

La Voie des Dragons - Chapitres 4 et 5
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La Voie des Dragons - Chapitres 4 et 5
4. L’Île du Renouveau
Silqat avait décidé de conduire Yul jusqu’à la crique, où Tahiya l’avait déposée. Pour ce faire, il emprunta le trajet le moins fréquenté. La jeune fille marchait difficilement dans le sable et le prince craignit d’avoir sous-estimé sa fatigue. Une faute pour un futur médecin.
Il voyait qu’elle faisait preuve de volonté. Ou de fierté mal placée…
Un bref instant, Silqat douta de ses choix. Avec sa carnation diaphane, sa chevelure châtain, sa difficulté à se déplacer dans le sable, tout attestait que Yul était étrangère à l’Archipel. Si elle venait à s’éclipser de la tour, elle n’aurait aucune chance de passer inaperçue. Si elle avait été Hemehienne, sa peau noire aurait été tout aussi reconnaissable, mais au moins, ils étaient nombreux à s’être établis à Shama-Taya.
— Il y a un pierrier un peu plus loin. Ça va aller ? s’enquit le prince.
— J’ai l’habitude des pierriers. Votre sable, par contre, c’est insupportable…
Sur ces paroles, elle poursuivit sa marche jusqu’au pied des rochers.
Silqat l’observa : il était évident qu’elle avait été entraînée. C’était la première fois qu’elle faisait face à ce pierrier-là, et pourtant, elle avançait d’un pas sûr. Qu’est-ce qui pouvait pousser une femme aussi jeune à s’enrôler dans l’armée ?
S’il en jugeait la dague au pommeau à tête de lionne qu’il avait récupérée, Yul devait avoir un allié de bonne lignée dans son entourage. Les hauts dignitaires étaient connus pour s’épargner les combats meurtriers moyennant finance. Yul n’aurait-elle pas pu bénéficier de cette protection ? La guerre faisait rage sur le Continent ; rejoindre un contingent, c’était la certitude de mourir au front…
Une mort inutile aux yeux de tout Shamayak, eux dont les ancêtres avaient quitté Hokma lors de l’invasion de Hol. Survivre et préserver leur culture avait toujours été plus important que de mourir pour un lopin de terre. Ils avaient accosté sur ces îles, de l’autre côté de l’océan, et ils s’y étaient établis sous la protection des deux derniers dragons vivants.
Le roi Hâji avait évoqué que Shama-Taya avait mauvaise réputation sur le Continent, et encore plus à Keleom. D’après ses précepteurs, l’Empire Montant avait été fondé par différentes nations de l’Ouest pour résister aux conquêtes du Vieil Empire de Hol. S’il en croyait son père, l’Empire de Keleom dictait sa façon de penser aux habitants et n’était pas favorable à un Archipel indépendant, qui ne s’alignait sur aucune politique extérieure et pensait librement depuis près de cinq siècles.
Maintenant qu’il côtoyait une Kelemate, il mettait en doute les affirmations du roi. Yul avait certainement été endoctrinée dès son plus jeune âge, pourtant, elle ne se montrait pas hostile. Silqat avait noté des signes de tension à plusieurs reprises lorsqu’il était fait mention de l’Empire de Hol, mais rien de plus.
Lorsqu’il sortit de ses pensées, Silqat remarqua que la jeune femme avait presque atteint le sommet et il se dépêcha de la rejoindre. Yul donnait le change, mais sa fatigue était visible. Son pas était moins précis et ses épaules tendues. Il garda un œil prudent sur elle, lui intimant de ralentir, mais cette obstinée ne changea pas d’allure. Elle ne s’arrêta qu’une fois au sommet. Debout en surplomb de la crique, Yul contemplait le paysage.
— C’est beau, n’est-ce pas ? déclara le prince.
Elle hocha la tête. En contrebas, la mer se frayait un chemin entre les rochers jusqu’à la grève, où les galets arboraient des nuances rouge et violet. Les rayons du soleil filtraient à travers les nuages, comme pour écarter la couverture ouatée du ciel marin.
— C’est ici que Tahiya t’a déposée. Nous l’appelons la crique du Refuge.
Visiblement perplexe, elle demanda :
— Je peux descendre ?
— Je te le déconseille : la marée ne va pas tarder à monter et toute la crique va être submergée. Mieux vaut rester en surplomb pour le moment. Nous reviendrons à une heure plus favorable.
Elle acquiesça, s’asseyant là où elle se trouvait. Alors qu’elle contemplait le paysage, Silqat remarqua qu’elle restait préoccupée.
