîner une nouvelle fois Julie dans sa chute…
Il s'avança, inquiet de la rectitude avec laquelle les feuilles étaient empilées, comme si elles n'avaient rien conservé de sa honte et de son malaise à lui, comme si elles n'étaient plus que le dépositaire d'une révolte oubliée. En découvrant l’enveloppe marquée à son nom, dressée à côté des feuilles, il revint sur sa conclusion trop hâtive. Il en fut même soulagé ; il gardait une influence sur les événements, mais il en fut troublé aussi, car de cette enveloppe anodine pouvait surgir la foudre d’une colère différée…
Il l’ouvrit tout de même, en sortit une lettre de Mathilde, la déplia, les doigts tremblants, mais les mots qui s’égaillèrent sous ses yeux ne furent ni agressifs ni accusateurs, ils étaient juste l’expression d’une solitude.
« Cette nuit, deux heures du matin. Je rentre à peine. Je découvre Julie abandonnée au bout d'un ruban d'encre, entre deux aiguilles imprécises ou d'impression, entre les mains de secouristes qu'il m'importe de croire compétents.
Comme les autres passagers, je m'étonne, je m'insurge même. Il semble si improbable qu'elle ait pu se faire aussi mal toute seule…
On l'aura poussée…
Je sais que cette trop grande souffrance est la tienne en réalité, une souffrance que tu me lègues, espérant bénéficier en retour d'une compassion que je ne peux pas encore te donner. En lisant cet accident mal mené, mal travaillé, qui sent encore le premier jet, je sais pourtant que tu ne voyais pas ainsi cette fin de chapitre, qu'elle est la plus mauvaise que tu aies écrite et que tu en as honte.
Occupe-toi d’elle maintenant. »
Soudain la porte claqua, deux rires emplirent conjointement la maison, deux rires d'une impolitesse manifeste et puis Mathilde et Pierig, ensemble.
— On est bien chez soi, quand même !
Ronan ne s’était d’ailleurs pas rendu compte qu’à un moment ou à un autre, le simili Pierig avait dû se réveiller complètement et sortir de la maison. Il mit quelques secondes avant de réagir au contenu de la phrase prononcée par sa femme ; il hésita quant à la signification qu'il devait donner à cette phrase volée à un ailleurs imaginaire. De quel « chez soi » parlait-elle ?
— Resteras-tu longtemps dans la maison de Mamie ? demanda Pierig.
— Je ne pense pas…
Toujours cette même interrogation cruelle qui offrait plus de sens aux mots qu'ils n'auraient dus en posséder.
— Ton père se souvenait bien de notre arrangement, pour la fin de la semaine ? s'inquiéta Mathilde.
— Je pense qu'il s'en souvient maintenant… répondit Pierig, d'une voix un peu malheureuse.
Seul, il serait seul tout un week-end, ignoré de sa femme et de son fils. Avec une désinvolture un peu forcée, feignant un laisser-aller propre à la solitude d'un jour, il passa devant eux, ne les vit pas et vint s'installer en retrait.
— Je vais l'appeler, reprit Mathilde. Je voudrais avoir des nouvelles de Julie…
La phrase avait été prononcée distinctement afin de ne pas prendre Ronan par surprise. Son orgueil aurait pourtant voulu qu'il conservât une parfaite imperturbabilité pour ce dialogue qui ne le concernait pas, mais ce petit jeu le mettait mal à l'aise.
Quand la sonnerie vint le relier à l'autre moitié de la pièce, son apparent étonnement sonna faux. Il lui faudrait du temps pour que son détachement puisse paraître réel.
— Ronan, Pierig est avec moi, comme convenu… Tu ne t'es pas inquiété, j'espère ?
— Non, bien sûr, en réalité, j'avais la conviction que vous étiez bien arrivés, depuis quelques minutes déjà…
— As-tu bien dormi ?
Coup d'œil discret et angoissé vers Pierig. L'enfant eut un rapide mouvement négatif de la tête, furtive entorse à la règle du jeu que chacun avait fini par accepter. Ronan ne s'en plaignit pas, au contraire. Cet éclair de connivence lui insuffla de nouvelles espérances.
— Oui, bien dormi. répondit-il simplement.
— Es-tu allé voir Julie, ce matin ? reprit Mathilde.
— Non, les visites commencent cet après-midi.
— Sais-tu au moins de quoi elle souffre ?
— Contusions diverses, s'avança Ronan. Elle devrait rester en observation quelques jours, seulement.
— Ce contretemps risque de retarder tes projets, alors ?
— Tu sais, dans un roman, il y a toujours des scènes à fignoler, même en l'absence du personnage central. Je ne m'ennuierai pas dans l'attente de son retour.
Cette conversation totalement irréelle n'avait été préméditée ni par l'un ni par l'autre. Les deux protagonistes s'y complaisaient, ou tout au moins s'y retrouvaient dans cette collision du monde réel et du monde imaginaire.
— Je dois donc attendre pour connaître la suite.
— Oui, dit Ronan, comme pour conclure cette passe d'armes.
La fiction la plus complète venait de lui faire gagner de précieuses heures sur le temps, et Mathilde paraissait d'ailleurs l'encourager à profiter de ce délai de grâce qui lui était accordé. Son attitude avait changé, l'urgence n'était plus de mise. Elle avait deviné le conflit qui habitait l'esprit de son mari, elle avait perçu le point de rupture autour duquel il tournait.
Mathilde voulait leur donner à tous deux un espace de réflexion.
Peut-être avait-elle ses propres rêves à défendre.
— Je dois te laisser à présent, je dois préparer à manger, dit encore Mathilde. Je te souhaite un bon week-end.
— A vous aussi.
Du repas qui suivit, et qui ne fut pas partagé, Ronan ne prêta attention qu'à la conversation dont il était le destinataire tout en étant exclu.
— Vas-tu revenir chez nous ? s'inquiéta encore Pierig.
A cet instant, Ronan se souvint d'avoir peiné à se concentrer sur ses propres bouchées.
— Vraiment, je ne sais pas, répondit Mathilde.
— J'aimerais pourtant.
— J'entends bien ton désir, Pierig, et je le trouve très naturel. Dans notre histoire, la relation entre parents et enfant n’est pas en cause, c’est plutôt celle entre mari et femme, et dans cette relation, il te faut admettre ne pas être. Elle te précédait, elle existe aujourd'hui en dehors de toi…
— C'est facile à dire…
— … et c'est difficile à entendre, je sais. Je sens bien que tu as peur. J'espère seulement que ton père et moi saurons te préserver de nos craintes, car elles ne te concernent pas.
Ronan constatait, assez surpris, que l'on pouvait ainsi parler avec les autres sans forcément parler des autres, parler pour les autres. Il ne se sentait ni dévalorisé ni culpabilisé dans ce dialogue, il aurait pu ne pas être présent.
Il se mit à aimer plus encore cette femme. Cela accrut encore ses interrogations.
Au volant de son ordinateur, l'après-midi, Ronan se rendit à l'hôpital. Il avait menti à Mathilde en lui parlant de quelques jours d'observation. Il souhaitait faire sortir Julie le jour même.
Une idée extravagante lui était venue au téléphone, une idée qui mûrissait encore dans son esprit.

