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Là où vit le soleil [Chapitre 3]
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Là où vit le soleil [Chapitre 3]
Did they get you to trade
(…)
Cold comfort for change?
Did you exchange
A walk-on part in the war
For a lead role in a cage?
Pink Floyd, Wish You Were Here
Au petit matin, comme prévu, l’avocat accompagna Margot sur le lieu de ses futures recherches.
Perdu dans la lande, perché sur une falaise se jetant avec fracas dans l’océan, le site ne se trouvait qu’à deux kilomètres du B&B à vol d’oiseau. En voiture, il fallait en parcourir cinq fois plus, traverser l’unique pont de la région permettant de traverser la rivière Dionard, et prier pour ne pas s’embourber dans les tourbières une fois que l’on quittait la route principale. L’ancien complexe militaire datait de la seconde guerre mondiale et avait depuis été recyclé en champ de tir sur lequel l’armée britannique avait pris l’habitude de tester son armement. Quasi inutilisé depuis une dizaine d’années, la nature y avait repris ses droits et la bruyère s’y étalait maintenant à perte de vue, recouvrant la tourbe spongieuse et les anciens cratères. Neil Hamilton proposa à Margot de mettre à sa disposition un 4×4 de location pour toute la durée de son séjour, ce qu’elle refusa. Elle n’avait jamais aimé conduire, et ne s’y résolvait qu’en cas de force majeure. Elle préférait marcher et emprunterait donc le taxi bateau qui permettait aux habitants de Durness de traverser le Kyle — une immense embouchure soumise aux marées qui coupait la pointe nord-ouest de l’Écosse du reste du monde.
Après plusieurs kilomètres sur une piste accidentée, la berline passa devant une barrière métallique sur laquelle s’accrochait tout un tas de panneaux plus ou moins lisibles défendant aux curieux d’entrer. Ils roulèrent au pas, suivant les traces des rares véhicules qui les avaient précédés pour atteindre, au détour d’un talus, un préfabriqué flambant neuf qui trônait seul dans la lande déserte.
Margot sortit de la voiture avec un sentiment d’appréhension et d’excitation qui lui nouait l’estomac, et commença à s’avancer, attirée comme un aimant par ce qui se trouvait derrière le baraquement. Comme avant un rendez-vous amoureux, elle redoutait autant qu’elle attendait cette première rencontre.
Lorsque l’avocat l’eut rejointe, il lui tendit un trousseau de clés.
— Voici les clés de votre laboratoire. Tout l’équipement se trouve à l’intérieur, mais n’hésitez pas à m’en informer s’il vous manquait quoi que ce soit, annonça-t-il avant de faire signe à Margot de le suivre de l’autre côté sur bâtiment.
À chaque pas, ses chaussures de marche s’enfonçaient dans le sol spongieux avec des petits bruits de succion. Devant elle, l’avocat avançait les bras écartés, cherchant à chaque enjambée un îlot de verdure sèche pour préserver de la boue ses précieuses chaussures vernies. Derrière le bâtiment, abrité par un barnum monumental, Margot découvrit un trou béant d’une dizaine de mètres de largeur. Absorbée par l’impressionnante installation, elle ne remarqua la Jeep stationnée à quelques pas que lorsque son regard détecta un mouvement sur sa droite. Elle fût surprise de voir un soldat en uniforme s’avancer vers eux avec assurance. Grand, le regard vif, le militaire dégageait un aplomb typique de ceux qui sont sûrs de leur force. Lorsque les deux hommes se serrèrent la main, Margot crut voir une légère grimace troubler les traits placides de l’avocat, plus habitué aux joutes verbales qu’aux poignées de main musclées.
— Margot, je vous présente le Capitaine Cameron qui se charge de la surveillance du site, expliqua-t-il en se tournant vers elle. Comme vous le savez, l’armée britannique nous laisse généreusement effectuer nos recherches sur le site, sous la seule condition que nous échangions avec eux nos informations. Le Capitaine Cameron sera donc votre contact, et seule personne en dehors de la fondation à qui vous pouvez communiquer vos découvertes.
Le militaire se tourna vers Margot et la salua d’un mouvement de tête discret, avant que l’avocat ne poursuive les présentations.
— Capitaine Cameron, je vous présente Miss Margot Gilliat, géologue et enseignante-chercheuse à l’Institut de Physique du Globe de Paris.
— Appelez-moi Margot, corrigea-t-elle en tendant la main au militaire.
— Bienvenue à Durness Miss, répondit le Capitaine sur un ton ironique, suivez-moi, je vais vous faire visiter le site.
Le trio se mit en marche avant de faire une pause à quelques mètres de l’échelle.
— Votre laboratoire de recherche se trouve ici, dit-il en pointant le préfabriqué, vous y avez accès quand vous le souhaitez et vous seule en possédez la clé. Il donne directement sur le cratère dans lequel nous avons découvert la pierre. Cette échelle vous permet d’y accéder et un monte-charge a été installé pour vous permettre de transporter votre matériel.