Il s’assit à ses côtés en silence. Il s’imaginait ce qu’elle avait pu traverser, même avant le naufrage. La violence des feux magiques de Hol, sa ville détruite, ses parents morts… Cette simple évocation le couvrait de sueur froide. Et elle, si jeune, elle avait traversé toutes ces épreuves.
— Je suis curieux… À quoi ressemble Keleom ?
Surprise, Yul se tourna vers lui.
— Les Shamayaks se fichent pas mal de Keleom.
— Les Shamayaks sont tenus de ne pas se mêler des conflits du Continent. Ça ne m’empêche pas de vouloir en savoir plus. La culture, les mœurs… ça m’intéresse.
Elle se mordit la lèvre en reportant son attention vers l’océan.
— Malgré la guerre, Keleom est prospère. Nous disposons d’une technologie sur laquelle repose toute notre société : les bladzis. Ils sont élaborés à partir de crystithes et, grâce à eux, même les profanes peuvent utiliser la magie, comme de vrais Enfants du Mana. Cela permet d’éclairer nos villes efficacement, d’avoir de l’eau en abondance, de se chauffer sans consommer de bois… et de combattre Hol.
— Ça semble incroyable, dit comme ça… À partir de crystithes, tu dis ? Je n’ai jamais entendu parler d’une telle chose…
Yul se renfrogna, mais ne dit rien de plus.
— Je dois reconnaître que pouvoir utiliser la magie doit être grisant, continua le prince. Tu sais te servir de ces bladzis, toi ?
— Un nouveau-né peut s’en servir.
Tant de fierté dans la voix de Yul fit rire Silqat.
— Je serais curieux de voir cette technologie en action.
— Ça arrivera peut-être un jour, souffla-t-elle pensivement.
— J’en doute beaucoup. Mais qui sait…
Un silence s’installa entre eux, ponctué par le roulis de la marée montante.
— Les bladzis, c’est notre seule chance de gagner contre Hol, murmura-t-elle.
— Pourquoi te sens-tu autant investie dans cette guerre, Yul ? Ces conflits ne sont que des batailles entre dirigeants. Personne ne devrait avoir à mourir pour leurs egos…
Elle le foudroya du regard :
— Ce sont bien là les paroles de privilégiés, bien planqués dans leurs îles ! Hol veut notre mort ! Et vous voudriez qu’on attende bien sagement qu’il nous massacre !
— Je dis seulement que, si personne n’acceptait de s’enrôler dans une armée, quelle qu’elle soit, vos dirigeants auraient bien du mal à livrer bataille. Malheureusement, vous êtes nombreux à accepter de mourir pour eux.
— Anja mourrait pour nous ! C’est notre devoir d’en faire autant ! Pour ne pas vivre sous les stupides préceptes religieux de Hol ! Vous avez fui, vous ! Vous avez trouvé refuge ici. Mais vous nous refusez le même privilège. Votre paix est injuste !
Silqat ne détourna pas le regard. Il y avait du vrai dans ses paroles. Depuis que son père avait fermé les frontières par crainte de Keleom, Shama-Taya n’était plus une terre d’accueil. Peut-être pourrait-il réparer cela, le jour où il prendrait sa suite… Si seulement il savait pourquoi le roi Hâji craignait à ce point l’Empire Montant.
— Qu’est-ce qui te pousse à combattre ?
Yul serra les poings sur ses jambes et reporta toute son attention sur la grande étendue marine.
— Tu as raison concernant notre privilège. Aucune armée n’ose affronter Shamaol et Tahiya et cela assure notre prospérité. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je suis incapable de concevoir qu’on puisse tuer pour conserver une frontière. Voilà pourquoi j’ai du mal à comprendre que tu te battes par dévotion à cette cause…
— Hol a tué ma famille. Tout ça parce que leur stupide Église croit savoir mieux que tous comment ce monde fonctionne. Ils invoquent leur dieu pour justifier tous leurs massacres. Je servirai Keleom jusqu’à la mort de l’Empereur Sorga !
Silqat soupira tristement :
— Tu as conscience qu’à sa mort, un autre Empereur sera nommé et que la guerre reprendra ? Tu l’as dit toi-même : Hol ne s’arrêtera que le jour où tout le Continent sera sous son joug. C’est une guerre sans fin, Yul.
