Panodyssey - L’édition du livre d’art : un écosystème fragile mais vital

Le livre d’art contemporain survit grâce à un modèle économique paradoxal où les ventes en librairie ne couvrent jamais les coûts de production. Avec un marché évalué à 75 millions d’euros en France et une marge d’exploitation de seulement 4,9%, ce secteur dépend structurellement du mécénat, des souscriptions, des partenariats institutionnels et des coéditions internationales. Pour les artistes, galeristes et commissaires d’exposition, comprendre cet écosystème est devenu indispensable pour mener à bien tout projet éditorial

Les grandes maisons institutionnelles dominent le marché

Le paysage éditorial français s’organise autour de quelques acteurs majeurs adossés à des groupes puissants. Flammarion, via sa joint-venture Skira-Flammarion Paris créée en 2015, publie environ 25 nouveautés par an et s’impose comme partenaire privilégié des grandes institutions (musée d’Orsay, Quai Branly). Gallimard cultive une approche plus intellectuelle avec sa collection « L’Univers des Formes » voulue par André Malraux, tandis que Hazan (groupe Hachette), fort de 400 titres au catalogue, reste une référence pour les monographies scientifiques et les guides d’art.

Citadelles & Mazenod, rachetée par LVMH en 2021, se positionne sur le segment luxe avec sa collection « L’art et les grandes civilisations », tandis qu’Actes Sud à Arles développe une ligne éditoriale forte en photographie et art contemporain, en lien étroit avec la Fondation LUMA. Les Éditions du Regard, fondées en 1979, ont constitué l’un des fonds les plus significatifs sur la culture contemporaine, publiant des auteurs majeurs comme Daniel Arasse ou Paul Ardenne.

Les éditeurs publics occupent une place centrale. GrandPalaisRmn (nouveau nom depuis 2024) publie une cinquantaine de nouveautés par an en partenariat avec plus de 90 institutions culturelles, tandis que les Éditions du Centre Pompidou font figure de référence mondiale pour l’art moderne et contemporain avec 40 ouvrages annuels. Paris Musées, éditeur des 14 musées de la Ville de Paris, est considéré comme « l’une des plus belles signatures dans l’univers du livre d’art français ».

L’art contemporain trouve ses champions chez les éditeurs spécialisés

C’est dans le tissu des éditeurs indépendants que l’art actuel trouve ses meilleurs alliés. Dilecta, créée en 2005, incarne le modèle de la maison d’édition-galerie, publiant une vingtaine d’ouvrages par an avec des artistes comme Christian Boltanski, Bertrand Lavier, Anish Kapoor ou Lee Ufan. Son catalogue inaugural de la Bourse de Commerce — Collection Pinault lui a valu le Prix CatalPa 2021,seule distinction française récompensant les catalogues d’exposition.

À Lyon, Fage Éditions accompagne depuis 2003 la scène contemporaine régionale et nationale, publiant notamment les catalogues officiels de la Biennale d’art contemporain. Les Éditions B42, fondées en 2008 à Montreuil, se sont imposées comme la référence francophone pour le design graphique et la typographie. Paraguay Press, structure coopérative installée à la Cité Internationale des Arts, défend une vision du livre comme « extension de la pensée artistique, critique et curatoriale ».

Lelivredart, fondée en 2005, s’est affirmée comme l’éditeur partenaire des artistes, galeries, musées et centres d’art. Avec près de 800 ouvrages publiés à ce jour et un rythme de 3 à 4 parutions mensuelles, cette maison couvre l’ensemble du spectre : monographies d’artistes, catalogues d’exposition et catalogues raisonnés. Sa philosophie repose sur un accompagnement complet — conception éditoriale, graphisme, photogravure, impression et diffusion — permettant aux porteurs de projet de disposer d’un interlocuteur unique. Elle assure également depuis 2018 le développement du magazine Artension.

Les Presses du réel, fondées en 1992 à Dijon, occupent une place singulière dans le paysage éditorial français. Dédiées aux avant-gardes — des utopies socio-politiques du XIXe siècle (Charles Fourier, Proudhon) aux mouvements artistiques radicaux du XXe siècle (Dada, Fluxus, Internationale situationniste, Actionnisme viennois) — elles publient également des monographies d’artistes majeurs (Dan Graham, On Kawara, Yayoi Kusama, Gerhard Richter) et des textes théoriques de référence (Nicolas Bourriaud, Hans Ulrich Obrist, Aby Warburg).

La Manufacture de l’image, créée en 2012, s’est spécialisée dans l’art contemporain et « l’avènement de l’image sous toutes ses formes ». Sa particularité réside dans une stratégie de diffusion ciblée sur les librairies de musées (Centre Pompidou, Mac/Val), de galeries et fondations (Cartier, Artcurial), de centres d’art (Les Abattoirs, Le Consortium) et les librairies spécialisées (Bookstorming, Ofr, Lazy Dog). Cette approche sélective, complétée par une newsletter adressée à 18 000 professionnels du secteur culturel, assure aux publications une visibilité forte auprès d’un lectorat exigeant.