Le militaire fit une courte pause pour détailler Margot de haut en bas évaluant sa forme et ses capacités physiques, puis s’avança vers le rebord de l’immense trou.
— Si vous permettez, je vais passer en premier pour allumer les projecteurs en bas, déclara-t-il avant de descendre avec souplesse le long des barreaux métalliques.
Margot le suivit avec prudence, s’assurant à chaque pas de sa prise sur le métal gelé. Elle fut bientôt complètement avalée par l’obscurité et compta dix-huit barreaux avant de sentir la terre ferme sous ses pieds. En calculant trente centimètres entre chaque, elle estima la profondeur du cratère à cinq mètres. Presque deux étages. Elle n’en fut pas plus impressionnée que ça, habituée depuis de longues années à passer ses journées au fond des grottes et des gouffres.
Elle se retourna au moment où le Capitaine Cameron allumait la rangée de spots, et leva une main pour se protéger de l’éblouissement. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à la morsure de la lumière, et elle put enfin découvrir dans la lueur crue des lampes l’objet de toutes ses attentes. Après des jours à tenter de l’imaginer à travers les chiffres et les données du dossier, la pierre se tenait enfin devant elle. Une sphère immense, parfaitement lisse, noire comme la nuit et brillante comme du cristal. Vibrante. Comme un miroir, elle réfléchissait à la perfection les silhouettes du trio qui se tenait devant elle. Margot percevait sur la surface laquée chaque détail de la scène. Avec une précision effrayante, elle remarqua l’avocat qui se tenait derrière l'air préoccupé. Incrédule, elle agita une main, comme une enfant qui découvre son reflet pour la première fois. Elle en oublia sur l’instant toutes ses théories, ses années d’étude, ses certitudes et les deux hommes qui l’accompagnaient. Ce fut le coup de foudre. Immobile dans l’air glacé du matin, le petit groupe semblait se recueillir. Seule la vapeur blanchâtre de leurs souffles et les bruits discrets de leurs respirations venaient troubler ce moment suspendu.
— Surprenant, non ? interrompit le Capitaine.
La voix rauque du militaire la fit brutalement revenir à la réalité. Il se tenait à côté d’elle, ses yeux verts écarquillés illuminés par l’éclat des spots, il n’avait pas lâché la pierre des yeux.
— Nous l’avons trouvé lors d’un essai d’armement, continua-t-il. La charge n’a eu aucun effet dessus. Pas une égratignure. C’est sa surface parfaitement lisse qui nous a intrigués. Nous avons ensuite creusé pour évaluer sa taille. C’est une sphère parfaite de quatre mètres de diamètre.
Au bout de quelques instants de contemplation silencieuse, elle sentit l’avocat s’agiter dans son dos, mal à l’aise.
— Tout ce que nous savons se trouve dans le dossier que nous vous avons transmis, intervint l’avocat d’une voix enrouée.
Se massant les tempes, il semblait tout à coup avoir perdu son assurance.
— Les analyses sont restées très superficielles jusqu’ici, poursuivit-il. Mais cette roche recèle un potentiel certain qu’il vous faudra découvrir, étudier et à terme, rendre exploitable, conclut-il.
Margot fascinée, entendait à peine les paroles de l’avocat. Elle n’avait d’yeux que pour la titanesque bille qui la dominait de toute sa noirceur.
— Son aspect semble si peu naturel… Êtes-vous certains qu’il ne s’agisse pas d’un artefact façonné par la main de l’homme ? demanda-t-elle.
Les deux hommes échangèrent un regard, et Neil Hamilton, soudain devenu très pâle esquissa un léger sourire.
— Nous ne sommes sûrs de rien. Les réponses sont maintenant entre vos mains Miss.
Ils gardèrent tous les trois le silence quelques minutes encore, contemplant la sphère qui luisait dans la lumière crue des projecteurs.
— Remontons si vous le voulez bien, lâcha finalement l’avocat. Je voudrais vous montrer le laboratoire.
Avec regret, Margot s’arracha à son observation et tourna le dos à la pierre pour s’engager sur l’échelle à sa suite. Une fois arrivée en haut, elle vit Neil Hamilton prendre une longue inspiration. Livide, les yeux fermés, une main sur l’estomac, il ressemblait à quelqu’un qui vient de croiser un fantôme.
— M. Hamilton, vous allez bien ?
— Ça va aller, merci. À vrai dire, je n’aime pas beaucoup venir ici. Vertiges, nausées, maux de tête… à chaque fois cet endroit me donne envie de partir en courant.
— Une bonne partie de mes hommes est aussi tombée malade à son contact. Les symptômes ont toujours disparu lorsqu’ils quittaient le site… renchérit le militaire en les rejoignant.
— Et vous n’avez pas pensé à me le signaler ? demanda Margot irritée.
— Tout le monde ne semble pas affecté, justifia l’avocat. Vous l’auriez su immédiatement si la pierre avait un effet néfaste sur vous.
