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Chapitre 4 - Il est l'héritier

Chapitre 4 - Il est l'héritier

Publié le 21 avr. 2023 Mis à jour le 1 mars 2024 Aventure
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Chapitre 4 - Il est l'héritier

— Maintenant, ça suffit ! aboya James, frappant le parquet de son pied comme s'il voulait le fendre.

Hyperion fixait toujours le bord du bureau, les sourcils froncés. Face à lui, son père n'avait pas bougé d'un millimètre. Après une trentaine de secondes de silence, il avait repris la parole pour simplement répéter ce qu'il avait dit plus tôt.

— Puisque tu as le temps de te moquer de moi et que tu m'as dérangé dans mon travail, je vais profiter de cette interruption ! Ce temps, je vais te le consacrer, j'espère que tu es content !

Le blond releva légèrement la tête à ces mots et plongea ses yeux bleus dans ceux de son père. Si ce dernier savait ce qu'il ressentait, il se serait vraiment inquiété de l'étrange lueur dans le regard de son fils. Oh oui, Hyperion était satisfait ! Ce que James venait d'annoncer, c'était qu'il lui offrait une nouvelle opportunité de le rendre fou ! L'adolescent comptait bien rendre chacun des moments de sa vie infernaux jusqu'à ce qu'il obtienne ce qu'il veut.

— Ah bon ? marmonna Hyperion en haussant un sourcil, son sourire en coin mettant l'adulte au défi. Voilà qui est plutôt inattendu.

— JONES ! rugit James, ses phalanges blanches tant ses poings étaient serrés.

Un bruit de pas précipités se fit entendre une seconde plus tard, et la porte du cabinet de travail s'ouvrit sur le visage interrogatif du majordome.

— Que puis-je pour vous, Lord Prince ? demanda-t-il poliment en s'inclinant.

— Préparez les partitions de mon fils dans le grand salon ! rugit le père de famille, sa voix vibrante de colère, en pointant un doigt impérieux sur le serviteur. Il a une leçon de piano dans quelques minutes !

— Très bien, monsieur, répondit Jones d'une voix lente, ses mots se détachant les uns des autres. J'y vais de ce pas.

Le regard du domestique se posa encore quelques fractions de seconde sur l'adolescent, ses sourcils de nouveau arqués par la surprise. La voix furieuse de son maître ne lui faisait pas une demande, comme elle le faisait d'habitude. Cette fois, c'était bel et bien un ordre, sec et qui n'aurait accepté aucun refus. Jones vit le visage quelque peu surpris du jeune garçon. Est-ce que ce dernier ignorait pourquoi son père avançait le cours de piano de plusieurs heures, le donnant durant la matinée plutôt que pendant l'après-midi ?

Le majordome sortit en refermant doucement la porte derrière lui. Hyperion le regarda partir, puis l'écouta simplement s'éloigner sur le parquet du couloir. Il avait été un peu étonné que James prenne cette décision soudaine. Cependant, sa bouche entrouverte se referma lentement, avant qu'un sourire perfide n'étire ses lèvres. Ses yeux bleu saphir se plissèrent imperceptiblement, fixant le dos de son père.

Le blond allait faire regretter à cet homme ce choix précipité et impulsif. Avancer cette leçon de piano n'allait rien régler du tout ! Du moins pour le chef de famille...Hyperion n'allait sûrement pas se montrer moins rebelle pour autant. Peu importe que son père devienne bien plus autoritaire et exigeant, peu importe que James et Amelia y laissent leurs cordes vocales, le garçon ne se laisserait pas faire. Après tout, sa mère avait peut-être bien raison : il commençait sans doute sa crise d'adolescence, mais l'avoir à ce moment ne le dérangeait pas du tout, bien au contraire.

— Allons-y, Hyperion, lança James en s'éloignant vers la porte. Tu as ce que tu veux : je t'accorde tout mon temps et toute mon attention.

Ce qu'il voulait ? L'adolescent fronça les sourcils en entendant ces mots. Non, il n'avait pas ce qu'il désirait. Et c'était le cas depuis déjà des années. Pourtant, il n'abandonnerait pas pour autant. À ce moment, il voulait que Severian et lui puissent se voir sans s'inquiéter de la présence de ses parents.

Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour y arriver ! Severian, j'espère que tu rempliras ta part...

Hyperion se leva à son tour dans un raclement de chaise avant de contourner le bureau pour suivre son père. Celui-ci s'éloignait déjà dans le couloir pour redescendre les escaliers. Durant le trajet d'une longue minute et demie, ni père ni fils ne dirent un seul mot. Le garçon sentait une aura de fureur émaner du brun, et intérieurement, cela le faisait jubiler.

Ils arrivèrent enfin dans le grand salon, et comme son nom l'indiquait, cette pièce était très grande ! Un immense tapis sombre s'étendait sur la moitié de la salle. On y comptait six fauteuils et trois sofas installés. En face de ceux-ci, une cheminée au manteau de marbre était éclairée par le feu ronflant qui s'élevait à l'intérieur. Derrière les fauteuils, un grand piano à queue était posé, un siège en tissu devant le clavier. Les touches noires et blanches étaient étincelantes : les domestiques étaient encore passés par là. Quelques feuilles parcheminées étaient installées dessus. Le tout était éclairé par les grandes fenêtres dont les rideaux étaient ouverts, laissant voir le portail en fer qui se dressait à l'autre bout du parc. Les rayons faisaient briller le piano, les touches semblaient s'illuminer d'elles-mêmes.

— Puis-je faire quelque chose d'autre pour vous, my lord ?

Hyperion se retourna pour regarder la personne qui venait d'arriver dans le plus grand silence. Sans grande surprise, c'était Jones qui avait fait cette demande, à nouveau humblement incliné. James lui jeta un bref regard par-dessus son épaule avant de regarder à nouveau devant lui, fuyant le regard de tout le monde.

— Non, merci, répondit-il, sa mâchoire serrée rendant le ton de sa voix plus grinçant. Vous pouvez disposer, Jones, qu'on ne nous dérange pas.

