

Le Sceau des Lyrnes - Chapitres 4 et 5
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Le Sceau des Lyrnes - Chapitres 4 et 5
Chapitre 4 : Ehsou
Le soleil se levait à peine sur l’arène, pourtant, des gouttes de sueur glissaient déjà le long de mon dos. Le climat d’heka de la région était à son paroxysme en cette saison. Comme partout à Al-Makan, la météo était soumise aux magies dominantes de chaque zone, et Ajdaho condensait le feu et l’air – en témoignait le vent chaud et sec qui se levait. Et dire que, quelques kilomètres à l’ouest, s’étendaient les plaines gelées d’Okl, avec leur dominante de glace.
Je résistais de tout mon être à m’éventer, et gardai les mains sur le pommeau de mon épée plantée au sol, alors que le commandant Nemeht faisait enfin son apparition depuis les gradins. En période de jeu, c’était la place du commentateur.
Le vieux dragonnier posa un regard lourd – perceptible même de loin – sur la petite centaine de recrues et cadets que nous étions.
Ajdaho était de loin l’académie la plus sélective : Nemeht s’enorgueillissait de ne pas former de la « chair à canon », mais bien l’élite de l’armée confédérée. Y entrer, si on ne faisait pas partie des rares familles dont les places étaient réservées, c’était comme mettre le feu à la glace d’Okl : presque impossible.
Il était juste d’y voir du favoritisme. Pour autant, beaucoup de ces recrues bien nées ne terminaient pas leur cycle. Aux yeux de Nemeht, il était hors de question de diplômer des incompétents sous prétexte qu’ils avaient le sang bleu. Je me souvins d’un noble qui était venu se plaindre dans la salle du trône car son fils n’avait pas été retenu pour la deuxième année. Mon père lui avait rétorqué que les choix de Nemeht faisaient foi à Ajdaho et qu’il était hors de question qu’il se mette l’Académie à dos pour un orgueil blessé.
Par moments, je m’estimais chanceuse d’être arrivée jusqu’ici. « Aucun Aurion n’a jamais échoué ». Je me demandais dans quelle mesure la famille royale disposait de passe-droit et j’en venais parfois à douter de mes compétences. La question serait tranchée cette année.
— Bienvenue à Ajdaho, commença Nemeht de son ton sec. Pour les meilleurs d’entre vous, vous ne verrez rien d’autre que ce canyon durant les cinq prochaines années. Pour les autres, estimez-vous heureux de la part d’enseignement que vous aurez pu obtenir ici. Les règles de l’Académie sont claires : vous demeurerez sur la rive droite pour l’ensemble de votre formation. Seules les permissions vous autorisent à quitter notre enceinte, ou une dérogation octroyée par un supérieur. Tout manquement à cette règle vous vaudra le renvoi. Nous ne tolérerons pas l’insubordination entre ces murs, même pour la plus petite peccadille.
— On est d’accord que c’est la troisième fois qu’on entend ce discours, mot pour mot, commenta Nero à ma droite.
— Il finira peut-être par entrer dans ta caboche comme ça, ricana Suwah. Combien de fois as-tu fait le mur l’an dernier ?
— Si je l’avais fait, je ne serais pas là pour en parler, lança-t-il.
Je roulai des yeux entre mes deux amis alors que Nemeht poursuivait son laïus à l’égard des deuxième année. Le prochain paragraphe serait pour nous.
— Troisième année ! nous apostropha-t-il.
Comme un seul homme, les seize membres de notre groupe redressèrent leur posture.
— Cette année déterminera lesquels d’entre vous deviendront dragonniers et lesquels deviendront stratèges ou soigneurs. Comme vous le savez, votre première épreuve consistera à participer aux jeux célestes. Vos duels suivront la cérémonie d’ouverture. Les trois d’entre vous qui termineront sur le podium pourront d’ores et déjà s’estimer dragonniers. Dans la mesure où ils ne relâcheront pas leurs efforts pour le reste de l’année.