Un coup dur a frappé le secteur en 2022 avec la liquidation judiciaire de Somogy Éditions d’Art, maison historique fondée en 1937.

Un modèle économique qui repose sur le multi-financement

Les données du Syndicat national de l’édition sont sans appel : le segment « Art et Beaux livres » a subi une chute de 57,8% en 2020, et la reprise reste fragile avec -2,2% en volume en 2023. La fabrication (impression couleur, papier couché, façonnage) absorbe 32,4% du chiffre d’affaires net éditeur, contre 24,8% pour les droits d’auteur. Le résultat d’exploitation ne dépasse pas 4,9%.

Les tirages reflètent cette économie contrainte : 300 à 5 000 exemplaires pour un catalogue d’exposition standard, parfois 300 à 1 500 pour un catalogue raisonné. Seules les expositions « blockbuster » génèrent des succès exceptionnels — le catalogue « Edward Hopper » (GrandPalaisRmn, 2012) a atteint 190 000 exemplaires.

Les fourchettes budgétaires varient considérablement selon le projet et les éditeurs : 5 000 à 15 000 euros pour un catalogue d’exposition standard, 8 000 à 30 000 euros pour une monographie, à partir de 25 000 euros pour un catalogue raisonné. À ces coûts s’ajoutent les droits iconographiques, souvent prohibitifs : 152 euros par image pour une quatrième de couverture selon le tarif ADAGP.

Le financement repose sur un assemblage de sources : bourse ADAGP Monographie (15 000 euros, 7 lauréats par an), partenariats institutionnels avec les musées, souscriptions (une spécialité des éditions Lelivredart) et pré-achats. Les coéditions internationales constituent un levier crucial : 2 181 contrats conclus en 2023, permettant de mutualiser les coûts d’impression. Comme le résume un éditeur : « Les subventions couvrent généralement un maximum de 30% du budget. »

Le circuit de diffusion-distribution, clé de la visibilité

La chaîne du livre d’art repose sur une distinction fondamentale entre diffusion (fonction commerciale : représentants, prise de commandes, promotion) et distribution (logistique : stockage, expédition, gestion des retours). La commission globale représente 52 à 58% du prix de vente, remise libraire incluse.

Belles Lettres Diffusion Distribution (BLDD) s’est imposé comme le partenaire privilégié des éditeurs indépendants, avec près de 200 éditeurs et plus de 25 000 titres. Son directeur Pierre Saiah défend « une entreprise à taille humaine qui cherche à protéger la diversité des catalogues ». Harmonia Mundi Livre à Arles accompagne 140 éditeurs avec une équipe de 110 personnes et 4,5 millions de livres expédiés par an. La diffusion CED & CEDIF, fondée en 1989 par Jean-Paul Belval, s’est spécialisée dans l’accompagnement des éditeurs indépendants de création, notamment en beaux-arts et photographie. Avec 8 représentants exclusifs couvrant la France et la Belgique, et un partenariat avec le distributeur Pollen depuis 2016, elle assure une présence quotidienne auprès de 1 500 librairies parmi les plus représentatives du marché.

Les librairies spécialisées jouent un rôle prescripteur essentiel. La Librairie du Louvre, plus grande librairie d’art d’Europe, côtoie des références comme Florence Loewy (livres d’artistes), Michel Descours (40 000 ouvrages), ou les librairies de musées — celle du Centre Pompidou compte 15 000 références de 8 500 éditeurs.

Un processus éditorial exigeant

La création d’un livre d’art mobilise des compétences multiples sur des délais de 3 à 6 mois pour un catalogue simple, jusqu’à 1 à 3 ans pour un catalogue raisonné. Les phases s’enchaînent : définition du projet éditorial, coordination avec les commissaires, rédaction des textes (comptez 300 à 600 euros HT par feuillet selon les recommandations AICA-France), recherche iconographique et négociation des droits, conception graphique, choix des papiers et du façonnage, épreuves et BAT (bon à tirer).

Le dialogue avec le graphiste peut s’engager « à différents moments du processus éditorial » avec la volonté de « ne mettre aucun projet en boîte ». Cette exigence se retrouve chez tous les éditeurs d’art de qualité, pour qui chaque livre doit justifier son existence face au numérique.

Un écosystème qui mérite d’être préservé

Malgré sa fragilité économique, l’édition d’art remplit une fonction irremplaçable de mémoire et de diffusion des savoirs. Comme le rappelle Pierre Rosenberg, ancien président-directeur du Louvre : « Les monographies redonnent vie à un artiste. Elles sont un révélateur. » Le Prix CatalPa, créé en 2012, célèbre chaque année ces catalogues qui « jouent pleinement ce rôle de mémoire, à contretemps d’une actualité qui chasse les événements les uns après les autres ».

Pour les acteurs de l’art contemporain souhaitant s’engager dans un projet éditorial, la clé réside dans une approche réaliste : anticiper le multi-financement dès la conception, cibler l’éditeur adapté à son positionnement artistique, et accepter que la rentabilité commerciale ne soit jamais l’objectif premier. Le livre d’art reste avant tout un acte de transmission.