Blake marchait d’un pas rapide en direction de la mer. Il était si déterminé qu’aucun garde ne lui fit de remarque en le voyant sortir du palais. L’un d’entre eux essaya d’agir, mais le prince le bouscula, focalisé sur son but. Un autre cependant parvint à l’attraper par le bras une fois sorti de sa surprise. Les seuls hommes qui savaient que le prince était rentré faisaient partie de la garde rapprochée de Morgan, ainsi que celui qui avait laissé passer Aaron tout à l’heure.

- Mais… Sa Majesté Aaron ?! s’écria l’un des soldats (il appartenait au groupe resté au palais sur ordre de Morgan afin de protéger la cour royale).

- Lâche-moi ! Je dois rattraper ce traître.

- Vous… Vous êtes enfin rentré ?! Ne nous abandonnez plus… Je vous en prie, Votre Majesté…

Blake s’arrêta et le fixa du regard. Ce que lui avait dit son ancien sujet l’avait étonné.

- Toi aussi, tu veux que je revienne ?

- Tout le monde le veut !

- Ce n’est pas l’impression que j’ai eue… Je pensais que les personnes de ton avis étaient rares, mais tu es déjà le deuxième garde à me le dire. Êtes-vous bien conscients du fait que je vous ai trahi en partant ?

- Si vous me le permettez, je vais vous expliquer pourquoi je suis de cet avis. C’est simple : vous, vous aimiez le peuple, et ça se voit, ça se ressent. Mais il est vrai qu’une bonne partie de l’armée est au service de Morgan, par peur de lui désobéir. Il vaut donc mieux pour vous de partir au plus vite. Si vous êtes arrivé jusqu’ici sans vous faire arrêter, cela prouve que vos soldats ont préféré faire comme s’ils n’avaient rien vu, afin de jouer en votre faveur. Sauf s’ils étaient trop surpris pour réagir…

- C’est tout ?

- Oui. Le peuple aime un dirigeant honnête. Vous ne nous avez pas trahi. Tout le monde est au courant que vous avez fui afin de protéger celle que vous aimez, et croyez-moi, nous avons tous regretté nos actions quand vous nous avez quitté… C’est à cause de nos rumeurs qu'elle a été accusée de… Bref… Pourquoi pensez-vous que votre bras-droit n’a toujours pas été nommé prince à votre place ? C’est parce que le peuple attend un meilleur candidat. En fait, ils attendent votre retour pour à nouveau vous donner le titre de prince. Beaucoup sont de votre côté, Votre Majesté.

- Je dois y aller.

- Mais…

- Merci de m’avoir éclairé à ce sujet, je te promets que je m’en souviendrai. Cela m’a rassuré. Vraiment. Mais je dois régler d’abord quelque chose avant : il faut que je m’occupe de Morgan et que je récupère ma fiancée. Quand je serai de retour, je vous viendrai en aide, à toi et à tous les habitants du royaume. Ne vous inquiétez pas, la guerre n’aura pas lieu. Retourne à ton poste, et si tu le souhaites, tu peux en informer les autres.

- À vos ordres, Votre Majesté ! Et si cela peut vous aider, Morgan est parti en direction de la mer ! s’écria le garde, un grand sourire éclairant son visage.

- C’est justement l’information qu’il me fallait. Merci.

Blake tourna les talons et se dépêcha de quitter le palais, escorté par le garde qui avait absolument voulu le suivre avant de retourner travailler. Sur le chemin, personne ne les embêta. Soit Morgan n’avait pas donné d’ordre particulier le concernant, soit tous les gardes rencontrés étaient pour le retour d’Aaron et ne voulaient pas le capturer même s’il était jugé comme "traître" par les autres, soit parce qu’ils ne l’avaient pas reconnu.

Finalement, le jeune homme décida de grimper par-dessus le mur comme à son habitude lors de ses fuites fréquentes (il connaissait de nombreux passages différents permettant de quitter le palais sans problème). Blake ne voulait pas s’embêter avec les gardes devant la porte et ses amis n’étaient pas là, il n’avait donc pas à se soucier des autres (il devait être l’un des seuls du groupe à pouvoir aussi bien grimper aux murs). Une fois tout en haut, il fit un signe de la main au garde et sauta malgré la hauteur.

Il atterrit sans mal au sol et recoiffa ses cheveux noirs. En se relevant, son regard glissa vers la mer, qui s’agitait plus bas (le palais étant situé sur le point le plus haut du royaume terrestre, on voyait d’ici la ville ainsi que la plage).

Blake se pinça les lèvres : on apercevait un attroupement sur le sable. Il s’agissait probablement de Morgan et de l’armée. Ils semblaient attendre quelque chose.

