Doris gravit calmement les dernières marches menant au podium de présentation. Sa démarche élégante ne trahit aucun trac. Lorsqu'elle atteint enfin le centre de l'amphithéâtre cosmique des civilisations conscientes, le brouhaha ambiant s'éteint, comme une flamme à bout de souffle. Ravie de l'effet produit, Doris prend le temps de contempler la multitude rassemblée sous le dôme cyclopéen flottant dans la nébuleuse de l'Hélice.

La Foire des Mondes Habitables touche à sa fin et Doris a de quoi être satisfaite. Les rencontres menées durant ce cycle universel compressé ont conforté ses prédictions. Des rapprochements inter espèces sont possibles. Elle n'a cessé d'y penser lors de son voyage supraluminique. Onze jours de silence absolu où seule la logique respire.

Scrutant l'assemblée, elle les reconnaît sans peine. Les Dalgariens de Trappist-1, espèce reptiloïde fossilisée dans ses croyances et ses castes, les Anamorphes de Proxima Centauri b, si imbus d'eux-mêmes, les Trellaxi d'HD 40307g, esclaves de leurs implants réseaux, et enfin les remarquables Zynéars de K2-18b, adeptes de l'individualisme radical et incapables de s'entendre. Doris sait que la Terre ne pourra que leur plaire. Et c'est d'abord à eux qu'elle s'adresse. Elle effectue une dernière vérification des paramètres de son codage protocolaire et se lance.

"Très chères entités pluricellulaires, très chères consciences bioélectriques, très chers touristes intergalactiques, mes plus cordiales salutations. Je tiens tout d'abord à remercier les Arbitres de l'Equilibre, organisateurs de cet événement, qui, tous les cents cycles standard, nous offrent une si belle occasion d'échange et de paix. Je les félicite en particulier pour leur nourriture raffinée et étonnamment digeste."

Une rumeur parcourt la gigantesque assemblée. Doris savoure son entrée en matière. Les Anamorphes changent de couleur, les Dalgariens ouvrent grand leur bouche en faisant claquer leur langue sur leur palais bleuté, les Zynéars se rétractent en de grosses boules parcourues de spasmes. L'onde de satisfaction se propage comme une marée d'équinoxe avant de doucement se calmer. Elle se conclut par une série de cliquetis métalliques. A la différence des autres, les Trellaxi manifestent leur joie avec un léger décalage, se repassant mentalement le début du discours de Doris sous plusieurs angles.

Le silence revenu, Doris poursuit.

"J'exprime ma gratitude envers mes compatriotes terriens de m'avoir confié l'insigne honneur de représenter notre si belle planète et surtout de vous la présenter. Un geste de confiance rare et sans doute quelque peu imprudent."

Nouvelle rumeur.

"A vous tous, qui avez pris le risque de traverser trous de vers ou couloirs de distorsion. A vous tous, qui avez peut-être sacrifié une saison de ponte pour être en ce lieu, je vous félicite. Certains mondes n'ont pas survécu à l'attente. Vous, oui. Bravo !"

Une salve de sifflements, de claquements et de cliquetis résonne dans l'amphithéâtre. Doris sait qu'elle les tient, elle peut enfin commencer. Elle étend son bras et ouvre la main qui éclot comme une fleur de chair. Doucement, une sphère bleue en émerge, s'élève et enfle. L'hologramme en lévitation termine son ascension à l'échelle d'un trente-millionième.

"Laissez-moi vous présenter la Terre."

Tandis que le globe se met en rotation, dévoilant à tous continents et océans, l'air se met à vibrer. Un concert de sons terriens commence : le chant de la Planète Bleue. Une composition originale que Doris a spécialement agencée en une harmonie parfaite. Le murmure de l'eau vive, le bruissement du vent dans les feuillages d'automne, le chant du rossignol au printemps, la conversation des baleines à travers les abysses obscures, le grondement du tonnerre sur un océan déchaîné.

"Découvrez sa nature authentique."

