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Faut-il lutter contre les inégalités ?

Faut-il lutter contre les inégalités ?

Publié le 1 févr. 2020 Mis à jour le 1 févr. 2020 Économie
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Faut-il lutter contre les inégalités ?

Le 13 septembre 2018, le Président de la République Emmanuel Macron annonçait la mise en place d'un plan pauvreté depuis Musée de l'Homme de Paris. Ainsi, malgré plus de 150 ans de croissance, la question de la pauvreté reste d'actualité. Quelques mois plus tard, le gouvernement décide de faire supprimer l'Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) et de le remplacer par un Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI), une mesure adressée aux plus favorisés qui paraît aller à l'encontre d'une prétendue lutte contre les inégalités. De fait, l'Institut des Politiques Publiques relève que l'effet du programme économique de la présidence sur le revenu disponible des ménages français est négatif sur les 2 premiers déciles (environ -0,7%), positif du 3ème au 8ème décile (+0,2% environ), négatif sur 9 et 10ème déciles (-0,5%) mais très largement positif pour le top 1% (+1,7%). Toutefois, l'argument avancé en soutien au remplacement de l'ISF par l'IFI tient au fait qu'il permettrait d'inciter les individus les plus fortunés à financer l'économie plutôt que d'investir dans des biens immobiliers, jugés moins utiles au développement économique. Le lien entre inégalités et croissance apparaît ainsi complexe.

Si la pauvreté pénalise la croissance à court terme par un déficit de consommation et à long terme par un frein à l'éducation et à la santé dans les pays dont la protection sociale est peu développée, les inégalités constituent cependant un processus d'incitation à l'innovation sine qua non à la croissance économique (Angus Deaton,  Health, Inequality and Economic Development). Cette croissance, qui se réalise sans regard pour la répartition des richesses, justifie l'interventionnisme de l'État dans une optique de redistribution telle que le justifie Richad Musgrave dans The Theory of Public Finance. Néanmoins cet interventionnisme n'est pas sans coût pour l'économie, par le biais de distorsions sur les marchés et par des effets d'éviction, et il semble nécessaire d'arbitrer entre efficacité et égalité (voir Arthur Okun, Equality and Efficiency: The Big Tradoff).

La lutte contre les inégalités est de ce fait polysémique. En effet, les inégalités peuvent s'apprécier d'un point de vue statique -- la répartition des revenus et des biens n'est pas uniforme dans la population -- ou dynamique -- la mobilité sociale est insuffisante. L'enjeu des politiques économiques actuelles semble donc être la mise en place d'une croissance dite inclusive permettant de concilier croissance économique et lutte contre les inégalités au travers d'une mobilité sociale accrue et d'une élimination de la pauvreté.

 

L'accélération de la mondialisation des échanges commerciaux depuis les années 1980 a permis l'intégration et l'ouverture des pays en développement. L'effet de rattrapage de nombre d'entre eux -- Chine, dragons et tigres asiatiques notamment -- leur a permis d'atteindre des taux de croissance annuels très supérieurs à ceux des pays développés et de résorber de fait les inégalités au niveau global. Pourtant, si la « courbe en éléphant » de Branko Milanovic (Global Inequality) atteste bien de ce point, elle met simultanément en exergue l'accentuation de la polarisation de la distribution des richesses au sein des pays déjà développés. Elle semble en outre confirmer l'intuition d'Éric Maskin (Why Haven't Global Markets Reduced Inequality?) que le développement du commerce international rapprocherait les classes pauvres et moyennes des pays développés avec les classes les plus aisées des pays en développement mais éloignerait les classes extrêmes.

Les travaux de Thomas Piketty (Le Capital au XXIème siècle) mettent en avant, aux États-Unis, qu'une part de plus en plus importante de la richesse est captée par les individus les plus riches (le « top 1% ») en raison de l'augmentation de la rémunération du capital. L'étude conduite en 2000 par l'OCDE « Questionnaire on distribution of household incomes » montre effectivement que, en France dans les années 1990, la part des revenus captée par les 3 déciles les plus riches est cinq fois supérieure à celle captée par les 3 déciles les plus pauvres. Pour autant, l'Observatoire des inégalités établit que le rapport interdécile des revenus après impôts directs et prestations sociales est stable, à 3,4 depuis 1980, bien que le niveau de vie moyen du top 10% par rapport au low 10% tend à croître (rapport passant de 6,4 à 1995 à 6,8 en 2017). Cette évolution s'illustre par une  hausse de 0,006 point de l'indice de Gini en France sur la dernière décennie. La stabilité du taux de pauvreté à 14% depuis 2010 confirme le fait que cette hausse du Gini provient d'une hausse des revenus des individus les plus riches.