Le domestique salua ses deux maîtres avant de repartir, refermant doucement la porte derrière lui. Le père de famille soupira en posant ses doigts sur ses paupières, les sourcils toujours froncés. Il se tourna vers son fils et lui désigna le siège devant le piano de l'autre main.

— Assieds-toi, Hyperion, souffla-t-il, comme s'il faisait un immense effort pour conserver son ton calme.

Le blond ne répondit pas, mais s'avança tout de même vers le clavier éclairé par le soleil avant de se laisser tomber sur le siège. Le regard de James se posa sur lui et ses yeux s'écarquillèrent sous la surprise.

Seigneur Dieu ! Qu'est-ce que son fils avait en tête ?

Sa position était des plus disgracieuses : son dos était courbé, son expression montrait un profond ennui et son pied tapotait une pédale de l'instrument comme s'il essayait de la briser.

— Tiens-toi correctement ! l'admonesta l'adulte, croisant ses bras sur son torse gonflé par la colère. Redresse-toi et cesse de gigoter ! Pour l'amour de Dieu, tu es l'héritier d'une noble famille, conduis-toi comme tel !

— Pourquoi donc ? interrogea l'adolescent, en posant sa tête sur sa main, appuyant son coude sur les touches du piano dans un bruit désagréable. Je n'ai choisi ni cette famille ni cette vie. Par conséquent, je ne vois pas pourquoi je dois me plier à ses standards.

Cette fois, Hyperion crut vraiment que son père allait exploser de rage. Il le vit serrer le poing, prêt à l'abattre sur n'importe quel meuble qui se serait trouvé à proximité de lui. Ce fut donc un des canapés qui subit les foudres de James à la place du garçon. L'homme se mordit violemment un index pour ne pas succomber à l'envie de hurler. Cette vue était à la fois amusante et satisfaisante pour l'enfant. À ce rythme-là, il y aurait un poste vacant de précepteur pour Severian bien plus tôt qu'il ne l'avait espéré.

— Bien, haleta James comme s'il venait de courir une importante distance à pleine vitesse. Je vais essayer de rester calme. Puisque tu m'as l'air particulièrement en forme, tu vas pouvoir me jouer un morceau un peu plus compliqué que d'habitude.

L'adolescent haussa un sourcil amusé ; peu importe la difficulté du morceau, il allait le rendre un millier de fois plus horrible que lorsque son compositeur l'avait imaginé.

— Joue-moi donc « La Campanella » de Franz Liszt.

À en juger l'air sournois de son père, Hyperion pouvait deviner que l'adulte essayait d'instaurer son autorité plutôt subtilement. Malheureusement pour James, il ne pouvait pas duper son fils avec une ruse aussi désuète. On ne roulait pas un professionnel subtil de la ruse avec ces armes-là. Au stade où il en était, jouer ce morceau était très difficile. Mais difficile ne signifiait pas impossible. Et Hyperion aurait été tenté de relever le défi si son but n'était pas de faire de cette journée en enfer.

Le blond farfouilla dans ses papiers avant d'en ressortir la partition de « La Campanella ». Jouée au rythme de cent-dix battements par minute, cette musique durait près de sept minutes trente. C'était un morceau plutôt long, et il devenait évident que James était sûr de calmer son fils en le mettant en grandes difficultés.

Parfait ! Je vais me débrouiller pour que ces sept minutes et demie soient les pires que vous n'ayez jamais vécues pendant une de nos leçons de piano, Père !

Sous le regard intense et persistant de son père, Hyperion posa ses doigts sur les touches et appuya sur les premières. Cependant, après quelques secondes durant lesquelles il jouait parfaitement bien avec un excellent rythme, sa main gauche s'envola pour aller appuyer sur une note à l'extrémité gauche du clavier. Étant donné que « La Campanella » était un morceau dont la plupart des notes étaient dans les aigus, une note grave détonnait beaucoup avec le reste.

Le sourire sournois de l'adolescent ne trompait personne, et surtout pas James : ce garçon l'avait totalement fait exprès ! Il le provoquait, il se moquait de lui et de son autorité !

Pendant un bref instant, Hyperion joua à nouveau à merveille, ses yeux rivés sur la feuille parcheminée, ses yeux bleus parcourant les notes du regard. Ses lèvres s'étirèrent à nouveau en un rictus mauvais avant que sa main gauche ne frappe violemment les touches sur sa gauche. Les fausses notes qui ne collaient pas du tout à la musique de base résonnèrent dans le piano et l'adulte grimaça.

Et ce cinéma infernal et particulièrement déplaisant pour les oreilles habituées à la musique dura pendant les sept minutes et demie. À la fin de ce spectacle qui ressemblait bien plus à une déclaration de guerre venant d'Hyperion, James en était venu à regretter de lui avoir assigné un morceau aussi long. Il avait pensé le calmer en le forçant à se concentrer sur son travail. Le résultat était plus que déplorable ! Non seulement son fils n'avait pas du tout été attentif à sa musique, mais il avait réussi à tourner la situation à son avantage pour le provoquer délibérément.

James tourna le dos à son fils pour cacher les traits de son visage déformés par la rage. Cette fois, c'était trop ! Il n'en pouvait plus, c'était au-dessus de ses forces ! Il voulait bien essayer de raisonner ce garçon, et de réintroduire doucement de l'autorité, comme sa femme le lui avait conseillé quand elle était venue lui dire qu'Hyperion faisait de nouveau des siennes. Mais il ne pouvait pas vouloir à la place du blond ! User de la force ne ferait que le rendre encore plus réticent à l'obéissance, ce n'était donc pas une option à prendre.

Cette fois, le brun devait admettre sa défaite. Il avait sous-estimé la ténacité de son fils et sa résistance aux ordres parentaux. C'était « échec et mat » pour James. À présent, il n'avait plus d'autre idée !

L'adulte fit volte-face et sortit du grand salon à pas précipité. Il claqua brutalement la porte de la pièce, faisant résonner le bruit dans tout le rez-de-chaussée. Il croisa en chemin Jones qui donnait ses directives à deux servantes dans la bibliothèque.