- Comment vont-ils déclarer la guerre au roi triton s’ils ne peuvent pas aller sous l’eau ? Morgan manigance je-ne-sais-quoi, il a un plan en tête, j’en suis certain… Devrais-je me servir de la magie? Si je ne suis pas assez discret, je me ferais accuser d’être un mage… marmonna l’ancien prince en plissant les yeux vers la plage.

Il abandonna l’idée et se mit à courir.

"Lohan ne devait pas encore être en état… Je ferais mieux de ne pas utiliser sa magie au cas où, même s’il m’a dit qu’elle n’est plus liée à lui… Peut-être que le deuxième groupe qui était parti au royaume marin en aura besoin, et je ne veux pas épuiser notre ami mage… J’aurai Morgan sans magie, c’est un combat entre lui et moi !" se dit Blake en accélérant.

Lorsqu'il arriva enfin sur la plage, il constata avec étonnement qu'il n'y avait plus aucune trace de Morgan et de l'armée. Comment avaient-ils eu le temps de disparaître ? Il n'avait pas mis trop longtemps à traverser la forêt qui le séparait de la mer, cette même forêt du début de leur aventure. Les arbres ne lui avaient caché la vue qu'un court moment, moins d'une demi-heure...

- J’ai couru à toute vitesse, et pourtant, ils ont eu le temps de quitter la plage… Je ne vois que deux solutions… Ils ont pu remonter en ville, et donc faire le chemin inverse du mien, ou alors…

Il faut savoir que l’on pouvait atteindre le sommet de l’île où se trouvait le palais par deux routes, celle qui passe par la ville, ou celle qui passe par la forêt, une route plus secrète que la première.

- S’ils n’ont pas utilisé ma route, ni sont partis en direction de la ville pour revenir au palais… Non… Ils ne sont quand même pas montés sur un bateau ! Vu comment les habitants de la terre détestent la mer… D’ailleurs, si le peuple pense que ma fiancée en est originaire, pourquoi attendent-ils mon retour malgré cela…? Peut-être croient-ils toujours qu'il s'agit d'une simple rumeur... Et concernant Morgan, je ne vois pas pourquoi il serait revenu au palais, ni pourquoi il aurait besoin d’aller en ville avec toute l’armée à ses trousses… Auraient-ils bel et bien pris la mer à bord d’un navire afin de combattre le roi triton ?! J’ai trop tardé, j’aurais dû tenter de me téléporter !

Mais quand il demanda de l’aide à la magie de Lohan, celle-ci fut impuissante pour une raison inconnue. Elle n’arrivait pas à localiser Morgan (qui comme vous le savez, était en réalité caché, protégé par la magie du vieillard). Blake regarda le bateau de ses amis pirates, amarré un peu plus loin et décida de leur demander ce qu’ils avaient vu.

- Mon garçon, tu es revenu ! Dis-moi, comment est la situation au palais, pourquoi es-tu seul ? s’enquit la mère de Jack en le voyant.

- Je vous expliquerai plus tard, nous avons peu de temps devant nous… Auriez-vous vu mon armée ainsi que leur dirigeant actuel par ici ?

- Je… Nous venons de voir quelque chose de fort étonnant… Je ne sais pas comment ils en sont parvenus à cette idée et comment ils ont réussi à faire ça, mais… Ils ont fait apparaître de nulle part un navire, comme englué d’huile noire, il y a environ une dizaine de minutes… Je n’ai pas eu le temps de m’en étonner qu’ils sont partis en pleine mer !

- Aussi vite ?! Tant d'efforts pour créer un bateau alors qu'ils auraient pu emprunter le vôtre ? Je crois bien que c’est l’un des seuls qui existent ici à cause de la peur de la mer qu'ont habitants. Les pêcheurs préfèrent attraper le poisson près de la côte, rarement sur des barques, alors seul votre navire pouvait convenir…

- Ils ont peut-être encore peur des pirates, mais je pense que c’est parce que notre bateau n’est pas assez grand pour une armée entière…

- Ah, effectivement. Vous n’avez pas l’air plus choquée que cela.

- Votre ami mage m’en a fait voir de toutes les couleurs, et comme je te l’ai dit, tout s’est passé trop vite pour comprendre ce qui arrivait. Leur embarcation a filé au loin, si loin qu’on ne la voit même plus…

- Pouvez-vous m’aider à m’en approcher ? Je dois absolument les rejoindre.

- Nous pouvons essayer, mais je ne te garantis rien. Et puis… Je ne sais pas comment l’expliquer, mais une sorte d’aura très sombre en émane… Est-ce seulement possible de s’en approcher ?