Néanmoins, l'étude du salaire brut mensuel par catégorie socioprofessionnel met en avant la rémunération nettement supérieure, à tout âge, des cadres supérieurs par rapport aux professions intermédiaires et plus particulièrement aux employés et  aux ouvriers -- qualifiés et non qualifiés. Alors que ces derniers sont plus sensibles à la concurrence internationale (20% des pertes d'emploi dans l'industrie française sont liés à l'ouverture au commerce international selon la Direction Générale du Trésor), ils sont aujourd'hui également en concurrence avec le progrès technologique (disparition de 8% de la part des emplois intermédiaires selon Grégory Verdugo dans Les nouvelles inégalités du travail) et à la robotisation (voir les travaux de Daron Acemoglu, notamment Artificial Intelligence, Automation and Work). De fait, les travailleurs peu qualifiés sont exclus du marché du travail, en particulier les jeunes issus des quartiers défavorisés dont le taux chômage atteint les 30%.

 

Les inégalités constituent un facteur incitatif majeur pour l'innovation et forment ainsi un moteur du processus de croissance (Angus Deaton). Les travaux de Philippe Aghion montrent d'une part importante des inégalités au sein des pays développés proviennent de ce mécanisme. Elles peuvent cependant brider la croissance si elles sont dues à des rentes, non productives pour l'économie et le bien-être. En outre, Joseph Stiglitz, dans Inequality and Economic Growth, démontre que les inégalités peuvent amplifier la volatilité des crises lorsqu'une part de la population est trop fagilisée par les inégalités, ce qui ne manque pas d'illustrations au cours de la dernière décennie de péripéties économiques. Raghuram Rajan (Fault Line) explique ainsi une des causes de la crise des subprimes : 80% des Américains consommaient 110% de leurs revenus, ce qui les obligeait à s'endetter et à ne pas pouvoir faire face à leurs obligations en cas de retournement de la conjoncture économique. Par ailleurs, lorsque les inégalités conduisent à accroître le taux de pauvreté, l'économie souffre d'un déficit de consommation et de productivité (affaiblissement du capital humain et de l'état de santé de travailleurs),  qui contraint l'équilibre économique à court terme et la croissance à long terme. Un rapport de l'OCDE de 2014 conclut ainsi à une perte de croissance cumulée de 4% du PIB entre 1990 et 2010 du fait de la hausse des inégalités, ce qui justifie l'intervention de l'État.

Au-delà des mesures de redistribution visant à prévenir une trop grande fragilité de certaines parties de la population, la puissance publique est également requise pour mettre en place des institutions. En effet, bien que dans Economic Growth and Income Inequality Simon Kuznets identifie l'accumulation du capital humain comme processus de réduction des inégalités engendrées par la croissance, Thomas Piketty  (The Kuznets' curve, yesterday and tomorrow) montre que l'ajustement n'est pas spontané et doit bien plus à la protection sociale et à la progressivité de l'impôt qu'à une accumulation naturelle et spontanée du capital humain. L'amélioration des institutions de formation, initiale et continue, doit ainsi permettre d'atteindre une « égalité de capabilité »  développée par Amartya Sen, c'est-à-dire une égalité dynamique liée à la mobilité sociale. Par ailleurs, le capital humain doit induire une plus grande adaptabilité des travailleurs face à la concurrence internationale, ainsi qu'une complémentarité accrue avec les nouvelles technologies et donc une productivité réhaussée impactant à la hausse la croissance potentielle (tombée de 2,5% à 1,2% entre 2000 et 2018 en France en raison de trop faibles gains de productivité selon l'OCDE). Daron Acemoglu et James Robinson (The Role of Institutions in Growth and Development) ont ainsi montré que les États américains les plus favorables à l'innovation et à l'accumulation du capital humain croissent plus rapidement et connaissent moins d'inégalités.