— Tout va bien, Lord Prince ? interrogea le majordome.

Il ne reçut pas de réponse. Son maître passa en coup de vent devant lui et se précipita vers les escaliers. James agrippa la rambarde et eut le sentiment de plus se hisser jusqu'en haut des marches que de réellement les gravir. Il se précipita vers la chambre de sa femme où il était sûr de la retrouver. À cette heure-ci, Amelia était sans aucun doute entrain de choisir sa tenue pour le dîner avec son beau-frère et sa belle-sœur.

Le père de famille ouvrit la porte de la chambre sans même prendre le temps de s'annoncer. Son épouse sursauta brusquement, faisant presque un bond en arrière, à cette entrée fracassante.

— Eh bien, cher ami ! souffla-t-elle, surprise par cette arrivée. En voilà des façons d'entrer dans la chambre d'une dame !

— Samantha, sortez, je vous prie !

La femme de chambre s'inclina avant de se redresser et de rejeter sa longue tresse brune. Ses yeux noisette se posèrent en alternance sur sa maîtresse et son mari avant qu'elle ne parte, sa robe noire et longue de servantes suivant gracieusement le mouvement. La blonde reposa la robe rouge qu'elle tenait dans les mains sur son lit avant de se tourner vers son époux, son visage toujours sous l'expression de l'étonnement.

— Voulez-vous bien m'expliquer ce qui vous arrive, mon chéri ? interrogea-t-elle en se rapprochant de James avant de se glisser entre ses bras. Vous arrivez chez moi en détruisant presque ma porte contre le mur avant de renvoyer Samantha. Vous me paraissez bien énervé.

— Je suis vraiment désolé, ma chérie. C'est à cause d'Hyperion que je suis si furieux.

— Hyperion ? s'étonna Amelia en se détachant un peu de lui pour le regarder dans les yeux. Mais je pensais qu'il se calmerait si vous alliez lui parler.

— Je le pensais également, soupira James en lui caressant doucement le dos. Mais dès que je suis arrivé, il s'est montré très désagréable et...

L'homme s'interrompit dans sa phrase lorsqu'il entendit un bruit familier. Les échos du piano qui se trouvait dans le grand salon. Il fronça les sourcils et sa mâchoire se serra. Amelia sentit que son étreinte autour de ses épaules se resserra au point qu'elle en devenait plus brutale.

— Chéri, est-ce Hyperion qui joue du piano ? interrogea la blonde en plissant légèrement les yeux.

— Oui... marmonna James en réponse, ses dents crissant les unes contre les autres. Il continue à me provoquer...

— Vous provoquer ? répéta sa femme, de plus en plus étonnée. Je n'y crois pas ! Notre fils n'aurait tout de même pas cette outrecuidance envers vous !

— Mais très chère, vous n'entendez pas ? s'énerva James en commençant à marcher de long en large dans la chambre. Ce morceau qu'il joue maintenant, c'est « La Campanella » de Liszt ! C'est ce même morceau que je lui ai demandé de faire tout à l'heure.

— Et alors ? interrogea Amelia avec un haussement d'épaules désinvolte. Vous n'avez pas à prendre ceci pour de la provocation. Peut-être qu'il veut simplement s'entraîner un peu !

— Mais vous ne comprenez donc pas ? rugit James en faisant de grands mouvements avec ses mains, ses cheveux commençant à devenir désordonnés. Lorsqu'il l'a joué en ma présence, il faisait exprès de faire des erreurs qu'il était impossible de faire en temps normal. À présent, écoutez ! Il joue à la perfection, avec un tempo parfait et sans la moindre petite faute ! Il me provoque !

Son épouse ne sut quoi répondre. Elle se glissa dans le dos de son mari et passa ses bras autour de son torse. James s'immobilisa et sentit sa respiration se calmer tandis que la blonde lovait sa tête dans le creux de sa nuque.

— Calmez-vous, mon chéri, murmura-t-elle d'une voix apaisante pour le tranquilliser.

— Pourquoi est-il comme ceci ? chuchota le brun en réponse. Je n'arrive pas à savoir pourquoi il agit de cette manière. Que cherche-t-il à la fin ?

Hyperion eut un immense sourire en appuyant sur les touches du piano. Il venait d'achever « La Campanella » et il s'en était parfaitement bien tiré. Ses sourcils se froncèrent et ses yeux se plissèrent en se posant sur la partition du morceau qu'il venait d'achever. Son regard était impitoyable, ne laissant aucune place aux remords.

En ce moment même, son père se demandait sûrement pourquoi il agissait-il de cette manière. Il était entrain de se torturer l'esprit pour essayer de comprendre ses choix. Mais pour une personne aussi insouciante que son père, c'était presque impossible de comprendre.

Tout s'emboîte à la perfection ! Ce soir, je frapperai un grand coup ! Si grand que leur mâchoire se décrochera et tombera sur la moquette !

Hyperion détacha doucement le bout de ses doigts des touches noires et blanches. Il se leva de son siège, affichant toujours ce sourire mauvais. À présent, il avait le champ libre jusqu'au soir. L'adolescent saisit la partition dans ses mains et la chiffonna en une petite boule parcheminée. Il la jeta sur le haut du piano avant de faire volte-face en direction de la bibliothèque.

Jusqu'à l'heure du repas de midi, Hyperion eut tout son temps pour préparer la suite de son travail. Il avait prévu de sortir le grand jeu pour le repas du soir. Il allait définitivement dégoûter sa famille de son attitude, suffisamment pour que son oncle et sa tante poussent James et Amelia à engager un précepteur.

L'heure du repas sonna à midi pile, résonnant dans toute la maison. Pendant tout le repas, la salle à manger fut emplie d'un calme tendu. L'atmosphère était étouffante et même électrique. Le jeune garçon était parfaitement tranquille, savourant son repas dans le plus grand silence. Mais tout autour de lui, une aura moqueuse et provocatrice flottait, persistante et bien présente. James lui jetait très fréquemment des regards en coin, mais ses sourcils froncés et la lueur glaciale dans ses yeux noisette rendaient ce geste répétitif très menaçant. De son côté, Amelia observait alternativement son fils et son mari. Son visage était étiré dans une expression inquiète.