- Essayer ne coûte rien, n’est-ce pas ? Je trouverai une solution. Il le faut : Poema est à bord.

- Tu aurais dû me le dire plus tôt ! Dépêchons-nous, alors. Je crois apercevoir quelque chose de sombre plus loin, espérons qu’il s’agisse du bateau. Larguez les amarres, direction le large !

En ce même moment, dans l’eau près du bateau de Morgan, Serenn, Moonlight et Coralia réfléchissaient.

Jack ne se réveillait pas, blessé par le sablier. Toujours pas moyen de s’approcher du navire. Mais ce dernier ne bougeait plus. Il s’était arrêté au beau milieu de la mer, loin du port.

- Pourquoi s’est-il arrêté ? Son aura semble nous repousser... chuchota Serenn, intimidé.

- Aucune idée, mais restons bien cachés au cas où. Je ne pense pas qu’ils nous aient vus, leur bateau est si grand et si haut que c’est presque impossible à nous discerner de là-haut dans la noirceur de la nuit… Au pire, on ressemble à un gros poisson pour eux, lui dit Moonlight.

- Q-Que fait-on pour Jack ? balbutia Coralia en regardant son bien-aimé inconscient dans ses bras.

- Ne t’inquiète pas, Lohan devrait pouvoir l’aider, même sans pouvoirs, il doit être capable de le soigner. J’espère seulement qu’il n’a rien, car sa magie semble impuissante face au bateau, et face à ce qu’à Jack, et j’en ignore la raison, soupira Moonlight.

La raison ? Vous la connaissez : le vieux conseiller.

Heureusement pour eux, comme l’avait deviné Moonlight, les hommes sur le pont du navire ne les voyaient pas. Ils étaient trop occupés pour faire attention à ce qui se passait en dessous de leur bateau. Morgan avait en effet donné l’ordre d’attendre, pendant qu’il s’entretenait avec le vieux conseiller dans la cabine du capitaine (le bateau, étant fait de magie, n’avait pas besoin d’être dirigé).

- Tu m’avais promis quelque chose, il est temps de tenir ta promesse, traître, siffla Morgan en le regardant de haut.

- Je vois que tu n’as pas oublié, tu n’attendais que ça, n’est-ce pas ? ricana le vieil homme.

Morgan l’attrapa violemment par le col d’une main et le plaqua contre le mur, les yeux remplis de feu.

- Pas la peine de me faire remarques de ce genre, sinon, je te jette par-dessus bord, et crois-moi, même avec ta magie, tu ne t’en sortiras pas. Ne me fais pas croire que tu es si puissant, ce bateau n’est pas entièrement fait de magie, je ne suis pas dupe. Tes pouvoirs ont seulement suffi à ramener à la vie une vieille épave des fonds marins, autrement dit, tu ne peux même pas faire apparaître un bateau par toi-même, et tu as dû en réparer un de cassé. Surtout que je t’ai aidé avec la magie qui se trouve en moi. Si j’ai oublié ta promesse ? Ne me fais pas rire ! J’attends ce moment depuis des années ! Presque depuis ma naissance ! Alors bouge-toi, je veux avoir la faculté de me transformer en triton à volonté ! Ce n’est qu’après ça que je te lâcherai la grappe, compris ?!

Effectivement, le navire n’avait pas exactement été créé par la magie, mais plutôt ranimé, restauré par celle-ci. L’énorme embarcation était sortie des flots marins, comme un revenant s’éveillant après sa mort. Et la magie du vieillard avait suffi à la réparer et à lui "rendre la vie". Bien entendu, Morgan, étant devenu son apprenti, avait dû joindre sa magie et avait prononcé l’incantation en chœur avec le mage. Les soldats, alors trop étonnés et effrayés pour prononcer un mot, les regardaient faire. Ils pensaient justement que le navire avait été "créé" par la sorcellerie, mais ils ne contredirent pas leur chef. Contre des sirènes, seule la magie pouvait leur porter secours, voilà ce en quoi ils croyaient. Et personne ne savait que Morgan avait déjà usé de la magie auparavant, blâmant entièrement le vieux conseiller.

Voici le nom qui était apparu sur le navire : "L’épave des maléfices". Et il semblait englué d’or noir, magnifiquement brillant et impressionnant.

Mais revenons-en au présent.

"Diable… Il est fort, pourtant, on aurait dit l’inverse, il est si pâle et maigre, mais pas moyen de me défaire de sa prise… Cependant, je ne peux pas dire que ça me déplaît, cette force, je veux dire…" pensa le conseiller.

