Plein de gens          partout !
Et qui ne se regardaient pas. Une chance pour elle !

Les couleurs s’écrasaient sur la vitre dehors et elle s’amusait à les identifier, ici des arbres, là-bas un lac … Une montagne au loin ou des nuages à la traîne.
Elle commençait tout de même à avoir un peu la nausée et la nurse n’était pas là pour lui donner le médicament du voyage.

Oh elle ne lui manquait pas.
Toujours à la surveiller et à la reprendre comme si elle était aussi petite que le bébé dans la poussette.
Elle   qui faisait tout, toute seule !

Dans la gare il y avait eu du bruit assez pour que la « domestique », s'inquiète du petit frère et serre la main de Lily à lui faire mal. C’est parce que quelqu’un l’avait bousculée que Lily avait pu se dégager de sa poigne. À partir de là elle avait fait un petit pas sur le côté et s’était laissée emporter par la foule.
C’était délicieux comme la mer qui vous léchait les pieds pour vous entraîner plus loin quand ses vagues vous tiraient à elles. Elle avait été emportée vers un quai en face duquel un train attendait, blanc et rouge sur deux étages. Elle distinguait des têtes ici et là, sentait bouger des gens paraissant et disparaissant entre chaque fenêtre.
Puis un autre train, plus long et moins haut, avait masqué ce dernier, ouvert ses portes vers lesquelles elle avait été amenée.
Elle était montée.

Dans son quartier les gens sentaient trop bon, ici des mauvaises odeurs s’infiltraient ; elle était pourtant prête à les préférer car elles ne mentaient pas.
D’où Lily venait, on s’habillait avec soin,
on ne se déplaçait qu’en voiture - avec vitres teintées - même pour dix pas 
mais on pouvait battre ses enfants tout autant derrière ces parois ou ces buissons qui montaient pour dissimuler leur demeure, leur parc ou leur piscine.

On y cachait ses biens et ses vices.

Lily connaissait le mot « cliché ».
Chez elle on l’utilisait beaucoup pour masquer la vérité, la détourner et s’en vanter. Si Lily ne connaissait pas son sens exact elle en ressentait chaque jour sa portée.
Elle savait que son monde l’aurait appliqué à celui-ci ou à ses pensées de petite fille.
Comment en venait-on à croire qu’une petite fille manipulait des clichés ?

Sûrement à l’image de cet homme en uniforme qui s’inclinait vers elle avec précaution pour lui parler sur un ton autoritaire.
Elle aurait parié sur de l’indulgence, la pire parce qu’elle profitait à ceux dont la peine était largement méritée. Elle avait réagi à cette voix comme « un bon petit soldat », expression favorite de son grand-père (ces années de conditionnement servaient à quelque chose finalement).

Lily était descendue avec l’homme sans une once de confiance : se doutait-il qu’elle avait compris ?
Car elle n’était plus une petite fille.
La station qu’il avait choisie était, sans surprise, déserte.

On retrouva des jours plus tard les morceaux d’un corps éparpillés dans plusieurs poubelles ; c’était les relents qui en avaient signalé la présence.

La vie ou la mort se résumaient bien à une senteur animale.

Photo de couverture et illustration : Chantal Perrin Verdier