Sahale avait lui-même fait la macabre découverte, alors qu’il faisait un brin de toilette au bord du fleuve. Son regard avait été attiré par quelque chose, au loin, en amont. “Un amas de branchages, une bête ? Non, ce n’était pas ça.” Par chance, la chose était arrivée vers lui et le courant était peu puissant à cet endroit. Lorsqu’il avait compris, il avait plongé aussitôt. Il l’avait attrapé au passage et l’avait ramené sur le berge. Son stoïcisme habituel avait été mis à rude épreuve. Sahale frissonna malgré lui en se rappelant l’état épouvantable du corps. “Il lui manquait un bras, l’autre ne tenait plus que par quelques tendons, ses jambes paraissaient avoir été arrachés du reste du corps et il n’avait plus figure humaine.” Surmontant son dégoût, il s’était penché sur lui pour mieux voir. L’homme était couvert de déchirures et de morsures, étrangement petites par endroits. Il avait retourné le cadavre supplicié, le dos présentait les mêmes traces. On s’était même acharné sur le fessier, les hanches, pourtant bien peu grasses a priori… En le scrutant de plus près, Sahale avait remarqué que le corps entier, du moins ce qu’il restait, était d’une maigreur extrême.

Il avait déjà vu des malheureux sur lesquels des loups avaient festoyés après leur mort, mais là, ç’était différent. L’aura que l’homme avait conservée malgré son trépas, était très ténue, comme s’il était passé de l’autre côté depuis bien plus longtemps. “Un crétin d’Objibowé aurait crié au Wendigo. Je veux bien admettre qu’un homme peut sans doute devenir fou après s’être livré au cannibalisme, mais il ne devient pas pour autant un mauvais esprit.” Mais encore une fois, il émanait de cet être qui n’avait presque plus rien d’humain, quelque chose qu’il était incapable de nommer, ni même d’imaginer. À part les wasi’chu, ou plutôt tout ce qu’ils avaient apporté de néfaste avec eux, il n’y avait pour ainsi dire rien qui pouvait effrayer Sahale. Et il était pourtant épouvanté. Un sentiment nouveau pour lui.

Il était resté un moment accroupi au-dessus du corps. Bien lui en avait pris, dans le creux de l’épaule, il avait discerné quelque chose. Il avait frotté la zone pour éliminer la crasse et avait mis à jour un tatouage. Un motif Kiowa apache. “Impossible, leur territoire était à des dizaines de journées de cheval, là-bas, très loin au Sud… Que ferait un apache des plaines par ici ? Cela n’a aucun sens. À moins qu’il ne soit mis au service d’un wasi’chu… Les Objiwés se sont bien battus à leurs côtés par le passé, pourquoi pas un Kiowa apache, après tout ?” Non, décidément, Sahale trouvait cette explication bancale. Les wasi’chu cherchaient à aller vers l’ouest. Des convois traversaient régulièrement le territoire des Lakotas, à leurs risques et périls, Morjave en avait fait l’expérience.

Ce n’était pas tout à fait exact, c’est en faisant route pour Saint-Louis que Morjave était tombé entre leurs mains. Comme il lui avait appris plus tard, une fois qu’il ait assimilé le dialecte lakotas - à une vitesse prodigieuse d’ailleurs - il s’y rendait pour retrouver un convoi, qu’il devait ensuite accompagner jusqu’à leur terre promise californienne. “Des jobards attirés par le mirage de la ruée vers l’or”, avait-t-il précisé. “Qu’est ce que les wasi’chu trouvent à ces pierres qui brillent ? Il m’a expliqué ; c’est totalement stupide ! Ils s’en servent pour commercer plutôt que de troquer directement.” Morjave lui avait rétorqué qu’il n’imaginait pas à quel point cette soif de l’or, jamais inassouvie, gouvernait son peuple et était responsable, directement ou non, des ravages entre les différentes nations qui le composaient, voire entre les gens d’une même tribu… N’étant pas pressé d’arriver à bon port, Morjave s’était décidé à remonter par le Nord pour descendre ensuite le long du fleuve Missouri et rejoindre sa destination. Pour cela, il lui avait fallu traverser le territoire des Lakotas. Les braves de la tribu lui étaient tombés dessus après une chasse aux bisons infructueuse, ils avaient sans doute eu besoin de se délester de leur frustration sur lui. “J’étais au mauvais endroit au mauvais moment” s’était-il amusé en lui racontant son histoire. Mais lorsqu’on l’avait emmené au campement, trainé derrière un mustang, les vêtements et la peau arrachés, il avait admis que le premier contact avec la tribu de Sahale avait été tout sauf amusant.