- Patience, mon garçon… répondit-il en toussant.

Voyant que son allié avait du mal à respirer, le bras-droit du prince esquissa un sourire mauvais.

- Ce n’est pas la première fois que je te fais ça, tu es donc si faible ? Tu dois être mort de jalousie envers le maître des mages, hein ? rit Morgan en le relâchant.

- Faible, peut-être, en revanche, je peux réussir sans difficulté ce que tu n’es jamais parvenu à réaliser.

Le sourire disparut des lèvres de Morgan aussi vite qu’il était venu. Il flanqua un coup au visage du vieil homme puis lui asséna un coup de pied avant de l’attraper par la gorge.

- Tu sais que je me retiens de te frapper, là ?! Pourquoi tu joues avec le feu, ça te plaît quand tu te sens proche de la mort ?! Tu veux que je continue ?

Il jeta son allié au sol et attendit que ce dernier se redresse.

- Je ne ferai plus de remarques inutiles… s’excusa le conseiller.

- Bien.

- Mais tu n’as pas complètement tort… J’aime voir la force en toi, tu es un élève parfait, je…

- Tu me dégoûtes, lâche ma main, espèce de traître ! l’injuria Morgan en s’écartant vivement.

- Ce n’est pas ce que je voulais dire ! C’est juste que… Tu me rappelles celui que j’étais dans ma jeunesse…

- Je m’en moque ! Allez, magne-toi, qu’on en finisse au plus vite !

Résigné, le conseiller se releva enfin, et s’approcha à nouveau de son élève.

- N’oublie pas que tu as accepté d’être mon apprenti en échange de mon aide, lui rappela-t-il.

- Oui, oui. Maintenant, le sort. Je commence fortement à m’impatienter !

- Tu as quelque chose qui ressemble à un bijou, ou n’importe quel pendentif ? Ce sera plus simple pour moi, étant donné que je ne suis pas aussi fort que mon maître…

- Je dois bien avoir ça quelque part, oui. J’ajoute d’ailleurs que tu es aussi plus faible que l’élève de ton maître.

- Peut-être, mais il a peur de moi. Malgré sa forte magie, je sais qu’il ne peut pas me faire face !

Le fidèle du maître des mages ignorait une chose importante concernant Morgan, une chose que vous, vous savez déjà.

Si Lohan avait aussi peur de lui, c’était notamment à cause du sablier qu’il avait ingéré afin de récupérer une partie de son propre cœur, mais ce faisant, il avait aussi avalé une partie de la magie de l’homme qui l’effrayait tant. Le jeune mage se sentait impuissant face à lui, et ce sentiment était décuplé par les morceaux du sablier qui brûlaient en lui. Et c’est cette magie malfaisante qui causait tant de problèmes et qui empêchait Lohan de se servir de sa propre magie dans tous les cas où le vieillard était impliqué.

Vous vous demandez sûrement pourquoi le sablier n'affectait pas Lohan avant, alors que la magie de l'homme qui le terrifiait s'y trouvait ? Tout simplement parce que son frère Moonlight y était piégé, et protégeait Lohan. D'ailleurs, c'est principalement le fait de revoir son ennemi qui avait blessé le jeune mage, rouvrant ses plaies et le rendant plus faible et sensible face à cette magie noire.

Pourtant, même si la magie de Lohan n'était plus liée à lui, lui obéissant simplement, elle non plus ne pouvait pas aider le garçon tant qu'il n'avait pas vaincu sa peur. Il avait beau lui donner des ordres, lorsqu'il imaginait dans son esprit ce que devait faire sa magie, sa vision se bloquait dès qu'il était question du vieil homme, l'empêchant de savoir quoi faire par la suite. C'était le même problème lorsque ses amis l'utilisaient, comme si le sorcier était encerclé d'une sombre barrière protectrice.

La magie du fidèle du maître des mages, un mal inatteignable... Que faire pour le bateau imprégné de cette magie, que faire pour soigner Jack affecté par le même mal, que faire pour affronter le vieux conseiller, si Lohan était impuissant ? Voici le véritable obstacle qu'avaient rencontré nos amis actuellement. Pour Blake, même s'il ne savait pas tout de l'affaire, la solution était simple : si la magie de son ami sorcier ne pouvait pas l'aider, il devait y aller lui-même, et sauver Poema par ses propres moyens.

- Je n’en serais pas aussi sûr si j’étais toi. Bref, moi, ce qui m’importe, c’est d’avoir Poema. Le reste, je m’en moque éperdument.

