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NUIT A

NUIT A

Publié le 15 juin 2022 Mis à jour le 15 juin 2022 Culture
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NUIT A

 

C’est le dernier jour. Je ne sais pas comment j’ai tenu jusque-là, mais j’y suis. Il n’y aura pas d’adieux larmoyants, c’est déjà ça. Comme d’habitude, je n’ai pas réussi à tisser de liens avec quiconque au point de manquer à qui que ce soit. De mes côtés, les gouffres me séparant de quelque humanité sont toujours là, m’entourant de leur rassurantes obscurités.

 

J’ai nettoyé le bureau de sorte qu’il n’y ait aucune trace de moi, comme s’il pouvait y en avoir. Il vaut mieux être prudent. Si je pouvais appliquer cette méthode de nettoyage à quoi que ce soit d’autre, je deviendrais experte en n’importe quoi.

 

Je dépose les clefs du bureau sécurisé, je prends une ou deux respirations et je sors définitivement.

 

J’ai toujours fait ça. Quand je prenais le bus pour aller au lycée, je m’amusais à imaginer que c’était « la dernière fois », que je ne reviendrais jamais au fonds de ce bus 11 barré, sur ces sièges orange sale, à regarder les champs de colza éclore et leurs odeurs peser dans l’air au point que chacun humait son aisselle, au cas où. Une fois j’ai même réussi à pleurer. Je m’en souviens encore. J’avais réussi à m’y faire croire. Puis j’étais allé au lycée et étais revenu le soir, parce que je n’avais absolument nulle part d’autre où aller. J’avais réussi à m’évader, le temps d’une larme.

 

Je ne croise personne sur ma route, je peux donc à loisir saluer les panneaux d’affichage, les bâtiments, les vitres, l’herbe, les massifs de fleurs, bref, tout ce qui n’est pas humain. Je sens une espèce rare de déception monter un peu le long de ma colonne. J’aurais du leur parler à eux. Mais je dois partir vite, je n’ai plus le temps. Et cette espèce de sensation est largement plus forte que toute autre.

 

J’ai, comme d’habitude, fait de mon mieux. Mais ça n’a pas suffi, comme d’habitude. Je ne sais pas si tout ça me servira, ou servira à quoi que ce soit, un jour. Je crois qu’aujourd’hui, je n’ai même pas le temps d’une larme, dommage.

 

 

 

Jour 31

 

Il fait encore froid ce matin. Le printemps a pourtant été annoncé il y a deux jours.

 

-Nan, mais, c’est quoi ce truc-là ? ça s’étale encore !!! Qui m’a foutu ça sur mon établi… ? Passe-moi le pot rouge, là sur l’étagère, vite !!!

 

-Je n’y arrive pas…j’ai pas assez de corps pour l’attraper…

 

L’hiver, le printemps, de toute façon, le froid le plus glaçant vient toujours de l’intérieur de moi. Il fabrique un liquide qui se répand tout le long de l’intérieur de mon corps, puis s’accroche à chacun de mes os.

 

-Pousse-toi ou je vais t’en mettre partout ! C’est pas parce que tu crois ne pas avoir de corps que tu n’en as pas. On va dire que ce sera la leçon du jour.

 

Youri atteint le pot rouge, l’ouvre et prélève de grosses poignées. Il les lance tout autour de la feuille.

 

-C’est pas passé loin. Un peu plus et on passait la journée à nettoyer tout l’atelier. C’est toi qui a ouvert ça ?

 

-je ne sais pas, je crois oui. Mais je ne vois pas comment, puisque je n’ai pas de corps.

 

-Ok. Bon, maintenant que c’est fait, viens voir que je t’explique. Le travail d’un artpenti, au début de sa formation, c’est justement de se rendre compte quand il fait quelque chose. Tu ne te souviens pas avoir dormi je présume ?

 

-Non.

 

-Hé bien, tu as dormi. Ou au moins rêvé. Et ton rêve a débordé.

 

-C’est moi ai fait ça en rêvant ?

 

-N’essaye pas de comprendre. Essaye juste de sentir. Comment te sens-tu là maintenant ?

 

-Je ne sais pas…rien de particulier.

 

-Attends je regarde le texte…j’ai même pas eu le temps avec tout ça…ah oui, quand même. Si je te dis « Onze barré », ça te parle ?

 

-Je crois…je vois quelque chose. Mais je ne sais pas ce que c’est.

 

-Ce sont des sous-venirs. Des traductions d’images qui viennent d’en-dessous, c’est pour ça qu’on appelle ça des sous-venirs.