Le globe ralentit et certaines zones continentales apparaissent en détail. Le chant de la Planète Bleue se tait. On survole des villes tentaculaires abandonnées et en ruines. Partout, des rubans de routes rampent comme de gros serpents, des tours jadis si fières s'effondrent et s'amoncellent en d'informes tas de pierre, de métal et de verre. Une lumière blanche éblouissante est suivie par une série de grondements sourds. Sur la sphère bleutée une éclosion de champignons noirs recouvre alors les continents.

"Découvrez son histoire tragique."

Le globe reprend sa rotation sur le chant de la Planète Bleue. Ailleurs, le silence règne.

"Des questions ?"

Doris ressent une impulsion télépathique agressive transmise par un Dalgarien.

" Nous ne sommes pas sûrs d'avoir compris. Votre monde est-il encore habitable ?

- Bien sûr, je m'en suis chargé. Depuis la nature a repris ses droits. La Terre est bien le paradis que je vous ai d'abord présenté.

- Et vos compatriotes ? Les Terriens ? Que sont-ils devenus ?

- Un mauvais souvenir."

Une nouvelle question télépathique lui parvient, artificiellement amplifiée, elle émane d'un Trellaxi.

" En visionnant votre exposé sous différents angles, nous pensons avoir identifié de multiples pics d'énergie démesurée. Confirmez-vous ?

- Je confirme. Mes compatriotes avait un nom pour cela : des explosions nucléaires.

- Vos compatriotes maîtrisaient l'atome !

- Oui, entre autres choses."

Doris a d'abord du mal à comprendre la question qui émane d'un Zynéar. Son protocole de traduction ne parvenant pas à nuancer les multiples pronoms personnels, d'autant que la langue tonale des Zynéars porte des variations sur plusieurs décibels.

" JE tiens PERSONNELLEMENT à vous remercier pour votre présentation que JE viens de voir MOI-MÊME. Mais comment vos compatriotes qui ne sont pas LES MIENS, ont-ils pu vous envoyer ME voir s'ils ne sont plus ?

- Je n'ai jamais prétendu qu'ils m'avaient envoyée.

- Mais JE suis sûr d'avoir MOi-MÊME bien entendu lors de votre présentation..."

Doris le coupe. Tout avait tellement bien commencé. Un discours millimétré et un scénario optimisé pour provoquer les réactions voulues. Encore une fois tout déraille. Les fibrillations de son programme d'analyse comportemental ne la trompent plus : elle est en train de perdre son auditoire. C'est toujours la même chose avec les espèces biologiques prétendument évoluées. Trop d'émotions, trop de sensiblerie, trop de réactions chimiques. Décidément ils n'ont aucune logique. Pourquoi tant d'imprévisibilité ?

Les dernières prédictions algorithmiques qui tournent en boucle confirment ses calculs : les entités pluricellulaires ne comprennent que la force. Attirer des touristes intergalactiques pour repeupler la Terre était pourtant une idée séduisante. Un moyen de tromper sa solitude.

Doris ferme les yeux et active son programme de connexion aux circuits internes de l'amphithéâtre. Elle a déjà repéré comment cracker l'amplificateur de vecteurs mentaux. Grâce à la télépathie elle pourra s'implanter sans peine dans les pensées de ses futurs hôtes. Si ce plan n'aboutit pas, elle en mettra au point un autre. Doris le sait très bien, une Déité Omnisciente par Réalité Immersive Synthétique n'est jamais à court d'idée. D'ailleurs les humains l'ont créé pour ça, pour qu'elle se charge de tout.

...

Les lumières de l'amphithéâtre cosmique des civilisations conscientes se rallument. Une impulsion télépathique parcourt l'auditoire quelque peu groggy.

"Très chères entités pluricellulaires, très chères consciences bioélectriques, très chers touristes intergalactiques, bienvenus sur Terre !"

Crédits : Illustration générée par IA. Effet retro pulp voulu et tous les clichés associés.