- Tu dis cela alors que toi aussi, tu souhaites surpasser quelqu’un, et je parle bien sûr de notre cher prince. Ce n’est pas tant Poema que…

- Tu as perdu la mémoire ?! Tu sais ce qui va se passer si tu m’énerves encore une fois.

- Je sais une chose, avant de pouvoir te transformer en triton, tu ne me feras rien, je suis le seul à pouvoir t’être utile.

- Pas faux. Je te croyais plus idiot que ça. Tiens, ce pendentif fera l’affaire, hein ? C’est celui que je porte depuis que j’ai été abandonné sur terre, il y a mon prénom dessus. Tu n’essaies pas de m’arnaquer, j’espère.

- Non, mais il y a tout de même une condition… C’est ma magie qui va imprégner ton médaillon. C’est comme si tu signais un pacte avec moi, et être mon apprenti t’oblige à me jurer fidélité, tu devras toujours être de mon côté, d’accord ?

- Je serais de ton côté, mais sache que je serais toujours supérieur à toi.

- Un élève supérieur à son maître ? C’est la première fois que je vois cela, mais ça me va.

Le conseiller prit le collier d’argent entre ses mains et le serra de toutes ses forces avant de fermer ses yeux perçants. Morgan le regarda faire les bras croisés, dubitatif. Il leva un sourcil, mais ne dit rien par peur de déconcentrer le vieillard.

Il tenait si fort le pendentif que du sang coula de ses mains, à cause des rebords pointus du bijou. Mais cela ne découragea pas le sorcier : au contraire, il serra l’objet encore plus fort, jusqu’à ce qu’une lumière bleue s’en échappe. D’habitude, il utilisait des potions ou des philtres pour lancer un sort, mais là, comme pour le sablier maudit, il lui suffisait d’y imprégner sa magie pour que l’objet fonctionne.

Enfin, il rouvrit les yeux et tendit le pendentif à Morgan sans rien dire.

Le bras-droit du prince hésita, mais finit par prendre son médaillon et l’accrocha à son cou.

- Et maintenant ? Je fais quoi ?

- Je te déconseille de l’utiliser tout de suite, en tout cas, avant d’être dans l’eau. Tu ne voudrais pas te transformer en triton ici, n’est-ce pas ?

- C’est pas grave. Je veux essayer. Les sirènes ne meurent pas hors de l’eau, j’espère ?

- Non, ne t’inquiète pas pour ça. Si tu veux activer son pouvoir, il te suffira de lisser la surface de ton médaillon, comme si tu voulais le nettoyer.

- Et pour redevenir humain ?

- Faire la même chose, mais le collier doit être dans l’eau, ou du moins mouillé. N'oublie pas d'imaginer ta transformation.

Immédiatement, le jeune homme retira ses habits, déchirant presque sa chemise blanche dans la hâte, s'assit à terre et frotta la surface du pendentif en s'imaginant devenir un triton, tremblant d'impatience. Il se sentit enveloppé par une chaleur inattendue, et sentit ses jambes se souder. Il n'osa pas regarder sa transformation, et se mit à recoiffer nerveusement ses cheveux sombres striés d'argent qui lui allaient presque jusqu'aux épaules. Quand tout sembla s'arrêter, Morgan baissa la tête. Il repoussa ses mèches de devant un peu trop longues qui lui cachaient la vue et retint une exclamation de surprise.

- C’est… Dites-moi que je rêve !

Ses jambes avaient laissé place à une queue de triton plutôt sombre aux reflets bleu-nuit. Sa nageoire caudale était longue et brillante, aussi belle que celle du roi triton.

Étonnamment, le gris un peu argenté de ses cheveux semblait briller plus fort. Ses cheveux légèrement ondulés paraissaient tout juste sortis de l'eau. Autrement dit, sa coiffure ressemblait plus à celle d'un triton qu'à celle d'un humain.

Morgan se tourna vers le miroir de la cabine, et ne put s’arrêter de s’observer dans le miroir. Pour la première fois de sa vie, il se sentait bien. Il se trouvait beau. On pouvait lui répéter des milliers de fois qu’il était trop pâle, trop maigre, il s’en moquait. Pourquoi les autres ont-ils toujours besoin de juger ceux qui ne leur demandent pas leur avis ? Si ne serait-ce qu’un humain le voyait ainsi, transformé en triton, il se serait pris plusieurs remarques désagréables. Mais c’est ainsi qu’il s’aimait. Il était enfin lui-même.

Des branchies s’étaient ouvertes sur ses côtes, quelques écailles étaient apparues sur sa peau… Si les humains trouvaient cela laid, lui, ne comprenait pas pourquoi. C’était si… si beau, si élégant, si brillant… Ne pouvaient-ils pas simplement faire une bonne remarque, pour une fois ? Pourquoi être obligé d’être désagréable ? Par jalousie, peut-être ?

