Ta Douce Imprudence

Chapitre 1 : Karen

Enfermée avec son bourreau dans la chambre noire, elle devait rester concentrée sur le bac rempli de révélateur. Ses mains gantées tremblaient mais ses gestes restaient sûrs : ils étaient ceux d’une femme qui respectait et connaissait son métier. Tandis qu’elle faisait passer l’objet du crime du bac de révélateur à celui du fixateur à l’aide d’une pince à linge, elle se focalisa sur l’autre : pourquoi l’avait-il choisie, elle, petite imprimeuse installée dans un atelier vétuste et ne possédant aucun matériel élaboré alors que dans la ville voisine, un atelier colossal avait vu le jour l’an dernier ? Sûrement pour cela : parce qu’elle n’était qu’une petite imprimeuse qui n’avait pas fait le deuil de l’ancienne technique et continuait à développer l’ensemble de ses plaques pour l’impression dans une authentique chambre noire.

Son envie du travail bien fait était plus forte que la pression exercée sur sa tempe. Elle termina de développer les photographies. Ses épaules s’affaissèrent : la commande était terminée. Comme il était entré, le bourreau se volatilisa, non sans avoir subtilisé ses trophées.

Karen mit quelques minutes à reprendre ses esprits. Elle s’était assise contre la porte de la chambre noire, avait laissé allumer les néons rouges typiques d’un labo photo, et tentait de se remémorer la scène improbable qui venait de se dérouler dans son atelier. Cela lui semblait presque irréel. Pourtant, pas de doute, elle venait de développer des clichés sous la menace de son bourreau. Elle sortit de la chambre noire, se cala contre la table lumineuse et chercha d’un regard circulaire un indice que le bourreau aurait pu laisser dans son atelier. Rien.

Elle ôta ses gants, nettoya son matériel, fit le tour de son imprimerie pour vérifier que tout était en ordre, puis partit. Quelques minutes à pied lui suffirent pour rejoindre son domicile. Elle avait décidé d’habiter au plus proche de son atelier. Elle ouvrit la porte de son vieux loft, alla directement sous la douche. Il était minuit passé lorsqu’elle s’endormit enfin.

Chapitre 2 : le bourreau

Je suis ton pire cauchemar Karen. Tu ne pourras plus te débarrasser de moi. Je vais te détruire par petites touches de peur, d’angoisse, de mal-être. C’est ma raison de vivre, ma raison d’être. Cela fait longtemps que je vous observe, toi et ta petite vie tranquille, sans soubresaut, sans surprise. Bref, une vie fade. Heureusement, me voilà ! Avec moi, tu vas vivre des expériences tellement intenses, parfois dangereuses mais si jouissives. J’ai hâte de te revoir Karen. C’est pour bientôt…

Chapitre 3 : l’inconnue

Des aiguilles semblaient se planter dans le cerveau de Karen quand elle se réveilla le lendemain. Elle claqua la porte du loft sans même avoir pris un café, et se rendit rapidement à l’imprimerie. Malgré la frayeur d’hier et son mal de crâne qui ne la quittait pas, elle avait une tonne de boulot à abattre : de la conception à la livraison, elle en aurait pour toute la journée, sans interruption. Elle reprit le travail là où elle pensait l’avoir terminé hier : le gommage des imperfections à la table lumineuse. Cette dernière prit vie en activant ses néons blancs surpuissants, tandis que Karen se munissait d’une loupe et d’une gomme arabique. Soudain, la sonnette retentit. Karen eut à peine le temps de lever les yeux vers la porte d’entrée qu’une inconnue était déjà devant elle, à vociférer, le visage tordu par la haine. Karen se demanda ce qui lui valait cette avalanche d’insultes et de menaces. L’inconnue lui jeta une dizaine de photos en pleine face, fit demi-tour et décampa aussi vite qu’elle était arrivée.

Chapitre 4 : Ta Douce Imprudence

Karen observait les photos depuis plus d’un quart d’heure sans vraiment comprendre. Comment était-ce possible ? Les images n’étaient pas une illusion, elles n’étaient ni truquées ni irréelles : c’était bien Karen avec un gars qu’elle ne connaissait pas. C’était même elle qui avait pris les photos, aucun doute là-dessus : on la voyait toujours au premier plan, la bandoulière de son appareil visible sur son bras et sur l’intégralité des photos. Sur les clichés éparpillés, Karen semblait s’éclater tandis que le pauvre mec avait l’air complètement défait, les yeux ahuris. Elle ne savait pas qui était ce type. C’était incompréhensible. C’était une tromperie, un mensonge, un leurre, un rêve ? Elle cherchait une explication. Puis soudain, se souvint…

Elle s’enferma dans la chambre noire, mains sur les oreilles, et émit un cri silencieux. « Ta Douce Imprudence »… Son bourreau était revenu et il s’appelait TDI, ou trouble dissociatif de l’identité.