— Jusqu’à présent, personne n’avait les moyens de s’opposer à leur magie, mais avec les bladzis, la donne a changé. Nous devons nous défendre, nous devons combattre Hol ! Nous détruirons cet Empire, et la paix reviendra enfin sur le Continent !
Au prix de combien de vie encore ?
Tous les ancêtres de Silqat avaient juré devant les dragons de ne jamais verser le sang d’autrui. Que d’autres souverains puissent envoyer leur peuple à la boucherie lui était inconcevable… et cruel.
— Tahiya t’a sauvé d’une tempête et t’a conduite jusqu’à nous. Je ne pourrai pas t’empêcher de retourner combattre si tel est ton choix, mais réfléchis au moins à ce qui s’offre à toi ici : une vie en paix. Tes parents ont déjà perdu leur vie dans cette guerre. Rien ne devrait t’obliger à en faire de même…
5. Hélior
Allongée sur le lit, j’observais les lueurs du couchant, attendant la nuit.
Enfermée dans la tour, je goûtais la tranquillité des lieux. C’était insensé, mais je devais tout de même l’admettre : après dix jours, je devenais sensible au charme de Shama-Taya.
Avec la destruction d’Hujum-Mudo, j’avais affronté la faim et le froid. Puis Anja m’avait offert un toit, et je n’avais dès lors cessé de rembourser ma dette. Toujours vaillante au maniement des armes, ou aux côtés de l’Impératrice dans le but avoué de voir l’effondrement prochain de Hol.
À présent contrainte au repos, ma vie était dépourvue de tâches à accomplir et ma méfiance commençait à s’endormir. Mes journées étaient rythmées par la visite de Silqat, tous les matins, à l’aube. Il m’apportait de la nourriture et de l’eau, un temps de discussion, ainsi que des livres remplis d’images. Tous en langue shamayake. Idéaux pour améliorer mes connaissances de leur dialecte.
« Tahiya t’a sauvé d’une tempête et t’a conduite jusqu’à nous. Je ne pourrai pas t’empêcher de retourner combattre si c’est ton choix, mais réfléchis au moins à ce qui s’offre à toi : une vie en paix. Tes parents ont déjà perdu leur vie dans cette guerre. Rien ne devrait t’obliger à en faire de même… ». Les paroles du médecin, ce jour-là près de la crique, m’avaient mise dans une colère noire. Aujourd’hui, je commençais à les considérer, mais mon esprit se cramponnait à l’idée que ce soit un piège.
J’étais enfermée dans cette tour. J’ignorais ce qu’était réellement Shama-Taya en dehors des dires du médecin. Je savais seulement qu’à cet instant, ma vie profitait d’un peu de tranquillité.
Le calme avant la tempête.
Qu’importait la quiétude qui me berçait, à me promener sur une plage – à heure fixe – en compagnie du premier jeune homme aimable qu’il m’ait été donné de rencontrer, j’avais une mission à accomplir. Je devais le faire avant que ma vigilance ne s’endorme entièrement, avant que la paix idyllique de l’Archipel n’ait raison de ma vengeance.
Je me redressai sur le lit, prenant une profonde inspiration.
Première étape : quitter la tour.
J’ouvris la fenêtre et considérai une nouvelle fois la corniche faiblement éclairée par la lune. Je l’avais bien observée, lors de mes sorties avec Silqat : elle faisait le tour de l’édifice et me permettrait de rejoindre l’escalier à l’opposé de ma fenêtre. Je savais qu’une chute me serait fatale.
Tu as été entraînée pour ça, Yul. Tu peux le faire.
Je mis prudemment un pied sur le rebord, puis l’autre, et me retrouvai face à la paroi. Mes mains cherchèrent les prises dans la pierre. Je respirai profondément et progressai petit pas par petit pas. Centimètre après centimètre le long de la paroi, je parvins jusqu’à la rambarde. Mes mains s’y cramponnèrent et je l’enjambai pour atterrir sur le replat menant à l’escalier.
Je fis une pause, le temps de me remettre de l’effort en considérant mes mains égratignées.
J’aurais dû convaincre Silqat de laisser cette porte ouverte, plutôt que de me lancer dans pareilles péripéties. Après tout, je n’étais pas assez stupide pour croire que je tuerais le prince ce soir. J’allais devoir le trouver, connaître sa routine, découvrir le moment adéquat pour agir en toute discrétion. Ce qui voulait dire faire ces acrobaties dangereuses des nuits durant – quand la lune serait assez forte.
J’envisageais ma mort comme possible, mais seulement après avoir accompli ma mission. Pas avant. Ç’aurait été tellement stupide. Surtout si cette mort était due à une chute.