 

-…

 

-Ne t’inquiètes pas. Je suis là pour t’apprendre. Va à ton établi, je vais t’apporter la phrase que tu vas travailler aujourd’hui, je vais la préparer en la séparant du reste.

 

-…

 

L’artpenti ne comprend rien. Les deux orbites dans lesquels des yeux devraient pousser restent vides.

 

-Va à ton établi.

 

Youri met ses gants et scrute le texte pendant que l’artpenti se traine littéralement jusqu’à l’établi. Le métamicien prend ses outils, il coupe, raffine, prend soin de ne pas laisser tomber n’importe où les déchets, il récupérera plus tard les lettres, une à une. Rien ne se perd, rien ne se crée.

 

Au bout de plusieurs moments, Youri revient vers l’établie de l’artpenti. Il tient la phrase dans ses pinces.

 

-Tiens, voilà ce que j’ai récupéré pour toi. Attends quand même qu’elles aient refroidies.

 

Sur l’établi, la phrase est encore rougie des opérations. Les lettres semblent avoir souffert, mais ne se plaignent presque pas.

 

« J’avais réussi à m’évader, le temps d’une larme. »

 

Jour 30

 

"J'avais réussi à m'évader, le temps d'une larme."

 

L'artpenti ne touche toujours ni le sol, ni quoi que ce soit d'autre, mais se trouve face à l'établi. La phrase rougie posée en plein milieu. Youri s'affaire de son côté, faisant mine de ne pas s'en préoccuper.

 

Il fait jouer son martal sur les restes du texte afin de détacher soigneusement les lettres une à une. La cadence s’échappe peu à peu de son établi et rampe jusqu’à celui de l’artpenti. Il met les voyelles dans un panier à part. L’artpenti n’a toujours pas bougé.

 

Youri continue d'imprimer la cadence dans l'air, tranquillement. Tout-à-coup, un léger souffle s’émane de lui, comme un aveu d’impuissance. Hasard ? Le souffle se pose sur la phrase au bon moment de refroidissement pour que le mot « larme » se détache de la phrase. L’artpenti ne dit rien, et ne souffle plus.

 

Youri arrête ses gestes, semble se concentrer pour choisir soigneusement le prochain outil.

 

Il prononce une seule phrase.

 

Il l’a dit assez haut pour que chacun des mots se déplace à une vitesse donnée jusqu’à l’établi de l’artpenti. Sans aucune intonation, comme si tout son corps avait transformé la phrase en « unité mobile», l’avait lancé dans l’air pour en étudier la propagation et confirmer les calculs.

 

Les mots arrivent dans l’ordre, l’artpenti voit le « Tu » en premier. Puis tous les autres, mais ne les reconnait pas.

 

Au moment où tous les mots sont arrivés à destination et se sont évanouis, Youri reprend :

 

"Tu ..."

 

Au fur et à mesure que Youri prononce la phrase, encore et encore, les lettres se détachent les unes des autres et flottent doucement et lentement et  dans l’air. Au fur et à mesure aussi, tout le reste s’efface aux non-yeux de l'artpenti.

 

Il ne voit plus que les lettres, détachées. Il joue avec elles dans l’air, sans se demander comment.

 

« T’es Taire, expuleo nnnn d’ci. »

 

-Tu t’amuses bien ?

 

-Je crois oui…mais ça ne veut pas dire grand-chose…

 

-C’est un début…pour la phrase sur l’établi, tu n’as qu’à faire pareil, utilise tes mains…

 

L’artpenti regarde les lettres. Il voit deux mains qui les manipule. Ce sont ses mains. C’est comme si elles avaient toujours été là, et qu’il les découvrait pour la première fois. En même temps.

 

Peu importe la phrase de départ. Pour l’instant.

 

 

 

Jour 28

 

Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

 

-Rien. Il ne s’est rien passé.

 

-Mais…j’ai l’impression que…

 

-Tout va bien. Ou au mieux. Il ne s’est rien passé de grave, je t’assure. Tu t’es endormi, c’est tout. Mais j’étais là, j’ai pu contenir ton rêve, je l’ai mis sous cloche. Tu le travailleras plus tard. Pour l’instant, finis tes clivages.

 

-…pardon ?