Je pris malgré moi une inspiration. Je n’étais certes pas la plus mauvaise au combat, mais je ne m’estimais pas non plus à l’abri d’une erreur fatale. Judith était de loin notre plus redoutable combattante, et Nero, derrière ses airs « pas sérieux », était le seul à lui tenir vraiment tête. Je pouvais également mentionner Suwah qui avait bénéficié de l’enseignement de sa sœur, sortie avec les félicitations en dernière année.
Je me devais de ne rien lâcher. En tant que princesse, la pression d’atteindre le podium – et même la première place de préférence – était beaucoup trop forte.
— Bien, conclut Nemeht après un discours à l’attention des quatrième et cinquième années. Maintenant, avant que chacun d’entre vous ne donne le meilleur pour cette nouvelle année, je vous prierai d’accueillir le général Adanedhel.
Mon cœur fit une embardée à ce nom alors qu’une rumeur incrédule parcourait les rangs. Koumô ne m’avait pas menti ?
— Garde à vous ! nous tança Nemeht.
Le conditionnement militaire prit le dessus sur notre perplexité et il ne fallut qu’une fraction de seconde pour que nous adoptions la posture de rigueur face aux plus hauts gradés. Main gauche dans le dos, pied opposé décalé d’un pas sur l’extérieur, dextre sur le pommeau de l’épée, elle aussi désaxée à droite.
Le temps d’une salutation du commandant et Yoni nous fit face. Sa longue chevelure bleu nuit, signe de ses origines shehaout, le rendait reconnaissable entre mille dans toute l’armée.
Si toute ma famille le connaissait, c’était pour ma part la première fois que j’étais autorisée à le voir. De par notre lien d’âme et notre différence d’âge, les lois qhériales nous interdisaient de nous fréquenter avant ma majorité, à vingt et un ans. Ce que j’avais atteint trois ans plus tôt, mais les occasions ne s’étaient pas pour autant présentées. Seules quelques lettres témoignaient d’un début de relation.
Je pus juger que son aura était à la hauteur de sa réputation. Ex-Premier général de Qher – le plus haut poste existant dans l’armée confédérée –, décoré pour ses choix stratégiques pas moins de trois fois depuis le début de la guerre avec Kharn et surnommé « le meilleur épéiste de Qher » par tous les médias. Yoni était souvent nommé quand on voulait parler de réussite : un gamin banni de sa terre natale qui avait su s’imposer comme l’une des plus fines lames de la Confédération. De la rue au sommet. Cette légende était sur toutes les lèvres, et je m’interrogeais sur la part de vérité et de mensonge dans tout cela.
Sa carrière dans les plus hautes fonctions s’était arrêtée brutalement suite à une grave blessure, sept ans auparavant. De ce que j’en savais, Yoni ne se portait pas plus mal d’être « juste » général, mais beaucoup lui reprochaient d’être devenu distant depuis sa convalescence. Le Premier connu pour se battre aux côtés de ses hommes malgré son rang n’avait plus mis les pieds sur le champ de bataille depuis sa sortie de l’hôpital.
Sa réputation restait solide cependant, en témoignait l’incrédulité de Judith.
— Ils auraient dû le garder sur le front, chuchota-t-elle à Mel.
— Recrues, cadets, gradés, entama l’ex-Premier d’une voix grave et posée, comme vous le savez, le général Nemia a pris sa retraite après des décennies de loyaux services envers la Confédération. Souhaitons-lui un repos bien mérité.
Yoni marqua une pause.
— Après délibération, c’est donc moi qui ai été choisi pour prendre sa relève. Laissez-moi être direct : vous êtes peut-être en formation, mais la situation actuelle pourrait vous conduire sur un champ de bataille plus vite que vous ne le pensez. Je ne parle pas seulement du conflit avec Kharn. Une partie d’entre vous était à Söl lors de l’attaque des lyrnes, d’autres ont sans doute été témoins de l’agacement des vouivres en rejoignant la cité. Vous devez être prêts à affronter l’inattendu. Faites preuve de la discipline et du courage que l’on attend de vous en ces périodes troublées.