De son côté, Jones restait immobile dans un coin de la pièce, ses yeux rivés sur la table. Il observait fixement ses maîtres qui se livraient à une longue guerre de regard. Oui, cette salle était devenue un véritable champ de bataille. Lui qui était majordome depuis des années dans cette maison, à tel point qu'il avait été témoin de la génération avant celle de James Prince, pour la première fois depuis le début des longues années de service, Jones n'arrivait pas à comprendre ce qu'il se passait sous le toit de ce manoir.

Pourquoi n'y comprenait-il rien du tout ? Cette chose ne lui était jamais arrivée en plusieurs dizaines d'années au service de la famille Prince. Il lui semblait que ce qui avait perturbé le calme tranquille qui planait habituellement dans la maison, c'était le comportement du jeune garçon.

C'était ce matin que tout avait changé. Au début de la journée, Jones avait vraiment pensé que l'adolescent s'était simplement levé du mauvais pied. Son agressivité l'avait vraiment étonné, mais il avait essayé de passer outre pour se concentrer sur son travail. Pourtant, son jeune maître ne s'était absolument pas calmé depuis. Son attitude était même devenue pire, devenant effroyable envers sa famille.

C'était comme si monsieur Hyperion était possédé par le Diable en personne ! Ce changement est si soudain que s'en est presque incroyable. Si monsieur Edward était là, il saurait quoi dire pour calmer son jeune frère...

Aussi surprenant que cela puisse paraître, le restant de la journée se déroula dans la tranquillité. Mais du point de vue de tous les adultes, maîtres et domestiques, ce n'était que le calme avant la tempête. En effet, le silence d'Hyperion et son absence de provocation en étaient devenus inquiétants. En temps normal, son mutisme était parfaitement habituel. C'était maintenant l'inverse : ne pas entendre un mot venant de lui commençait à être angoissant.

C'est impressionnant de se rendre compte à quel point nous avons changé d'avis à propos de monsieur Hyperion. Nous avons totalement modifié notre mode de pensée pour arriver à suivre ses réactions. Et pourtant, hier encore, il était un garçon aussi doux qu'un agneau.

L'adolescent jubilait, son livre d'Arthur Conan Doyle entre les mains. Ses jambes croisées élégamment, installé confortablement dans un fauteuil de la bibliothèque, le garçon parcourait des yeux les lignes de texte sans réellement les lire. Il avait comme une curieuse impression... C'était comme s'il arrivait à sentir les pensées bouillonnantes des habitants du manoir. Il n'avait pas dans l'idée de se prétendre devin, ou quoi que ce soit d'autre. Le blond avait simplement l'impression que les ressentiments de James, d'Amelia, de Jones et des autres lui parcouraient l'esprit, comme une sorte de caresse.

Oui, Hyperion sentait flotter au premier étage un agréable parfum de doutes et d'angoisses. Cette sensation enivrante signifiait quelque chose de très important pour lui : la victoire ! Bientôt, il allait réussir à faire craquer ses parents ! Son plan était vraiment machiavélique et il se l'avouait très franchement. Mais la vérité était qu'il en était très fier.

Passer du temps à côté de toi se révèle plus utile encore que je ne le pensais, Severian. À force de vous côtoyer, toi et ton attitude si moqueuse au point que s'en est maladif, j'ai perfectionné mon don en matière de stratégie.

Durant quelques secondes, l'adolescent releva la tête pour voir l'horloge sur le manteau de la cheminée. Il observa les aiguilles avancer, faire leurs chemins autour du cadran. Le tic régulier semblait presque résonner dans la bibliothèque. Comme s'il se mettait au même rythme, Hyperion sentait son cœur qui pulsait en même temps.

Oui, plus le temps passait et s'écoulait, plus il sentait grandir en lui cette sensation d'excitation. Il ressentait des picotements remonter dans sa colonne vertébrale pour caresser délicatement sa nuque.

L'heure approche. Bientôt, vous pourrez enterrer le souvenir d'un garçon sage au caractère d'ange.

Dix-neuf heures. C'était l'heure fatidique à laquelle l'oncle et la tante d'Hyperion arrivaient. En effet, alors que la cloche sonnait les sept heures du soir, la sonnette de la porte d'entrée retentit chez les domestiques. Jones, préparé depuis des heures à l'arrivée de leurs hôtes, ouvrit immédiatement la porte.

Derrière lui, ses maîtres arrivaient. James portait une élégante tenue de soirée que son valet de chambre avait repassée cette après-midi même en vue de ce dîner. Il semblait encore plus impressionnant dans son costume noir que dans celui vert clair qu'il portait au matin. Sa chevelure brune avait reçu un petit coup de peigne pour y remettre de l'ordre après le chaos du matin. L'homme affichait un immense sourire.

Accrochée à son bras, Amelia était resplendissante dans sa longue robe vert émeraude. Celle-ci retombait élégamment sur ses chaussures à talons hauts assorties. Ses cheveux blonds et doux avaient été soigneusement brossés. Une longue tresse dorée faisait le tour de sa tête comme un diadème tandis que le reste pendait simplement dans son dos, semblable à une cascade rayonnante. Son beau visage montrait une joie confirmée par le sourire heureux qui étirait doucement ses lèvres.

Et à moitié caché derrière eux, un air d'ennui total collé sur son visage aristocratique, se trouvait Hyperion. Il n'avait pas changé de tenue pour le dîner, puisqu'il la portait déjà depuis le matin. Et puis, à quoi bon perdre du temps à mettre d'autres vêtements ? Il passa une main sur ses cheveux blond platine avec une grimace mécontente. Jones avait insisté longuement, sans prêter attention à toutes les remarques désagréables de son jeune maître, pour le recoiffer avant l'arrivée de sa famille. À présent, sa chevelure était tirée en arrière et soigneusement lissée, à l'exception d'une mèche rebelle qui retombait comme une franche sur le côté gauche de son front.