- Je ne veux plus jamais me détransformer… J’aurais dû me tourner vers un mage plus tôt, au lieu d’essayer de me débrouiller seul avec la magie… Mais comme celle-ci est mal vue, difficile de trouver un sorcier capable de m’aider. Je n'étais même pas au courant des réunions secrètes que vous faisiez entre vous !

- Je ne vais plus à ce genre de réunions depuis que mon maître s'est caché, on ne devait pas se montrer et faire oublier à tous notre existence. Et puis... Il est mort. Tu sais, peu de mages sont capables de jeter de tels sortilèges.

- Alors tu n’es pas si incapable que cela, hein ? Très bien, tu es remonté dans mon estime.

- En vérité, j’ai simplement matérialisé ton désir profond, voilà tout. Ça te plaît ?

- Et comment ! Pardonne-moi, maître.

- Je t’ai tant impressionné que cela ?

- Ce sentiment… Non… Tu ne peux pas comprendre…

Le vieux conseiller soupira. Morgan lui faisait de la peine. Il ressemblait à un petit garçon perdu dont une gentille fée avait exhaussé le vœu, ce n’était pas si loin de la réalité…

Le sorcier commençait-il à devenir plus humain, son cœur rempli de haine envers Lohan pouvait-il ressentir autre chose que de la jalousie ? Peut-être que oui, peut-être que non. Mais l’idée d’avoir un apprenti, qui lui serait comme un fils, ne le laissait pas de marbre. Après tout, il n’était pas fait de métal, et même un monstre tel que lui pouvait avoir des sentiments comme l’affection. S’il était jaloux de Lohan, élève favori de son maître, c’est bien qu’il tenait au maître des mages, non ? Lui qui pensait à se débarrasser de Morgan, finalement, avait changé d’avis.

Le mage de la nuit et le mage du jour, tous deux entraînés par leur maître respectif. Qui des deux allait s’en sortir indemne ?

- Amène-moi Poema, maître. Je dois lui parler.

- D'accord, je reviens tout de suite. Mais avant, voici la bague que tu m'as demandée, celle qui montreras au roi que tu es bien le prétendant de sa fille.

- Parfait, merci, dit-il en enfilant le bijou.

Une fois le vieillard parti, Morgan rampa jusqu’au fauteuil de la cabine, refusant de se détransformer pour marcher. Incapable de détourner le regard du miroir, il continua de contempler son reflet, obnubilé. Jamais il n’avait aimé son corps comme maintenant… Il en oublia presque son objectif premier.

Quand Poema entra dans la salle, seule, Morgan se tourna vers elle.

- Qu’est-ce que tu en dis ? lui demanda-t-il.

- Et qu’est-ce que je devrais en dire ?

- Rien de particulier… Tu n’es pas surprise ?

- Pas tellement…

- Tu sais... Le jour où tu as fui, suivie de ton cher prince... J'étais là. Je ne me suis pas contenté de vous regarder partir, je vous ai suivis jusqu'à la plage.

- Quoi ?! Tu… Vous… Pourquoi vous me suiviez ?! Lorsque je vivais au palais, vous disiez du mal de moi, ensuite, je découvre que vous étiez ce fameux prétendant qui ne lâchait jamais l’affaire, et pour finir, vous m’enlevez ! Qu’est-ce que vous me voulez ?!

- Je voulais simplement te faire quitter le palais, puis partir avec toi… Je… J’ai toujours voulu me transformer en triton, je viens de la mer, moi aussi ! Je ne comprends pas pourquoi on m’a banni du royaume marin…

- Vous aussi…?

- Comment ça "aussi", tu ne peux plus te transformer en sirène ?

- J’ai quitté le royaume, mon père le roi n’a pas apprécié ma fuite…

- Ne t'inquiète pas, grâce à moi, nous pourrons tous deux nous transformer et ton père t'acceptera à nouveau. Il suffit de lui dire que c'est le prince qui t’a forcée et...

- Non ! Je ne veux pas y retourner !

- Pourquoi tout est toujours si compliqué avec toi ?

Morgan soupira en voyant Poema regarder vers la porte, trempa son médaillon dans un verre d’eau posé sur la table près de son fauteuil et le frotta. Il se détransforma en quelques secondes et se leva vers elle en rejetant ses cheveux en arrière.

- Qu’est-ce que… Remettez vos habits ! s’écria la jeune fille en se retournant vivement.