Photo by rupixen.com on Unsplash

La stabilité des taux de pauvreté français à 14% depuis 2010 malgré un contexte économique défavorable doit beaucoup aux stabilisateurs automatiques ainsi qu'à l'accroissement de la solidarité : nouvelle tranche marginale de l'impôt sur le revenu à 45% et contribution sociale de solidarité des sociétés. Ainsi, le nombre d'allocataires du RSA a largement augmenté depuis 2008. La crainte de trappe à inactivité à conduit l'Allemagne à limiter à un an la durée de l'allocation chômage et à encourager le travail partiel (loi Hartz IV), ce qui s'est traduit par une augmentation des inégalités (+0.03 point de Gini sur la dernière décennie) en raison d'une hausse du nombre de travailleurs pauvres. La note du Conseil d'Analyse Économique de 2003 rédigée par Olivier Blanchard et Jean Tirole attribue l'augmentation de la durée hors emploi plutôt à des frictions sur le marché du travail, c'est-à-dire à une inadéquation entre les demandes et les offres de travail. Cette situation est exacerbée par l'effet d'hystérèse du chômage (Olivier Blanchard et Lawrence Summers, Hysteresis And The European Unemployment Problem) rendant les chômeurs de moins en moins « employables », notamment du fait d'une dépréciation de leur capital humain. En donnant plus de flexibilité dans les gestion des ressources humaines aux entreprises, la loi dite El-Khomri du 08 août 2016 doit permettre de fluidifier le marché du travail et de réduire cet effet d'hystérèse, sous réserve de la mise en place de nouveaux programmes de formation continue. Les modèles schumpéteriens de destruction créatrice réhabilités par Philippe Aghion et Peter Howitt nécessitent en effet une forte fluidité du marché du travail et une grande adapatabilité des travailleurs. Il apparaît néanmoins que la formation continue bénéficie principalement aux individus les plus formés et ne participent donc que peu à la résorption des inégalités et à l'augmentation de la productivité. Il faut « savoir apprendre ». Or, malgré des mesures semblant aller dans le bon sens (dédoublement des classes), les performances du système éducatif français sont décevants au regard du budget alloué à l'éduction.

Par ailleurs, la mobilité sociale reste très insuffisante. Le rapport de l'OCDE (2017) sur les inégalités en France avance que plus de 30% des 15-29 ans issus des quartiers défavorisés sont au chômage, ce qui confirme le phénomène de reproduction des inégalités, statiques et dynamiques. La loi SRU du 13 décembre 2000 vise à améliorer la mixité sociale en imposant un quota minimum de 20% de logements sociaux dans chaque commune mais ne paraît pas être la hauteur du besoin, notamment par la faiblesse de son mécanisme de contrainte.

 

Deux notes du CAE d'avril 2017 et d'octobre 2018 sont consacrées à l'école et mettent en avant son caractère central pour la croissance et la mobilité sociale. Pour que le système éducatif constitue le moteur de la croissance dite inclusive, le CAE préconise un meilleur encadrement des élèves par le truchement d'une augmentation de la personnalisation, du mentorat et d'une amélioration des pratiques pédagogiques en termes d'estime de soi et de motivation. L'accompagnement des NEET (« Not in Employement, Education or Training ») doit également être accentué, en commençant par mieux encadrer les établissements pour l'insertion dans l'emploi. Le taux de non-recours à la prime d'activité étant près de 75%, l'automatisation du versement des aides sociales est une piste à continuer de suivre pour améliorer l'effectivité du système de solidarité français. La reproduction géographique des inégalités doit être combattue par un renforcement du dispositif de la loi SRU en en augmentant le quota, la force contraignante et en banissant la tendance à la concentration des logements sociaux. Les travaux récents de Daron Acemoglu et Philippe Aghion montrent par ailleurs que l'approfondissement des institutions démocratiques et de la tolérance participent à la mise en place d'un environnement favorisant l'innovation et la mobilité sociale.