Un bref instant, je crus sentir son regard posé sur moi, et je ne sus dire si je rêvai ce hochement de tête.
— Les temps de paix autorisent le pantouflage et les pistons, mais les conflits, eux, révèlent les véritables leaders. Soyez à la hauteur de cette académie, comme je m’efforcerai de l’être. Rompez !
Les cinquième année saluèrent avant de se détourner, suivies par les quatrièmes et ainsi de suite.
Entourée de Nero et Suwah, je méditai les paroles de notre nouveau général. Est-ce que la Confédération prenait la menace des lyrnes et des vouivres suffisamment au sérieux pour missionner un gradé de l’importance de Yoni ? Ou était-ce de sa propre initiative ?
— Il s’attend à d’autres attaques, vous croyez ? questionna Nero.
— C’est un Sheha, intervint Mel. Peut-être qu’il pense que les précédentes attaques sont liées à l’Isfet. Si c’est le cas, il est plus compétent que quiconque pour soupeser les risques.
— Ton père et lui sont proches, non ? supposa Suwah. Face à l’interdit de contacter l’Ordre, il a peut-être fini par demander au général Adanedhel de surveiller les vouivres ?
— Tu supposes vraiment qu’être Sheha fait automatiquement de lui un substitut de Gardien ? demandai-je, dubitative.
— Non, mais il reste bien plus sensible à la Malveillance que nous, appuya Mel. Si l’attitude des vouivres est due à un taux élevé d’Isfet, il le saura, tu ne crois pas ?
— Le savoir n’avancera pas de solution, rétorqua Judith. Pour ma part, je continue de penser que ses compétences nous seraient bien plus utiles sur le front.
Chapitre 5 : Ehsou
Le temps de quitter nos tenues d’apparat et nous étions de retour à l’arène pour les duels matinaux. C’était le premier de cette troisième année, mais les cartes n’avaient guère été rebattues. Judith et Nero gagnèrent leurs manches sans difficulté majeure, tandis que j’arrachais de peu une victoire contre Suwah. Je parvins à égaliser lors de mon duel contre Nero, mais Judith n’eut aucun mal à me mettre au tapis en trois coups.
Parfois, je me demandais s’il était humainement possible de la vaincre. Sa perception de la toile mentale était telle qu’elle semblait deviner chacune de nos actions, avant même que nous y songions nous-mêmes. Si je voulais un jour jouer à armes égales avec elle, je devais vraiment améliorer ma perception des auras.
— Où as-tu acquis une telle maîtrise ? questionnai-je en attrapant la main qu’elle me tendait.
— La réponse ne va pas te plaire, Aurion : c’est purement intuitif. Comme toi avec ta qema de glace.
J’étais encore à ruminer ma défaite – ou plus précisément mes lacunes – que nous étions déjà attablés pour la partie théorique du cours de Tellou. Notre soigneur était un puissant maître d’heka et l’enseignement magique avait été laissé à sa charge. Il commençait toujours notre formation par une heure d’explication sur un domaine en particulier avant de nous laisser nous exercer.
— Pour aujourd’hui, j’aimerais vous rappeler à quel point la maîtrise des sphères d’heka est déterminante dans votre parcours de futurs dragonniers. Pour ceux qui auront la chance d’être choisis, vous devez savoir que votre habileté déterminera le type de dragons que vous pourrez rencontrer.
» Nous leur connaissons six aires de répartition. Chacune d’elles dispose d’un climat d’heka particulier qui établit les qemaou dominantes de votre futur compagnon de vol. Ici, à Ajdaho, ce n’est une surprise pour personne, le feu et l’air sont dominants, avec également une forte présence de terre. Vous devez donc parfaitement contrôler ces qemaou pour les rencontrer.