Sans l’écouter, il s’approcha d’elle, et Poema tenta sans succès d’ouvrir la porte de sortie, fermée par le vieux conseiller. Il soupira à nouveau devant la panique de Poema et enfila de travers son pantalon qui traînait par terre.

- Je ne vais pas te tuer, arrête de me fuir. De toute façon, je ne t’ai pas demandé ton avis.

Il prit la main de la sirène, mais elle le repoussa. Lassé, Morgan l’écarta brutalement de la porte, ouvrit celle-ci, et laissa entrer le conseiller.

- Transforme-la aussi en sirène, elle a été bannie de son royaume, maître. Regarde, elle porte une bague.

- Non, ne la prenez pas !

Le bras-droit du prince l’attrapa par le bras, retira la bague malgré ses protestations, et le vieil homme y insuffla sa magie.

- Fille du roi triton, tu paniques pour rien. J’y ai simplement glissé un peu de ma magie pour que tu puisses redevenir une sirène.

- Cette bague, c’est un cadeau de son prince, c’est pour ça qu’elle est si angoissée, ricana Morgan.

Il s’arrêta un instant pour prendre le visage de la sirène et la fixer dans les yeux.

- Tu as un regard de tueuse, Poema. Tu es pire que moi et ton prince, quand tu es en colère. Je vais te tenir bien fort, comme ça, tu ne pourras pas t’échapper. Tu sais que je suis plus fort que toi, alors ne tente rien, compris ? Tu dois être la sirène la plus faible qui existe, elles sont toutes très puissantes, d’habitude. J’ai entendu dire que ce sont les reines et non les rois qui dirigent le royaume marin, mais comme la tienne a disparu je-ne-sais-où… Bon, ça m’arrange ! Tu ne pourras pas me désobéir. Suivez-moi tous les deux sur le pont du navire. Je vais leur faire part de mon plan. Hélas, je serai obligé de mentir à ces idiots d’humains ! Je n’aurais même pas dû emmener l’armée avec moi sur ce bateau, mais si le roi triton m’accepte, je lui simplifierai la tâche : il suffira de faire couler cette embarcation pour éliminer une bonne partie de l’armée terrestre ! Maître, vous saurez sûrement vous sortir d’ici si cela arrive avec votre magie.

- Que comptes-tu faire ? Je ne comprends pas ! lui dit Poema.

- Ah, je ne t’ai pas bien expliqué mon plan. Tu n’as pas intérêt à en parler, ni aux soldats ni à ton père, bref, personne ne te croira, de toute façon. Si l’armée terrestre est incapable de vaincre le roi, et je pense que c’est le cas, je passerai du côté de ton père.

- C’est-à-dire ?

- Je l’aiderai à noyer les hommes, et comme je lui aurais ramené sa fille, il me nommera son successeur légitime ! Dans tous les cas, même si on gagnait contre le roi, je noierai les humains avec ma magie et celle de mon maître, et on règnera sur les deux royaumes ! Pas mal, hein ? Je finirai soit par faire de mon nouveau maître notre allié, afin qu’il règne avec nous, soit je me débarrasserai tout simplement de ton père pour ne laisser que moi et le conseiller en tant que chefs.

- Vous êtes totalement fou ! Mon père ne va jamais faire confiance au dirigeant du royaume terrestre !

- Ça tombe bien, c’est Aaron, le dirigeant, pas moi. Et puis, comment le saura-t-il ? Tu ferais mieux de ne pas le lui dire, je ne sais pas ce que je te ferai dans ce cas, surtout qu’il ne te croira pas. Ton père ne veut pas ton bonheur, il cherche un successeur : moi ! Quelqu’un qui l’aidera à agrandir son royaume !

Avant qu’elle ne puisse répondre, Morgan l’entraîna hors de la cabine et rassembla ses hommes.

- Grâce à la magie du conseiller, je suis en mesure d’aller directement sous l’eau attaquer le roi triton ! La bien-aimée de notre prince est en fait la fille du roi triton, et je l’ai en otage.

Un brouhaha s’éleva dans la foule. Cette information avait étonné tout le monde.

- Je pars seul, je réussirai, j’ai la magie avec moi. Et si je ne reviens pas, partez protéger le peuple. Si le roi triton vient à vous, vous saurez vous défendre, après tout, ce navire est protégé par la magie ! Ne vous inquiétez pas pour moi. Conseiller, restez ici avec l’armée, en cas de souci, vous savez quoi faire.

- Vous n’avez pas honte de berner vos hommes ? chuchota Poema.

- Absolument pas. Après ce qu’ils m’ont fait subir, je n’ai aucun regret.

