Ils me portent par ce froid matin d’hiver de l’an 32. Ils franchissent un couloir étroit, puis tournent sur leur gauche. Ils poussent la porte et me déposent sur une longue planche de châtaignier. La pièce est triste, les murs sont tristes, aucune lumière extérieure ne transparaît, seules les lueurs de quelques bougies éclairent le lieu.

Je suis nu sur ma planche ; alors quelqu’un recouvre mon intimité, d’un simple linge blanc, tel un pagne christique.

Et je les vois, ces sept barbus, « entogés » du cou jusqu’aux genoux, et « enfraisés » des épaules jusqu’aux oreilles, ils semblent studieux et écoutent attentivement un bel enchapeauté. Ce doit être le Maître, la sommité, l’érudit, le lettré, qui va tout leur dire, leur apprendre, leur montrer.

Ce notable, c’est le Docteur Tulp.

Alors Tulp se saisit d’un scalpel et, d’un geste précis, car souvent répété, m’entaille profondément le bras gauche de la pliure du coude jusqu’au poignet, se glissant avec minutie entre les muscles de mon avant-bras. Je le regarde agir, sans éprouver ni douleur ni émotion. Je n’ai pas non plus de rancœur.

Les barbus, eux, restent impassibles ils ne détournent pas le regard de mon bras écorché, et restent attachés aux mots de leur professeur.

Puis, Tulp les prévient « Messieurs nous allons jouer un peu ! Vous allez voir ses doigts se déplier et inversement se replier selon que je tirerai lentement sur le tendon ou le relâcherai. » Il annonce cela, une pince en main droite, prête à agir, tout en simulant à l’aide de sa main gauche la réaction attendue.

Pour ce qui me concerne, je n’y vois pas d’objection, je vais le laisser faire, peut-être même vais-je en rajouter, lui faire plaisir, faire en sorte que son effet soit au-delà de ses attentes et de celles de ses sept apprenants…

Et c’est alors que j’aperçois dans le fond de la pièce, un jeune homme. Il est sur le côté de la porte, ce qui explique que je ne l’avais pas remarqué à mon arrivée. Il doit avoir un peu moins de trente ans. Il n’est pas très beau, ses petits yeux sombres encadrent un nez très épaté aux narines et se redressant en trompette, ses cheveux roux frisés sont ébouriffés, et débordent en toute indiscipline de son béret. Lui, c’est le Sieur van Rijn. Lui, c’est celui sans qui jamais vous ne m’auriez connu !

Moi, je suis ce corps pâle, éburnéen, presque jaunissant, ce corps aux yeux creux et fermés, et aux lèvres livides. Je suis ce corps froid, piteusement étendu. Je suis ce corps mis au service de Tulp et de ses élèves. Ce corps qui va devoir à la demande, déplier et replier les doigts, tel un pantin suspendu à ses tendons. Ce corps qui, totalement écorché, sera progressivement dépouillé de ses viscères, de son cœur et de son cerveau, avant de rejoindre la fosse commune la plus proche.

Moi, je me nomme Adriaenszoon, mais l’on m’a surnommé Kindt. Moi, je suis mort, pendu par jugement des hommes, et sans espoir de divine mansuétude. Sauf à devenir un corps pour Tulp l’anatomiste ; sauf à être dépecé sous les yeux de ses disciples ; sauf à ainsi tenter d’expier mes turpitudes et mes crimes.

Or donc, le sort de mon âme est encore en suspens entre Dieu et Satan. Et de fait bien que mort, le corps nu et à demi épluché, couché sur ma planche, je peux encore tout voir et tout entendre autour de moi.

Je peux encore voir la pièce triste, ses murs tristes et la faible lumière des chandelles. Je peux encore voir mon gisant, voir le docteur Tulp, ses étudiants et puis van Rijn.

Rembrandt van Rijn ! Lui, sa toile, ses couleurs et ses pinceaux…