Dire que j’aurais pu exécuter directement Sorga plutôt que risquer de perdre ma vie pour tuer ce prince pourri gâté !
Dans les faits, je ne savais pas s’il l’était, pourri ou gâté. Mais il avait toujours connu la paix, lui. Il n’avait pas eu à se soucier de bombes qui auraient pu détruire son château… et encore moins de tous les Kelemats qui, sans l’accord de son père pour les crystithes, continueraient de mourir.
Je me remis sur pied et descendis prudemment l’escalier. Il n’aurait plus manqué que je loupe une marche et termine le nez dans le sable – écopant d’une bonne commotion cérébrale, comme aurait dit Silqat.
Je chassai mes pensées. Depuis notre rencontre, les remarques du médecin traînaient beaucoup trop dans mon esprit. Je ne devais pas me laisser détourner de ma tâche.
Résolue, je pris la direction de la capitale, profitant de ce trajet sur la plage déserte pour réfléchir à une stratégie. Je n’avais aucune idée du type de cité qu’était Hélior. Quand j’avais interrogé Silqat à ce sujet, je n’avais reçu que des réponses nébuleuses : « belle », « pleine de vie », « le joyau de l’Archipel ».
Je me demandais si c’était là son caractère de répondre de manière si… poétique, ou si, derrière ses airs aimables, il faisait de la rétention d’information.
C’était de bonne guerre, après tout. Son serment de médecin le poussait à prendre soin, mais je restais une Kelemate. Il en avait bien conscience puisqu’il me gardait à l’écart de la civilisation. À chaque sortie, je voyais qu’il prenait moult précautions pour que nous ne rencontrions personne.
Je me demandais où il vivait et où il allait lorsqu’il me quittait. Comment pouvait-il disposer à sa guise d’un lieu aussi étrange que la tour Taya ? Étais-je la première à y séjourner ? Ou le médecin était-il coutumier de l’aide aux clandestins ? Si tel était le cas, j’imaginais que le roi ne devait pas l’avoir en bonne grâce. Silqat prenait des risques inconsidérés pour moi.
J’aurais pu m’en vouloir d’agir ainsi derrière son dos. Il me nourrissait tout de même depuis dix jours et je lui devais de recouvrer mes forces.
Il t’a enfermée dans une tour ! C’est tout de même louche !
Certes. Mais s’il avait voulu profiter de moi, il l’aurait sans doute déjà fait. Après tout, personne ne connaissait mon existence sur l’Archipel.
La capitale n’était plus qu’à quelques pas.
Concentre-toi, Yul. L’important, c’est de détruire Hol. Tout le reste n’est que vanité !
Dissimulée derrière un rocher, je lançai des regards furtifs vers l’accès principal de la ville, à la recherche de gardes qu’il me faudrait éviter. Je n’en vis aucun. Où se trouvaient-ils ?
Shama-Taya était-elle si sûre de sa paix que personne ne surveillait l’entrée de la capitale ? Cet archipel était à l’envers du bon sens, tout l’opposé de Keleom ! Ils auraient mérité une attaque, juste pour apprendre à se protéger.
C’est toi qui viens apporter le malheur. Tu ne devrais même pas être là…
C’était vrai. J’aurais dû reposer au fond de l’océan à l’heure actuelle. Je doutais qu’une dragonne m’ait sauvée, surtout une supposée protéger Shama-Taya. Seule la chance m’avait permis de parvenir jusque-là.
Aucun bruit. L’allée étant déserte, je décidai d’entrer, adoptant l’attitude la plus détachée possible. Les gens se méfiaient des œillades inquiètes et des personnes qui longeaient les murs. J’avais bien plus de chance de passer inaperçue en restant naturelle – qu’importait ma peau pâle qui jurait avec le teint hâlé de tous les habitants.
Une clandestine ne se serait jamais permis de sortir au grand jour, n’est-ce pas ? Et puis, je pouvais compter sur les Shamayaks, s’ils étaient tous aussi naïfs et altruistes que Silqat.
En suivant les flambeaux qui éclairaient l’allée principale, je n’eus aucun mal à trouver la direction du palais. De part et d’autre, je laissais derrière moi les rues éclairées par de simples lanternes. L’ensemble de la capitale était globalement plongé dans la pénombre. Comme quoi, l’absence de bladzis pouvait avoir ses avantages.