Acclamé par l’armée terrestre, Morgan s’approcha du bord du bateau tout en serra le bras de Poema, et sauta à l’eau.

Une fois dans la mer, le bras-droit du prince jeta son pantalon, seul habit qu’il avait gardé pour ne pas choquer ses gens et Poema, puis se transforma en frottant son pendentif. Il en fit de même pour la jeune fille sans la lâcher en touchant sa bague.

- Tu ne trouves pas que c’est bien mieux ainsi ?

- Pas du tout. Moi, je veux rester humaine.

- Tant pis pour toi. C’est pas comme si tu avais le choix, ajouta-t-il en riant.

Il plongea sous l’eau en l’entraînant avec lui. Grâce à la magie, il savait que le château des sirènes ne se trouvait pas loin : il avait arrêté le navire très près de son but !

Morgan ne vit pas nos amis, cachés par l’ombre nocturne du grand bateau, qui l’avaient observé sans se montrer. Serenn, Moonlight et Coralia le regardèrent partir, impuissants. En effet, la magie du vieux conseiller se trouvait dans la bague de Poema et dans le pendentif de Morgan, et la magie de Lohan n’avait pas fonctionné sur eux. Bien sûr. Ignorant ce fait, les trois amis en déduisirent que quelque chose n’allait pas du côté de Lohan.

- La téléportation marche, pourtant… C’est bizarre. Peut-être qu’on peut au moins rejoindre Lohan ? Il a sûrement besoin de notre aide ! proposa Moonlight.

- Bonne idée, il pourra peut-être soigner Jack, acquiesça Coralia.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Tous les quatre se retrouvèrent au palais, juste à côté de Lohan et d’Aliénor. Effectivement, même si leur ami mage était éveillé, il ne semblait pas au mieux de sa force.

- Vous êtes revenus… fit Aliénor avec étonnement.

- Mon frère va bien ? Sa magie ne fonctionne pas partout, qu’est-ce qu’il a ? s’inquiéta Coralia en regardant Lohan.

- Il vient de revoir la personne qui lui a fait tant de mal : le fidèle de son maître, l’ancien conseiller de Blake. C’est à cause de cela que sa magie a du mal à fonctionner, c’est certain.

- On a vu Poema en compagnie d’un homme inconnu, est-ce…? souffla Coralia.

- Non, lui, c’est sûrement son bras-droit Morgan, et il lui a enlevé Poema. Ils se sont battus il y a quelques temps, et Blake est parti les chercher lorsqu’il s’est réveillé.

- Nous n’avons rien pu faire en les voyant, alors nous sommes venus voir comment tu allais, expliqua Serenn à l'attention de Lohan.

- Nous avons réussi à arrêter le roi triton, mais ce n’est plus pour longtemps si ta magie est instable, remarqua Moonlight, l’air soucieux.

- Jack ne va pas bien… Tu peux l’aider ? demanda Coralia.

- Ah… C’est donc arrivé avant que je ne puisse trouver de solution… Je vais tout de raconter, mais pas tout de suite, promets-moi de ne pas agir de manière impulsive, d’accord ? Ce qui le blesse est très dangereux, et c’est la même chose qui me blesse moi et ma magie. Je… J’étais au courant, et quand j’ai revu le fidèle de mon maître, tout a empiré.

- Tu étais au courant ?!

- Je ne voulais pas vous inquiéter, pardonnez-moi. Il faut que j’affronte mes peurs. Je vais d’abord essayer de soigner Jack. Si je réussis, cela signifiera que je suis capable de battre le vieux conseiller. Heureusement, personne ne se soucie de nous, et on ne se fera pas repérer avec ma magie.

- Je suis là pour toi, on va guérir Jack, tu peux le faire, ta sœur compte sur toi, le rassura Aliénor.

- Préparez-vous pour le moment, ou reposez-vous. Quand j’aurais fini, nous partirons rejoindre les autres. J’essayerai de m’approcher le plus possible d’eux, même si je ne garantis rien, leur dit Lohan.

- Vous pensez qu’on va y arriver ? s’enquit sa sœur.

- Nous DEVONS y arriver, et puis… Nous ne sommes pas seuls ! sourit Moonlight.

- Tu as raison, ensemble, on peut le faire ! l’approuva Serenn en le prenant doucement par la main.

Son amant rougit et baissa le regard, attendri.

Avec l’aide de l’amour, tout semblait possible, même le plus grand des rêves.

"Je prie pour que vous réussissiez, vous allez y arriver même sans l’aide des dieux. Le Messager Terrestre veille sur vous, et moi aussi…" murmura celui qui aimait la terre plus que tout.