Margot suivit les deux hommes dans le laboratoire, bien décidée à confronter plus tard l’avocat au sujet de ces symptômes.
À l’intérieur, le matériel flambant neuf était méticuleusement aligné. Des dizaines de milliers d’euros concentrés dans quelques mètres carrés et destinés à son travail. Ses collègues parisiens en auraient pleuré de jalousie. C’était le genre d’équipement qui, dans le meilleur des cas, garnirait peut-être les laboratoires universitaires français dans trente ans. L’excitation prit vite le dessus sur la contrariété et elle se mit à détailler chaque machine avec gourmandise, imaginant déjà la précision et la rapidité avec lesquelles elle mènerait ses analyses. Margot voyait déjà dans ce laboratoire la clé d’une publication future. Celle dont elle avait toujours rêvé et qui, enfin, lui permettrait de marcher la tête haute dans les couloirs de l’université.
Après avoir fait le tour de chaque machine, répertorié l’outillage et imaginé en détail les changements qu’elle apporterait à l’organisation du laboratoire, Margot quitta le préfabriqué à reculons. Cette visite lui laissait un goût d’inachevé.
Dehors le soleil fit une percée inespérée et un rayon doré tomba sur le rebord du cratère. Margot nota pour la première fois une fine guirlande de bruyères en fleur courant le long du rebord. Elle pointa son doigt dans la direction des petites clochettes violettes qui s’épanouissaient dans la lumière, mais avant qu’elle n’ait pu prononcer un mot le Capitaine intervint.
— La bruyère est en avance sur la saison ici. La chaleur sûrement. Vous constaterez d’autres phénomènes par vous-même, conclut-il avec un clin d’œil.
Margot ne sut comment interpréter cette allusion dont le mystère s’ajouta à sa longue liste mentale.
Une fois sur le chemin du retour, installée dans la berline surchauffée, une question la frappa. Qui finançait tout ça ? Qui se dissimulait derrière la fondation, et pourquoi investissait-il autant dans ces recherches ?
— Qu’avez-vous pensé du laboratoire Miss ? Les conditions de travail vous conviennent-elles ? interrogea l’avocat.
— Cet endroit ferait pâlir d’envie n’importe quel chercheur.
— Bien, c’est important pour nous. S’il devait vous manquer quoi que ce soit pour mener à bien cette mission, n’hésitez jamais à le demander.
— Qui se cache derrière ce « nous » M. Hamilton ? Qui finance la fondation ?
— C’est une fondation privée Miss. Entièrement financée par les fonds privés de son fondateur qui, comme vous devez vous en douter, souhaite garder l’anonymat.
Le ton formel de l’avocat mit un terme à la curiosité de Margot, mais, après un instant de silence, il ajouta :
— Le seul but de mon client est de vous permettre d’aller au bout de vos recherches. Les résultats que vous obtiendrez sont d’une importance capitale pour lui.
Bien, Margot se retrouvait donc employée par un milliardaire illuminé obsessionnel. Elle l’imaginait parfaitement : un vieux fou passionné de géologie, un collectionneur en saharienne beige arpentant son manoir, entouré de ses pierres trouvées aux quatre coins du monde, achetées au marché noir pour le seul plaisir de ses propres yeux. Dubitative, elle se plongea dans ses pensées le reste du chemin, pesant les pour et les contre. Sa situation à Paris n’était pas reluisante et son avenir professionnel de plus en plus incertain. Néanmoins, cette mission énigmatique aux confins de l’Écosse — malgré son allure d’échappatoire idéale — réunissait tous les ingrédients d’une déception supplémentaire ou, pire encore, d’un futur scandale mettant un point final à sa fragile carrière. Seules la présence du sympathique Capitaine Cameron et la fascination immédiate exercée par la sphère, la poussaient à prolonger son séjour au moins jusqu’à la fin de la semaine.
Lorsque la voiture s’arrêta devant le B&B, Margot et l’avocat convinrent de se rejoindre au pub pour déjeuner. Elle n’avait pas perdu de vue les symptômes ressentis par plusieurs personnes s’étant approchées de la pierre et elle comptait bien en savoir plus à ce sujet.
Avant de rentrer dans la chaleur rassurante de l’hôtel, elle prit quelques secondes pour contempler son nouvel environnement. Les rues désertes, le grondement de la mer en contrebas, les petites maisons de pierre alignées le long de la rue… Le dépaysement était total et le chaos de Paris lui semblait si loin, comme si la ville lumière n’avait jamais existé. Du coin de l’œil un mouvement attira son regard de l’autre côté de la rue. Lorsqu’elle se tourna, elle vit bouger un rideau en dentelle à l’une des fenêtres en face, probablement rabattu en vitesse par un voisin trop curieux. Elle devait se rendre à l’évidence, le changement de décor irait avec la fin de l’anonymat. Il faudrait s’y habituer. « Comme aux conditions climatiques » se dit-elle en sentant les premières gouttes d’une averse s’abattre sur son visage engourdi par le froid.
Photo : Tomas Robertson via unsplash