» J’imagine que vous connaissez déjà toutes les aires géographiques et leurs éléments dominants, mais vérifions tout de même. Quelle autre région pouvez-vous me citer ?
— Les volcans Valmoria, intervint Mel. Avec le feu, la terre et la foudre.
— Les Monts Kaftir, poursuivit Judith. Eau et glace.
— Les Monts souverains, ajouta Suwah. Foudre, terre, air.
Tellou acquiesça sans se départir de son discret sourire habituel.
— Avec ça, nous avons fait le tour des dragons de Qher, reprit-il. Quelqu’un pour me donner les deux derniers ?
— Les dragons d’Isat, s’exclama Kazen.
Il n’y avait qu’une seule voix qui arrivait à me filer de l’urticaire et c’était la sienne. Je m’entendais bien avec toute notre promotion, sauf avec cet envieux qui avait décrété que je devais tout à mon statut. Il passait sa vie à me répéter qu’il ne me ferait pas de cadeau parce que j’étais une princesse. Tout dans les muscles, ou ailleurs, mais en tout cas pas dans le cerveau.
— Les plus puissants à ce qu’on dit, poursuivit-il, en s’imaginant sûrement déjà dompter l’un d’eux. Ils maîtrisent la foudre, le feu, la glace et même le kem.
— En effet, les dragons d’Isat rechignent souvent à se lier. Et la guerre actuelle rend les délégations difficiles vers le continent d’Yvah. On dit qu’ils n’acceptent pas les cavaliers avec des désirs de gloire personnelle et qu’ils n’hésitent pas à brûler ceux qui viennent les déranger avec de tels motifs.
Suwah, Nero et moi échangeâmes un regard avant de rire tout bas. Kazen pouvait toujours rêver pour en monter un. Il n’avait que la gloriole dans la tête, tout en la reprochant aux autres.
— Savez-vous qui a été le dernier dragonnier à chevaucher un Isati ?
— Kira Aurion, intervins-je.
— Ah oui, on dit que c’est avec son aide qu’il a mis un terme aux Ténèbres de Sanour, commenta Mel. Mais j’ai du mal à croire qu’il ait pu se rendre en Isat alors que personne ne pouvait quitter la capitale…
Les Ténèbres de Sanour étaient la période la plus connue de notre époque moderne. Les précepteurs m’avaient longuement parlé de la prise de pouvoir des Conseillers. Les plus perfides d’entre eux avaient profité de la faiblesse mentale de mon grand-père pour le manipuler. Il était atteint par la kassalik, une maladie génétique qui gangrenait la famille Aurion et à laquelle mon père, mon frère et moi avions – merci Samsiel – réchappé. Mon grand-père, quant à lui, avait souffert d’une forme neurodégénérative de la maladie, ce qui avait fait le beurre des Conseillers.
Petite touche par petite touche, ils avaient fait de San l’une de ces dictatures molles dont personne ne se méfiait, persuadés de conserver la liberté dans leur pré carré. Et puis, un jour, le couperet était tombé. La capitale – longuement habituée à consentir aux décisions les plus arbitraires – s’était retrouvée coupée du reste du monde. Sans doute certains avaient depuis longtemps senti venir le problème, mais personne ne les avait écoutés. Quand les différents cercles de la cité avaient été définitivement fermés, il était trop tard pour réagir. Les Conseillers s’étaient mis en sécurité derrière les murs du quartier royal, assurant leur subsistance grâce aux dragonniers présents dans leur rang. Les autres cercles s’étaient organisés en clan, chacun cherchant à assurer la survie des siens, au détriment des autres.
On avait nommé cette période « les Ténèbres de Sanour » car, disait-on, la Malveillance était si forte qu’elle avait obscurci le ciel. Une figure de style, certainement. L’Isfet n’était pas visible. Mais peut-être le devenait-il à forte dose. Je n’osais imaginer la concentration nécessaire à une telle révélation.