 

-Le clivage c’est le nom que l’on donne à ce que tes mains sont en train de faire. Pour terminer ta tâche, tu dois cliver chaque lettre et les ranger à leurs places. Tu les ranges au fur et à mesure, sinon elles risquent de se recoller entre elles. Les voyelles vont dans le panier, et les consonnes dans la corbeille sous ton établi. Comme ça, elles ne peuvent plus se lier. Ce sont les voyelles qui servent de collant, du moins dans L’alphabet qu’on utilise aujourd’hui. Termine ça, et tu pourras aller te reposer, ça fait déjà 4 heures d’affilées, pour un début, c’est limite, tu dois t’arrêter. Sinon on va encore retrouver des rêves partout… !

 

-comment je suis arrivé ici… ? qu’est ce qu’il se passe… ? Pourquoi je n’ai pas peur de vous ? Je sens que j’ai peur, mais pas de vous, comment est-ce possible… ? Qui êtes-vous ? qui suis-je ? QUI SUIS-JE ???

 

La cloche bouge. Les convives le voient tous. Des échanges de regards, une énième complicité, même aujourd’hui, même maintenant. Ils se retournent tous, un à un, pour arrêter de voir. De toute façon, il a été interdit aux enfants d’entrer dans cette pièce, il n’y aura pas de témoins. Et dire qu’ils parleront plus tard de « sa manie de rien dire, de garder tout secret, ça pouvait que mal se terminer. Elle se croyait supérieure, pour sûr. »

 

Dans la salle à côté, une table avec le plein de gâteaux et de boissons toutes plus sucrées les unes que les autres avait été dressée pour retenir « les dragons ». Ils sont tous là, à hurler, à crier, à se taper dessus, à se rabibocher pour en attaquer un plus faible, bref à faire tout ce que font leurs parents, sans fausse politesse.

 

L’une d’entre eux se tient seule au bout de la table sans rien prendre. Les autres ne la regardent pas au début, mais son insolence est rapidement mise à jour.

 

-C’est qui elle ?

 

-Elle ? C’est la fille de machin. Ils viennent qu’aux enterrements. Ils sont trop bizarres. Vaut mieux pas s’approcher m’a dit ma mère…ils ont des liens directs avec « la sorcière ».

 

-Avec « la sorcière » ? Mais c’est elle qu’on enterre aujourd’hui !!!

 

-Justement, raison de plus pour pas s’en approcher.

 

Il n’aura fallu qu’une minute de plus pour que la joyeuse bande se mette à scander le nouveau nom de l’une en la désignant du doigt, un morceau de gâteau écrasé dans une main, et l’autre la pointant elle, les dents pleine de sucre aggloméré à l’aide des sodas…étonnamment, elle les entend qu'à peine.

 

 

 

-La sorcière !!!La sorcière !!! La sorcière !!!

 

Mais leur boucan d’enfer attire l’attention des adultes. Bientôt une tante ou deux entrent dans la pièce et dispersent la farandole naissante.

 

-Qu’est ce que vous faites ? On vous a dit de pas prononcer ces mots aujourd’hui !!!

 

-Et de ne pas vous approcher d’elle !

 

-Fichez moi le camp dehors, ouste !

 

 

 

Une fois tous les enfants sortis, il ne reste plus que la tante ou deux et l’une. Elles se retournent vers elle…

 

-Et toi…t’avises pas de faire quoi que ce soit, on saura que ça vient de toi. De la mauvaise graine, ça fait de la mauvaise graine. Reste donc à ta place et arrête de les exciter. Et c’est pas la peine d’aller répéter ça à ta mère, elle sait très bien c’qu’on pense de vous.

 

 

 

Dans la pièce, il n'y a plus que l’une. Et des morceaux de gâteaux imbibés de soda qui trainent de la table au sol.

 

Il était trop tard, déjà à sa naissance.

 

Jour 27

 

A sa naissance, déjà, il était trop tard.

 

 

 

La cloche s’arrête de bouger. Il n’y plus qu’un gaz à l’intérieur. Youri tourne les ailes à l’artpenti.

 

-Bien, bien. Celui-là ne nous embêtera plus, c’est déjà ça. Bon, écoute, tu vas aller dans la bulle que je t’ai préparée, à l’étage. Tu pourras te reposer sans les images. Pour ce qui est de tes questions, c’est à toi de le dire. Mais ça demande du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. Pour l’h, tu n’as même pas assez de corps pour produire en quantité suffisante la moitié des éléments, alors sois patient.

 

L’artpenti monte l’échelle de meunier et rejoins sa bulle. Sa révolte est sans arme utile, puisque presque sans corps.

 

Youri va faire son rapport. Il sait qu’il n’a pas le droit de renvoyer l’artpenti. Mais ils auraient pu le prévenir. Il aurait mieux préparé l’atelier. Il va avoir quelques h pour l’adapter.

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