Face à eux, laissant le majordome de la maison prendre leur manteau, il y avait son oncle et sa tante. Kenneth Prince était le frère cadet de James. De deux ans plus jeune, on pouvait tout de même remarquer sans difficulté les ressemblances entre les deux. Il possédait comme son aîné des cheveux bruns et courts, ainsi que ces yeux noisette chaleureux. Pourtant, sa carrure était moins impressionnante et il était plus petit de quelques centimètres. Habillé de la même façon que son frère, il ne dégageait cependant pas cette aura d'importance qu'avait James.

Il tenait dans sa main celle de son épouse. Ellen Prince avait pris le nom de son mari après le lien sacré qui les avait unis. Comme tous les mariages qui avaient lieu dans la haute société, ce n'était pas par amour, mais pour l'argent qu'ils s'étaient fiancés. Ses cheveux étaient d'un roux flamboyant et délicatement ondulés. Ils virevoltaient au gré des courants d'air telle une crinière de feu. Ses yeux avaient la couleur du ciel nuageux : d'un gris profond et envoûtant. Elle était vêtue d'une somptueuse robe bordeaux qui lui arrivait jusqu'aux chevilles, laissant voir des chaussures noires et brillantes. Mais autour d'elle, il semblait flotter quelque chose de maladif, lui donnant un air fragile et soumis.

Une excellente femme pour un noble.

— Bonsoir, James ! lança Kenneth en s'avançant à pas rapides pour lui serrer vigoureusement la main.

— Bonsoir, Kenneth, répondit affectueusement l'intéressé en lui rendant sa poignée de main. Comment vas-tu, mon cher frère ?

— Ma foi, je me porte à merveille, je te remercie ! Et toi, tout va bien dans la grande maison ?

— Parfaitement bien ! affirma l'aîné avec un hochement de tête entendu.

Hyperion leva une courte seconde les yeux vers son père. Malgré son ton très convaincant, il suffisait de voir sa mâchoire serrée et son attitude rigide pour comprendre qu'il s'agissait d'un mensonge. Mais apparemment, son petit frère y crut, car il ne sembla pas relever quoi que ce soit. Il se tourna plutôt vers Amelia et la salua tout aussi chaleureusement tandis que James déposait un doux baiser sur la main d'Ellen.

Ce ne fut qu'après une longue minute que l'oncle se tourna vers son neveu. Il se pencha un peu pour rapprocher son visage de celui du blond avant de poser une main affectueuse sur sa tête.

— Et comment se porte mon petit neveu adoré ? interrogea-t-il avec un immense sourire.

— On ne peut mieux, mon oncle, merci, répondit Hyperion avec un ton légèrement maussade.

Kenneth examina un long moment l'attitude du garçon. Ses bras croisés sur son torse montraient qu'il ne voulait pas qu'on l'approche de trop près. Ses sourcils étaient froncés, comme s'il était contrarié. Son regard d'habitude si doux était devenu féroce comme celui d'un loup. Hyperion dégageait quelque chose de glacial qui ne lui était pas coutumier.

— Bonsoir, Hyperion, comment vas-tu ?

C'était Ellen qui venait de lui poser cette question. Elle semblait bien plus à l'aise avec son jeune neveu qu'avec les parents de celui-ci. Pourtant, elle se figea en voyant l'expression de marbre de l'adolescent.

— Je me répète, ma tante : on ne peut mieux, grommela-t-il, ses doigts se crispant sur les manches de sa veste.

Derrière eux, James et Amelia regardaient la scène se dérouler. L'homme avait les dents serrées par l'angoisse et un pli d'inquiétude vint rider le front de sa femme. Ayant peur que la situation ne dégénère à cause de la mauvaise ambiance, le père de famille reprit la parole, se forçant à une voix enjouée.

— Je propose que nous allions dîner, qu'en dites-vous ? Vous devez avoir faim.

Son jeune frère et son épouse hochèrent la tête d'un mouvement mécanique. En réalité, personne n'avait vraiment envie de manger, mais il fallait trouver quelque chose pour distraire les invités. La famille se dirigea alors vers la grande salle à manger. Le majordome les précéda dans les couloirs et ouvrit la porte avant de se mettre sur le côté et de s'incliner pour les laisser passer. Cependant, il se redressa en voyant ses maîtres se figer à l'entrée de la pièce. Tous les regards étaient braqués sur la table, et leurs bouches étaient entrouvertes sous la surprise. Intrigué, le domestique tourna à son tour la tête pour voir ce qui avait provoqué cet arrêt brutal.

— OH MON DIEU ! fut la seule chose qui parvint à franchir ses lèvres.

La table qui avait été dressée une demi-heure plus tôt était devenue un champ de bataille. La nappe d'un blanc immaculé était froissée et faisait plein de plis très voyants. Les verres transparents étaient renversés sur la table, et l'un avait même roulé en bas et s'était brisé en mille morceaux su le sol. Les couverts, qui étaient déposés autour de l'assiette à une distance de celle-ci qui était mesurée par une latte au millimètre près, étaient éparpillés un peu partout sur la nappe.

James, tout d'abord choqué par cette vue chaotique à laquelle il n'était pas habitué, quitta petit à petit son immobilité. Sa tête se tourna dans un geste mécanique vers Hyperion. Ce dernier caressait doucement sa lèvre inférieure avec son pouce, son autre main tenant son coude. Son visage qui était maussade une minute plus tôt s'était adouci en une expression de satisfaction.

Il ne fallait pas aller chercher le coupable très loin.

— Seigneur, haleta Jones, une main serrant le tissu de sa chemise au niveau de son cœur. Monsieur, je vous en prie, pardonnez-moi ! s'exclama-t-il en se tournant vers son maître. Je ne sais pas comment ni quand un tel désastre a pu se produire !