— Cela fait partie de la légende, répondit Tellou d’un air amusé. Il est plus certain qu’il ait rencontré son dragon bien après ces événements. Pour autant, certains racontent que Lanwenn est retourné aux monts Maïwas où il attend le digne héritier de Kira. Ce genre d’histoires pleines de promesses sont celles que je préfère, pas vous ?
Un silence pensif lui répondit.
— Bien. Et qu’en est-il de notre dernière aire géographique ?
— Les dragons du domaine de Sähr, à Valnor. Ils vivent dans une région si peu accessible que les seules choses que l’on connaît à leur sujet sont liées aux mythes valnorois. Pour ce qu’on en sait, ils pourraient être bien plus puissants que les dragons d’Isat.
Les paroles de Nero laissèrent notre classe de seize dans une ambiance songeuse. Nous appartenions presque tous à des familles de dragonniers, nous cohabitions donc avec ces bêtes depuis notre plus jeune âge. Les « simples » dragons n’avaient plus rien d’excitant. Nous rêvions tous d’une bête sans pareil, de manière plus ou moins avouée.
Je pouvais reprocher bien des choses à Kazen, mais il avait le mérite d’affirmer haut et fort que s’il avait l’occasion de monter une légende de Valnor, il le ferait. Pour sûr, ce serait l’accomplissement d’une vie.
— Bien ! nous rappela Tellou. Aujourd’hui, nous allons développer vos affinités magiques, et ce, jusqu’aux jeux célestes. Passé vos épreuves, il s’agira de renforcer vos dominantes jusqu’à la rencontre. Je vous retrouve à l’arène pour établir tout ça !
La maîtrise des sphères d’heka était certainement mon domaine de compétence privilégié. J’étais née avec une dominante de glace, qui laissait présager que je serais envoyée au mont Kaftir. Pour autant, je maîtrisais bien mes autres qemaou, avec une faiblesse pour la terre, il fallait l’avouer.
Je pris une profonde inspiration en arrivant devant la maison du général. Douchée et mes corvées réalisées, j’avais décidé de profiter de mon temps libre pour saluer Yoni. Ça m’avait semblé une bonne idée, jusqu’à ce que je sois face à sa porte.
Quelles chances y avait-il qu’il soit là et qu’il accepte de me recevoir ? Certes, nous étions liés par nos âmes, mais une poignée de lettres échangées ne faisait pas de nous des proches.
Et vous ne le deviendrez jamais si vous restez chacun dans votre coin, me houspillai-je.
J’avais peur de passer pour une fana…
J’attrapai le heurtoir avec résolution et donnai trois coups. Je me répétais déjà que j’avais essayé, mais qu’il était sans doute ailleurs quand la poignée tourna et que la porte s’ouvrit sur une petite frimousse aux yeux d’ambre et aux cheveux d’ébène en bataille.
— Eyvas ? supposai-je.
Il acquiesça timidement, demandant ce que je voulais.
— Je viens voir ton père. Est-ce qu’il est là ?
L’enfant hocha une nouvelle fois la tête et me laissa entrer tout en s’époumonant :
— Ava !! Quelqu’un pour toi !
Le général eut à peine le temps d’apparaître dans les escaliers qu’Eyvas se précipitait vers lui. Pour ma part, je déglutis bêtement de faire enfin face à mon frère d’âme. Les photos qu’on faisait de lui dans les journaux rendaient grâce à son physique élancé, mais elles ne présageaient rien de son aura.
— G… Général Adanedhel, bredouillai-je dans une courbette nerveuse.
Il sembla surpris de mon attitude, haussant légèrement les sourcils.
— Princesse Sharo.
Je ne pus retenir une moue indignée que mon frère d’âme use de ce sobriquet.
— Je déteste qu’on m’appelle par mon prénom royal…
— C’est toi qui as commencé par les titres, rétorqua-t-il en passant une main dans les cheveux d’Eyvas, accroché à son pantalon.
— C’est qui ? demanda ce dernier du bout des lèvres.
— Eyvas, je te présente Ehsou, la princesse de San.