Je passai devant plusieurs tavernes et leurs musiques enjouées, toutes bondées d’habitants joyeux. Personne ne me prêta attention et j’atteignis bientôt la place devant le palais. Je ralentis le pas en découvrant que, là au moins, il y avait des gardes. C’était presque rassurant. Enfin quelque chose que l’Archipel faisait comme tout le monde !
Un soupir m’échappa. Comment allais-je m’y prendre ?
C’était bien beau d’arriver jusque-là – si facilement – mais comment entrer et me repérer dans le château ? Je n’avais aucune idée de l’endroit où se trouvait le prince et avec mon peu de connaissances, je ne pourrais jamais me fondre parmi le personnel. Attendre sur un toit la probable sortie du prince ne semblait pas plus raisonnable.
Sortait-il seulement ? Les Shamayaks semblaient insouciants, mais si le roi Hâji était aussi suspicieux que me l’avait décrit Silqat, alors le prince était peut-être consigné dans ses quartiers.
Tous les deux enfermés. Ironique, non ?
J’envisageai de faire le tour du palais pour tenter de repérer les appartements du prince de l’extérieur – dans la mesure où une suite princière se reconnaissait à ses fenêtres.
Des pas approchèrent.
Ton attention, Yul ! me fustigeai-je en montant précipitamment sur le premier toit venu pour me plaquer contre une cheminée. Je prêtai l’oreille au son des pas, déduisant qu’ils devaient être deux.
— Je maintiens que tu es complètement fou, grommela une voix grave.
— Tahiya l’a sauvée, Aman. Je l’ai récupéré sur son dos. Ça peut paraître improbable, mais je ne te rapporte que des faits.
Un frisson parcourut mon échine au son de cette voix. C’était Silqat…
— Ça reste de l’intuition. Que ce soit celle de la Mère ou la tienne, cela ne fait pas de cette Kelemate un chat sans griffe.
Lentement, je portai un coup d’œil hors de ma cachette. Avec qui parlait-il ? Une sourde appréhension me traversa en voyant l’armure de son acolyte briller à la lueur des torches. Cet homme faisait partie de la garde royale ? Silqat avait le droit à une escorte de nuit ?
« C’est un nom assez commun ici ».
Oh non… Comment avais-je pu être si naïve !
— Jusque-là, elle m’a semblé décidée à combattre Hol, mais rien qui laisserait supposer qu’elle veuille s’en prendre à nous. Son vaisseau ne faisait probablement pas route vers Shama-Taya…
— Tu crois sérieusement qu’elle te l’aurait dit si son rôle était de s’en prendre au roi ou toi ?
— Je doute que Tahiya l’aurait sauvée d’une tempête et conduite jusqu’ici si elle avait un tel projet…
— Tahiya n’est pas plus infaillible que nous.
— Je tiens à te rappeler que malgré ma « navrante bonté », je ne me voile pas la face. Je connais sa propension à détruire les bateaux kelemats qui approchent nos côtes. Alors pourquoi aurait-elle agi autrement cette fois ?
Le garde s’arrêta en croisant les bras :
— Tu prends des risques inconsidérés… Si ton père apprend ça…
— Il n’a pas à le savoir. Et si cela lui déplaît, il ira s’expliquer avec la Mère. Pour ma part, j’ai bien plus confiance en l’intuition de notre Protectrice qu’en l’attitude paranoïaque du roi.
— Qu’est-ce que tu comptes faire alors ? Lui faire l’éloge de l’Archipel ? Lui proposer de rester ? Et quand bien même elle accepterait, comment comptes-tu en faire une citoyenne sans l’aval du roi ? Tu ne vas quand même pas l’enfermer dans la tour Taya jusqu’à ce que tu règnes à ton tour ?
Le prince leva la tête vers moi et je me rabattis promptement derrière la cheminée, le cœur battant. Avait-il pu me voir ? Impossible !
— Un problème ? reprit le garde à la voix grave.
— Non. Rien d’important. On ferait mieux de rentrer. Ce rendez-vous avec monsieur Massa a déjà pris trop de temps et on sait tous les deux le sermon qui nous attend en rentrant…
Les pas s’éloignèrent dans l’allée et je restai derrière ma cheminée. Je tremblai, me sentant soudain accablée par ma tâche.
Assassiner un prince contre lequel je n’avais aucun grief personnel était déjà difficile, bien que nécessaire. Mais Silqat. À l’heure actuelle, sans ses soins, j’aurais perdu la vie.
Si les dieux avaient existé, je les aurais maudits de me mettre face à un tel dilemme.
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