— Calmez-vous, Jones, le rassura James, bien que sa voix était plutôt lente et son regard fixé sur son fils. Vous ne jouez pas votre vie ni même votre salaire. Contentez-vous de remettre un peu d'ordre.

Le majordome avala difficilement sa salive en s'inclinant. Il se dépêcha de tout remettre en place, étant à la limite de la course pour y arriver le plus vite possible. Hyperion regarda la scène avec amusement, bien qu'il avait eu peur que le domestique fasse une crise cardiaque.

D'un commun accord qui ne fut en réalité qu'un simple regard, les adultes décidèrent d'oublier cet « incident » et de manger sans tarder pour essayer de se le retirer de la mémoire. Jones servit toute la famille, bien qu'il le fit avec un visage plus rouge qu'à l'ordinaire.

Il fallut quelques minutes pour qu'une meilleure ambiance se remette en place. Mais rapidement, les Prince se mirent à discuter avec animation des dernières nouvelles et des potins de la haute société. Hyperion n'y prit évidemment pas part.

L'adolescent sentait l'ennui le gagner. Il s'était bien amusé de voir les mines choquées de ses proches en voyant ce qu'il avait fait de la salle à manger. Il avait eu pas mal de difficultés à causer autant de bazar dans la pièce, puisqu'il avait dû le faire après le dressage de la table par les valets de pied et avant l'arrivée de son oncle et de sa tante. Mais ce n'était pas suffisant.

Le blond devait se montrer encore plus impitoyable, développer tous ses talents pour les pousser jusqu'à la limite de leur patience.

Alors que son oncle Kenneth racontait une anecdote sur un de ses voyages en Europe, Hyperion lâcha un soupir. Personne ne sembla réellement y prêter attention, bien que le garçon savait que James et Amelia faisaient seulement semblant de ne pas l'avoir entendu.

Très bien, si ce n'est pas assez, je vais devoir augmenter la dose.

Ayant fini de manger, il déposa ses couverts en diagonale dans son assiette avant de poser ses deux coudes autour. Il appuya sa tête sur ses mains jointes devant son visage, courbant son dos de manière très peu gracieuse. Ses pieds commencèrent à remuer sous la table, avant que le mouvement ne se prolonge dans ses mollets qui battaient à présent l'air.

Hyperion poussa un nouveau soupir, mais bien plus bruyant que le précédent. Cette fois, James ne put faire semblant de ne rien avoir entendu. Il fusilla du regard son fils qui ne lui répondit que par un regard provocateur. Ce fut non sans un petit sourire mauvais et perfide qui étirait ses lèvres que l'enfant laissa un autre soupir s'échapper.

Cette fois, tout le monde tourna la tête vers le blond. Kenneth s'arrêta de parler pour observer attentivement son neveu. Sa tante semblait analyser chaque trait de son visage. En quelques secondes, un silence pesant et tendu s'installa dans la pièce. James et Amelia échangèrent un regard anxieux : ce qu'ils redoutaient le plus se produisait en ce moment même.

Leur fils était entrain de ravager leur dîner de famille, de le saccager. Sa conduite était aussi étrange qu'impolie. Mais il y avait cette lueur dans son regard couleur saphir. Cette lumière qui semblait illuminer ses yeux de défi et de provocation. Tout, du battement frénétique de ses jambes sous la table à ses soupirs bruyants, était calculé pour les pousser à bout. Mais cela faisait plus de trois mois que James n'avait pas revu son petit frère, et il était hors de question de laisser cet adolescent rebelle saboter ces retrouvailles !

— Hyperion, pourquoi n'irais-tu pas lire un livre dans la bibliothèque ? proposa le père en faisant tous les efforts du monde pour adopter une voix douce et chaleureuse. Nous allons discuter de choses qui t'intéresseraient très peu.

Le jeune garçon le fixa d'un regard impénétrable pendant de longues secondes. Puis il se leva en poussa un énième soupir bruyant, s'appuyant sur la table pour se redresser. Il ne fit pas attention aux regards surpris de son oncle et sa tante et à celui réprobateur de son père. Il s'approcha de la porte, et Jones sembla hésiter à la lui ouvrir. Le majordome avait encore bien en mémoire les paroles de son jeune maître qui dataient du matin même :

«Je suis capable d'ouvrir les portes tout seul ! »

D'un simple regard sur la main du domestique, Hyperion fit nettement comprendre à ce dernier qu'il n'avait pas intérêt à ne serait-ce qu'effleurer la poignée du bout des doigts. Puis il sortit en claquant violemment la porte derrière lui. Il resta pensif dans le hall d'entrée pendant une bonne demi-minute.

Ensuite, un sourire apparut au coin de ses lèvres, puis s'étendit en un large sourire cruel et mauvais. Son père essayait de le mettre à l'écart de son oncle et de sa tante pour qu'il ne puisse pas ruiner la bonne ambiance. Mais il sentait James sur le point de craquer, il était hors de question qu'il s'arrête en aussi bon chemin.

Le blond partit tout de même à la bibliothèque comme le lui avait dit le brun. Pourtant, une fois qu'il fut installé dans son fauteuil habituel avec un roman d'Arthur Conan Doyle entre les mains, il ne tourna même pas la première page. Son regard vif observait, ou plutôt, scrutait les alentours. Il fallait qu'il trouve quelque chose pour porter le coup de grâce à ses parents, quelque chose dont ils ne pourraient pas trouver d'excuse auprès de Kenneth et Ellen.

Ses yeux bleus se posèrent alors sur la table basse de la salle. Plus précisément, il fixa le magnifique vase dans lequel trônaient de non moins magnifiques roses qui étaient les dernières de la saison. La porcelaine était magnifique, d'un blanc immaculé, décoré par de somptueuses arabesques argentée et dorée. C'était un des très nombreux cadeaux de la part de la grand-mère de l'adolescent pour le mariage de ses parents.

Parfait, en le brisant, je détruirai par la même occasion ce que mes parents pensent de moi.