L’enfant me gratifia d’une courbette protocolaire alors que son père reprenait :
— Je t’en prie, assieds-toi.
Je hochai la tête, m’installant dans un des canapés qu’il m’indiquait.
C’était étrange comme je pouvais être à la fois stressée et détendue en sa présence. Il paraissait que c’était toujours comme ça, entre adelphe d’âme, on se sentait toujours plus calme. Malgré ça, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une certaine tension.
J’avais enfin l’occasion et le droit de le rencontrer, et je n’avais pas envie de laisser une mauvaise impression. À commencer par ce léger sourire incontrôlable. Certes, tu peux enfin voir ton frère d’âme, mais tu es la princesse de San, et lui un général décoré. Reste professionnelle !
— Tu veux boire quelque chose ? De toute évidence, mon prédécesseur était un grand fan de spiritueux.
— Je vais éviter l’alcool. Je suis de garde dans deux heures.
— Un café alors, conclut-il.
Il voulut rejoindre la cuisine pour préparer ça, mais Eyvas s’exclama qu’il allait le faire. Je vis son père esquisser un roulement d’yeux amusés avant de s’asseoir dans le canapé face au mien.
— J’espère que tu l’aimes corsé. Il a pris l’habitude de le faire à mon goût.
— Ce n’est pas plus mal avant une garde, plaisantai-je.
Pour faire redescendre ma pression idiote, je m’intéressai au salon. La maison de fonction du général était on ne peut plus cossue, et bien dans le style du château dans lequel j’avais grandi. Haute de plafond, lumineuse – autant que peut l’être une habitation troglodytique – et richement décorée.
Alors que mon attention se portait sur les motifs géométriques du tapis, mon regard tomba sur deux yeux d’un bleu glacé. Mon cœur fit une embardée en découvrant la silhouette du grand loup roux. Comment un animal aussi imposant faisait-il pour passer inaperçu ?
C’est toi qui fais preuve d’inattention, me sermonnai-je.
Onibi ne bougea pas une oreille quand nos regards se croisèrent. Il se contenta de m’observer, ce qui n’était pas moins intimidant. Malgré le bruit du café en train de se faire, j’entendis Yoni rire tout bas de notre échange silencieux.
— Une raison particulière à ta venue ? demanda-t-il pour détourner mon attention de l’animal qui retourna à son sommeil.
— N-non. C’est une visite de courtoisie.
Je me sentais un peu ridicule en disant cela et je me demandais bien pourquoi. Discuter avec lui par missives interposées ne m’avait jamais posé problème, d’autant qu’il prenait toujours le temps de me répondre. À vrai dire, je l’avais même trouvé soutenant à mon égard depuis que j’avais commencé ma formation. Mais là. C’était comme si je découvrais que lui et ses hauts faits étaient réels. Et je me sentais bien petite.
Eyvas revint trottiner vers nous avec un plateau contenant la cafetière et deux tasses qu’il posa sur la table basse.
— Merci, petit bout.
Yoni s’avança pour nous servir, le matricule et la dague en onyx autour de son cou se balançant paresseusement dans son mouvement, alors que son fils retournait à ses occupations. Une fois nos tasses remplies, il s’affaissa plus confortablement dans son canapé, croisant les jambes en tenant son café sur sa cuisse.
— Comment tu appréhendes ta troisième année ?
Je haussai les épaules avec plus de flegme que je n’en avais réellement.
— Je suis une Aurion, je devrais m’en tirer.
— Ça, ça veut dire que tu n’en crois rien, ricana-t-il avant de boire une gorgée de son café.
Je lui répondis par un profond soupir.
— Disons que je passe beaucoup trop de temps à m’inquiéter de mes lacunes.
— La digne fille de ton père…
— Il paraît, oui. Ça me met une telle pression. Et passer après Koumô qui est sorti major de sa promo et qui a déjà été nommé capitaine, c’est compliqué. On ne peut pas faire mieux que ça. Et je risque largement de faire moins bien.