Rendre la mobilité sociale effective, c'est mettre en place un système favorable à l'innovation : soutenir la recherche, combattre les rentes et barrières à l'entrée injustifiées et limiter les effets d'éviction de la fiscalité du capital. Le système de crédit impôt recherche (CIR) et autres dépenses fiscales liées à la recherche compte parmi les plus généreux du monde sans que ses performances soient à la hauteur des dépenses (environ 6,8 milliards d'euros de dépenses fiscales en 2019). Le système souffre en effet d'un large effet d'aubaine et manque de contrôle rigoureux. Son renforcement devrait permettre  de mieux sélectionner les programmes en bénéficiant et d'en accroître la part de financement. En outre, dans une économie ouverte les effets d'éviction de la fiscalité du capital doivent être pris en compte. La concurrence fiscale étant un jeu non coopératif, une harmonisation européenne est à rechercher. En outre, cette fiscalité ne distingue que peu l'enrichissement du fait de l'innovation (participation à la croissance et au bien-être social) de celui du fait de rentes de situation injustifiées (néfastes au progrès techniques et à la mobilité) ou de transferts intergénérationnels (donations ou héritages). Il s'agit donc de tolérer des inégalités de revenus lorsque ces inégalités proviennent d'une participation au développement global de l'économie et de la société. En ce sens, la fiscalité ne doit pas être désincitative à la création de valeur. En revanche, les inégalités entretenues par des rentes de situations attisent les tensions sociales tout en entrainant une perte sèche de bien-être économique et social. Les pouvoirs publics doivent se saisir plus fermement de la question pour contrer cette tendance dont Colleen Cunningham, Florian Ederer et Song Ma (Killer Acquisitions) ont récemment contribué à démontrer l'ampleur : dans le secteur pharmaceutique, 6,4% des acquisitions ont pour but d'enterrer un projet et ont lieu juste sous le seuil de détection des réglementations antitrust.

Enfin, s'il existe une grande inégalité sociale, c'est bien celle de la famille. Alors que les politiques sociales se sont emparées du sujet depuis 1945 dans le cadre de la branche « famille » et tentent aujourd'hui de se saisir de la question de la dépendance, la question des transmissions de patrimoine intergénérationnelles est largement éludée.  En effet, une large majorité des Français considère que les droits de mutation à titre gratuit sont trop élevés, et 87% des personnes interrogées dans le cadre d'une étude France Stratégie souhaitent une diminution de la taxation des héritages. Ainsi, lors de l'examen de la proposition de loi « visant à adapter la fiscalité de la succession et de la donation aux enjeux démographiques, sociétaux et économiques du XXIème siècle », « toutes les initiatives augmentant les droits de mutation à titre gratuit ont fait l'objet d'amendements de suppression » (avant-propos du dossier législatif, site officiel du Sénat). Le texte met donc la priorité sur la circulation anticipée du capital vers les jeunes générations en incitant fiscalement les mutations intergénérationnelles à titre gratuit entre vifs, ce qui va dans le sens d'une reproduction des inégalités, déjà exacerbée du fait de la corrélation entre revenus et niveau d'éducation et de celle entre niveau d'éducation des parents et niveau d'éducation des enfants. Les objectifs de réduction des inégalités et de mobilité sociale vont au contraire dans le sens d'une augmentation, selon un barême progressif accru, des DMTG. D'autant plus que si 87% des Français souhaitent une diminution des taxes portant sur les héritages, l'INSEE avance que seuls 45% des ménages bénéficient d'une succession ou d'une donation. En outre, une transmission moyenne est mesurée à 135 400€ (source : INSEE, 2018) pour une médiane à 41 100€. Une telle différence s'explique par le poids prépondérant de très grosses transmissions. Ainsi, une augmentation de la progressivité du barême des DMTG toucherait une petite fraction de la population générant les inégalités les plus injustifiées.

 

Si la présence d'inégalités est indissociable du processus de croissance, celles-ci doivent être tempérées par un système redistributif. Une croissance inclusive, compatible avec une conception de l'égalité comme égalité de capabilité et de mobilité sociale, est toutefois possible par un renforcement du système de formation initiale et continue, par un cadre fiscal orienté et par un approfondissement des institutions démocratiques. A contrario, les rentes et barrières à l'entrée injustifiées ainsi que les transmissions de sommes importantes génèrent des inégalités néfastes au développement économique, freinent la mobilité sociale et doivent être combattues.

 

 

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