Hyperion posa doucement son pied sur la table recouverte d'une petite nappe rouge. Il le ramena lentement vers lui, tirant sur le tissu qui protégeait le meuble. Le vase suivit le même mouvement. Le blond devait s'appliquer à y aller doucement, sans quoi le récipient tomberait trop tôt.

Ce fut avec un sourire qu'il vit le vase osciller dangereusement, et avec la plus grande satisfaction qu'il entendit la porcelaine se briser en mille morceaux sur le sol dans un grand fracas. À ces pieds, il y avait à présent un déluge de fleurs, de débris de vase et de l'eau se répandait sur le tapis.

Il ne fallut qu'une trentaine de secondes pour que sa famille surgisse dans la pièce, suivie de Jones qui refermait les portes derrière eux. Bientôt, tout le monde contempla d'un air catastrophé le sinistre spectacle : le vase détruit, les fleurs saccagées, le tapis trempé. Et à côté, Hyperion, qui tourna simplement la page de son roman policier. L'adolescent leva la tête en sentant tous les regards sur lui.

Il est temps d'asséner le coup final pour un « échec et mat » dans les règles de l'art !

— Ce n'est pas de ma faute, lança le garçon avec un ton faussement innocent qui transpirait la provocation et le défi. Il était déjà fêlé.

Hyperion haussa les sourcils, surpris, en voyant l'éventail de couleur par lequel passa le visage de James. D'abord blanc, il vira au vert avant de tourner au rouge vif pour terminer sur une couleur violette plutôt réussie. Le brun tremblait de tous ses membres, mais c'était plutôt dû à la rage qui bouillonnait dans ses veines qu'à cause du vase perdu. Perdant toute sa retenue et semblant même oublier que son frère et sa belle-sœur étaient là, il laissa sortir tout ce qu'il gardait depuis le matin :

— Cette fois, je n'en peux plus ! hurla-t-il, à tel point que sa voix résonna dans la bibliothèque. C'est assez ! J'en ai plein le dos de tes caprices d'adolescent rebelle ! Monte tout de suite dans ta chambre, je ne veux plus te voir de la soirée !

Voyant que son fils ne bougeait pas d'un millimètre, un petit sourire au coin des lèvres, et que son mari risquait une attaque cardiaque en s'énervant aussi fort, Amelia décida d'intervenir.

— Fais ce que te dit ton père, Hyperion, ajouta-t-elle d'une voix plus sévère qu'à l'ordinaire. Monte dans ta chambre et restes-y.

Le blond haussa les épaules avec nonchalance en se levant de son fauteuil avec grâce. Il déposa son livre sur la table basse avant de se diriger paisiblement vers la sortie de la pièce. Il referma doucement la porte avant d'y coller son oreille pour écouter.

— Je... j'ai craqué, haleta James d'une voix étranglée. Je suis désolé, ma chérie, mais je n'en peux plus...

— Chut, c'est tout, mon chéri, répondit doucement sa femme. Je suis d'accord avec vous, Hyperion a été trop loin, cette fois.

— Cette fois ? répéta Kenneth qui avait remarqué l'utilisation de l'expression, surpris. Vous voulez dire que ce n'est pas la première fois qu'il fait ça ?

— Il n'avait pas brisé les objets jusqu'à maintenant, expliqua Amelia en s'efforçant de reprendre une voix paisible. Mais depuis ce matin, il refuse de travailler, il se montre désagréable avec tout le monde, même avec les domestiques et il ne cesse de nous provoquer et de nous critiquer.

— Mais que cherche-t-il ? s'étonna Ellen, à juste titre. S'il vous provoque, il doit y avoir une raison derrière.

— C'est dommage qu'Edward ne soit plus là, soupira l'oncle de l'adolescent, faisant tomber un calme lourd sur la pièce. Lui était doux comme un agneau. Il saurait quoi dire à son jeune frère pour le calmer.

— C'est vrai, approuva James d'une voix soudainement rauque. Mais maintenant que son grand frère est mort, c'est à Hyperion que revient l'héritage. Maintenant, c'est lui, l'hériter, et il faut qu'il apprenne à se conduire comme tel.

Le jeune garçon se détacha de la porte et recula de quelques pas, une main plaquée sur sa bouche. Ses iris bleus qui pétillaient avant de malice perdirent leur lueur. Ils redevinrent simplement profonds, mais sans aucune lumière qui témoignerait d'une émotion. Hyperion sentit des larmes lui piquer les yeux et menacer de couler.

L'héritier ? C'est tout ce que je représente, pour eux ?

L'adolescent fit brusquement volte-face et courut vers les escaliers. Ses larmes se mirent à dévaler ses joues tandis qu'il grimpait les marches quatre à quatre. Son souffle, rendu plus court par ses sanglots, ne facilitait pas sa course effrénée jusqu'à sa chambre. Il claqua la porte de cette dernière et chercha vainement du regard un endroit où se réfugier.

Le blond se jeta sur son lit et enfouit sa tête dans son oreiller pour y pleurer toutes les larmes de son corps. C'était donc de cette manière que James et Amelia le voyaient : il n'était que l'héritier. Il n'était que la roue de secours après la mort de son prédécesseur.

Avait-il seulement la moindre valeur en tant que fils, en tant qu'être humain ? Est-ce que ses parents avaient la moindre idée de la douleur que le nom d'Edward provoquait dans tout son être ?

Est-ce que quelqu'un se soucie seulement de moi ?

— Monsieur ? Êtes-vous entrain de pleurer ?

Hyperion se redressa brusquement et se tourna vers sa fenêtre d'où provenait la voix. Elle était ouverte, laissant l'air frais du crépuscule entrer. Et accroché au rebord, Severian le regardait fixement, sans esquisser le moindre sourire.

— Q-Qu'est-ce que tu fais là ? s'étonna le garçon sans prêter attention à ses joues humides. Je ne t'ai pas appelé.

— Je suis venu de ma propre initiative, répondit le noiraud en se hissant jusque dans la chambre sans un bruit. J'ai entendu des pleurs et je voulais m'assurer que vous allier bien.