Ses yeux d’ambre plongèrent plus intensément dans mes iris émeraude. Mon cœur loupa un nouveau battement sans que je sois capable de détourner le regard. Je notai que les petits triangles rouges sous ses yeux – un sous le droit, deux sous le gauche – suivaient parfaitement la ligne de l’orbite.
— Et en quoi ce serait un problème ? demanda-t-il.
Je m’apprêtai à répondre, mais je pris conscience de ne pas savoir quoi dire. Je n’avais pas envie d’être le maillon faible de la famille. Face à mon mutisme, Yoni posa sa tasse et se pencha en avant.
— Ehsou, tu es à Ajdaho. Il n’y a que le meilleur de Qher qui entre ici. C’est normal de ne pas pouvoir se démarquer loin devant les autres.
Va dire ça à Judith, songeai-je.
— Franchement, soupira-t-il, vous êtes tellement formés à la compétition et à la carotte du dragonnier que vous semblez oublier ce qui vous attend une fois diplômés. Crois-moi, sortir premier ou dernier d’Ajdaho ne fera pas une grande différence quand tu feras face à toute une armée.
Je baissai honteusement les yeux. Il avait raison. On baignait dans les duels et les examens qui déterminaient nos places. La guerre avec Kharn servait de lit à la plupart de nos cours de stratégie, mais je ne prenais jamais pleinement conscience que je pourrais un jour être celle qui survolerait le champ de bataille.
— C’est… à la fois terriblement cynique et réconfortant, ce que tu me dis là, marmonnai-je.
Yoni m’accorda un sourire mi-figue mi-raisin en préparant une cigarette.
— Avec un peu de chance, cette guerre sera finie quand tu termineras ta formation.
J’avais du mal à croire que ce conflit puisse un jour se terminer, mais je voulais bien espérer avec lui.
— Qu’est-ce qui t’a conduit à quitter le front ? me risquai-je à lui demander. Koumô m’a dit que tu t’étais proposé pour le poste.
— Disons que j’étais lassé de la situation. Envoyer des troupes contre des gamins qui savent de moins en moins tenir des armes, ce n’est pas trop ma vision d’une défense équitable.
Je pris le temps de l’observation. De ce que j’en savais, Yoni n’avait pas atteint la cinquantaine, et, en tant que Sheha, il pouvait vivre jusqu’à huit cent ans. En toute logique, il était jeune, pourtant, quand je le regardais plus attentivement, j’avais du mal à le qualifier ainsi. Ses traits étaient tirés, et ses cernes autant que son regard terne marquaient une trop grande fatigue.
Voilà donc les conséquences de dix ans de guerre…
— La situation est si désespérée ? demandai-je tout bas.
— Kharn aurait dû se rendre depuis longtemps. Mais Shirô refuse de lâcher et on doit bien continuer de défendre nos frontières, même contre des marmots. Je n’ai pas signé pour massacrer des gamins désespérés. Administrer une académie et former la future élite à des stratégies moins meurtrières me semble une meilleure optique.
— Mais en attendant, le massacre continue, soufflai-je.
— Oui. Tant que Shirô refusera de se rendre et que sa population sera prête à se sacrifier.
— Il se battra jusqu’au dernier Asguien ?
— Ça semble être son programme en tout cas. Mais ses stratégies changent ces derniers temps. Il sait qu’il ne peut pas gagner contre notre armée, alors il attaque par des chemins détournés. On est bien loin du front, mais je te conseille d’être prudente. En tant qu’héritière au trône de San, tu seras toujours une cible potentielle.
— Je ferai attention, promis-je.
Il acquiesça en allumant sa cigarette et tira une bouffée. Après un silence, il ajouta, comme s’il cherchait à conjurer un sort.
— La révolte gronde à Kharn. Les choses pourraient tourner plus vite qu’on ne le pense. Si Shirô tombe de l’intérieur, on pourra enfin dormir sur nos deux oreilles.
— Espérons-le.
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