Debout sur un banc, un homme parlait à une foule qui grossissait à vue d’œil, à mesure qu’il avançait dans son discours…

— Ce jour-là, je marchais au hasard, l’œil morne et le moral en berne : j’avais perdu tout intérêt pour quoi que ce soit ! Dans la ruelle malodorante où s’entassaient des sacs poubelle gorgés d’ordures, je trébuchai sur une boîte de conserve, à laquelle je donnai un coup de pied rageur pour me venger. J’entendis alors un petit « aïe » tout frêle, qui éveilla ma curiosité. Je me penchai, et je découvris un mot ! Un mot tout chétif, tout rabougri et tout timoré, qui tremblait de peur et de désespoir. Je me sentis tout ému par son désarroi. Je le ramassai délicatement, je le pris avec moi et nous nous assîmes sur un banc du square situé non loin de là, celui-là même où je me trouve actuellement. Le petit mot tremblait encore, et je pris mon ton le plus rassurant pour lui demander de me conter son histoire, que je vais vous narrer moi-même, car il m’a avoué être trop timide pour parler devant une aussi grande assemblée…

C’était un petit mot, si petit qu’après avoir été utilisé par de nombreuses personnes au fil des siècles, il tomba peu à peu en désuétude : coincé entre les gros mots et les nouveaux mots parfois barbares inventés par les nouvelles générations, il perdit petit à petit de son assurance, se recroquevilla sur lui-même et finit totalement oublié au fond de cette ruelle où je l’ai découvert.

C’était pourtant un mot si joli et facile à prononcer ! Nul besoin de notice d’utilisation pour s’en servir ! Nos parents et leurs ancêtres le prononçaient toujours avec un beau sourire lorsqu’ils l’offraient à quelqu’un. Mais voilà, il est de moins en moins usité, voire plus du tout, par une majorité de personnes, et c’est ce qui fait le désespoir de ce petit mot… Telle est l’histoire qu’il m’a racontée.

L’homme s’interrompit un instant, puis désigna son compagnon sur le banc et poursuivit :

— Regardez le donc, le pauvre ! Il est si triste, avec ses cinq lettres qui tombent en décrépitude ! J’ai le sentiment qu’il faut lui redonner confiance et… Mais oui, la voilà la solution ! Prononçons-le chacun à notre tour, plusieurs fois, s’il le faut, afin que son usage redevienne une habitude pour tous ! Qu’en pensez-vous ?

La foule parut sceptique. Alors, l’homme reprit :

— Je commence : MERCI pour le parfum des fleurs de ce square !

Une petite fille échappa à la main de sa mère, s’avança jusqu’au banc et déclara :

— MERCI pour mes jolies poupées !

Peu à peu, un concert de mercis retentit tout autour du banc :

— MERCI pour le ciel bleu !

— MERCI pour la musique du vent !

— MERCI pour les arbres !

— MERCI pour mes petits-enfants !

L’homme qui avait initié cette sorte de litanie se tourna fièrement vers le banc, et leva soudain le bras pour faire taire la foule, puis s’exclama :

— Regardez ! Regardez comme le petit mot est content, à présent !

En effet, à chaque déclaration des assistants, le petit mot s’était senti rasséréné, puis, de plus en plus confiant. Il avait alors rapidement redressé, puis épousseté chacune des lettres qui le formaient, et elles brillaient désormais de mille feux. Le M tendait ses pointes vers le ciel, le E tendait les bras vers la foule, le R était prêt à faire la révérence, le C se courbait au maximum pour se faire caresser le dos comme un chaton, et le I se dressait fièrement comme un soldat au garde-à-vous ! La foule recommença de plus belle à déclamer ses mercis, et bientôt, ce fut une aura étincelante qui enveloppa tout le groupe.

Des promeneurs qui pénétraient dans le square à cet instant se dirigèrent vers l’attroupement avec curiosité et, à leur tour, emportés par le mouvement, ils se joignirent au chœur des assistants.

Lorsque la liesse générale se fut un peu calmée, le petit mot décida de vaincre sa timidité et, de sa petite voix fluette, il déclara :

— Je suis tellement touché par l’aide que vous m’avez apportée, mes amis ! Je vous le demande humblement, poursuivez votre œuvre ! Apprenez ou réapprenez à vos descendants à dire merci, c’est un si joli mot, qui fait tellement plaisir à ceux qui le reçoivent ! Je vous remercie du fond du cœur…

Il y eut quelques larmes d’émotion et des commentaires approbateurs, puis la foule se dispersa. Le petit mot remercia alors chaleureusement l’homme qui avait aussi bien contribué à sa résurrection. Ce dernier le prit dans sa main et le rangea dans la poche de sa chemise en répondant :

— C’est moi qui te remercie, petit mot ! Vois-tu, afin de ne pas oublier cette leçon, je vais te garder ici, tout contre mon cœur, et je n’oublierai plus jamais de dire merci à l’avenir, je t’en fais la promesse solennelle !

Des années plus tard…

— Dis, Papi, c’est vrai tout ce que tu viens de nous raconter ?

— Et le monsieur, il a tenu sa promesse ?

Grand-Père MERCI regarde la multitude de petits mercis qui l’entourent, puis sourit en répondant :

— Bien sûr que c’est vrai et qu’il a tenu sa promesse ! S’il ne m’avait pas trouvé au fond de cette ruelle et s’il n’avait pas tenu sa promesse, vous ne seriez pas tous là, autour de moi ! Je suis trop vieux pour travailler, et c’est vous qui prenez la relève, à présent, puisque les gens ont recommencé à dire merci, à chaque fois que c’est nécessaire !

Les petits mercis entourent leur grand-père en babillant joyeusement, et celui-ci finit par s’endormir, un sourire heureux sur les lèvres et rêvant à sa rencontre avec l’homme qui lui a sauvé la vie dans le passé…

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