À ces mots, l'adolescent sentit ses larmes couler à nouveau. Il s'approcha de son visiteur. Il voulait... il avait besoin de...

Hyperion se jeta dans les bras de Severian. Il entoura sa taille et sanglota contre sa veste froide à cause du vent extérieur. L'homme semblait paralysé de surprise à ce geste inattendu et improbable. Pourtant, il posa ses mains dans le dos du blond, bien qu'avec hésitation.

— Que vous arrive-t-il, jeune maître ? demanda-t-il doucement.

— Est-ce que je compte pour toi ? interrogea simplement l'intéressé sans le lâcher, se décollant seulement un peu pour pouvoir le regarder dans les yeux.

Le noiraud eut l'air de plus en plus étonné par cette question. Ses yeux rouges semblaient transpercer Hyperion comme s'il essayait de comprendre la source de ce comportement inhabituel. L'adulte prit le plus jeune par les épaules et s'accroupit devant lui, l'air très sérieux.

— Évidemment, monsieur ! Si vous ne comptiez pas pour moi, je ne me serais pas dérangé pour venir vous voir. Je m'inquiétais pour vous ! Par tous les Diables, voulez-vous bien m'expliquer ce qu'il vous arrive ? continua-t-il en lui tendant un mouchoir.

Le garçon esquissa un mince sourire en prenant le bout de tissu. Il sécha ses larmes avant de répondre.

— Ça fait drôle de t'entendre toi, une créature des ténèbres, utiliser des expressions de ce genre.

Pendant de longues minutes, Hyperion raconta ce qu'il s'était passé pendant la journée, que ce soit la façon dont il avait fait tourner Jones en bourrique, le moment où il avait cassé les tympans de son père, et surtout la conversation de ses proches dans la bibliothèque. Il n'eut même pas besoin de faire part à son serviteur de ses inquiétudes, car celui-ci sembla les comprendre immédiatement.

— On me trouve généralement cruel, mais je suis qu'un reflet du comportement des humains, commenta Severian en secouant la tête avec désapprobation. Si cela peut vous rassurer, je me moque de savoir si vous êtes l'héritier d'une famille de la noblesse ou bien un petit roturier de l'East End. Ce qui compte pour moi, c'est qui vous êtes à l'intérieur, murmura-t-il en pointant la poitrine du blond au niveau de son cœur.

— Même si je sais que tu n'éprouves pas d'affection pour moi, répondit l'adolescent en s'éloignant de son visiteur, je serais presque tenté de te croire, Severian. Tu es un beau parleur, tu es très persuasif.

— Un beau parleur ? répéta l'homme en haussant un sourcil sceptique. Jeune maître, auriez-vous oublié que jamais je ne vous mentirai ? Ce que je dis, je le pense, du moins en ce qui vous concerne.

— Je suis donc le seul à bénéficier de ton honnêteté ? supposa Hyperion en souriant timidement. Intéressant...

— Cette conversation avec votre famille vous aurait-elle retourné le cerveau, young master ? interrogea le visiteur en inclinant légèrement la tête. Tout ce que vous voudrez de moi, vous l'aurez. Je suis, comme vous l'avez dit vous-même, votre chien obéissant dont vous pouvez disposer à votre guise.

— Tu as raison, Severian, approuva l'adolescent qui avait retrouvé un sourire amusé en entendant son serviteur se traiter tout seul de chien dressé. Je me moque de ce qu'ils pensent de moi, je n'en ai pas besoin.

— Et puis, je trouve que vous avez fait un travail formidable, my little lord, commenta le noiraud alors que ses lèvres s'étiraient également dans un air sournois. Vous êtes très doué en provocation.

— Merci, répondit le garçon avec une fausse modestie. En parlant de travail, je pense que tu devrais y retourner. Tu n'aurais pas dû t'interrompre pour ça.

— Comme vous le souhaitez, monsieur. Mais n'oubliez jamais une chose : le lien qui nous unit et la façon dont il a été créé. Tout cela est plus fort que vous ne le pensez.

— Tu es très doué avec les mots, se moqua Hyperion en croisant les bras, bien qu'il ne soit pas énervé. Fais attention, je vais commencer à croire que tu m'apprécies vraiment. Parfois, j'aimerais avoir ton détachement par rapport aux propos des autres.

— Je ne vous le conseille pas, jeune maître. De temps en temps, j'essaye de me souvenir des émotions que je pouvais ressentir avant, mais ça me semble si lointain.

— Est-ce que tu les regrettes ? interrogea l'adolescent, qui ne se rendait même pas compte de la tournure étrange de la conversation.

Severian, en revanche, sembla remarquer que lui et le jeune garçon discutaient de ses ressentis. Il fut parcouru d'un frisson qu'il n'avait plus ressenti depuis longtemps. Est-ce que ce jeune humain se souciait de lui ? Était-ce... de l'empathie qui nuançait sa voix ?

C'est tellement étrange... ce sentiment d'exister...

— Un peu, admit-il après de longues secondes, brisant le silence. Parfois, j'aimerais pouvoir éprouver de l'affection pour les autres.

En voyant le regard persistant d'Hyperion, il y remarqua une lueur étrange. Il détourna ses yeux rouges pour regarder ailleurs, profondément dérangé dans ses pensées.

— Je vois. Désolé de t'avoir retardé, Severian, tu peux y aller.

Le noiraud hocha la tête et s'avança vers la fenêtre qui était toujours ouverte. Il sauta par-dessus le rebord et se laissa tomber jusqu'au sol. Il retomba avec la souplesse d'un chat, sans un seul bruit, avant de s'éloigner en courant du manoir, sans un seul regard en arrière.

J'aimerais m'attacher à vous, jeune maître. Mais j'en suis incapable. Je n'arrive pas à vous voir autrement que comme ma proie pour l'éternité. Vous comptez pour moi, parce que vous être l'humain le plus distrayant que j'ai jamais rencontré. Mais un jour, notre jeu de manipulation que nous exerçons l'un sur l'autre s'arrêtera.

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