Jour 3 - « Quand la tempête éclate là où on ne l’attend pas… »
Jour 3 - « Quand la tempête éclate là où on ne l’attend pas… »
Le réveil à Coulon fut d’une douceur presque irréelle, comme si la brume matinale voulait atténuer ce que la veille avait laissé dans les esprits. Sur le ponton, Sophie installait déjà les tapis de yoga pour Alice, Angélique et Cléo. Leurs silhouettes s’étiraient dans la lumière diffuse, parfaitement paisibles, au point de donner au marais des airs d’innocence retrouvée.
Cette tranquillité fut troublée par l’arrivée de Mickaël. Il avait l’allure de quelqu’un qui avait traversé la nuit comme un veilleur de phare. Son pas était sûr, mais ses yeux portaient les traces d’heures blanches passées sur l’eau.
— Avec les gendarmes et les gars du coin, nous avons sillonné le marais jusqu’à trois heures du matin. Le kayak a été retrouvé… mais pas les corps…
Sophie et Julie se regardèrent d’un air entendu.
La gravité tomba ensuite lorsqu’il annonça que selon sa connaissance du terrain, les corps seraient attirés par les écluses… et sûrement à celle de la Sotterie qui était la prochaine que Kifanlo et Hélios allaient franchir. L’équipage devait l’avertir quand il larguerait les amarres, lui serait à l’écluse au cas où… La Toussaint semblait s’être invitée définitivement à bord.
Le départ se fit dans une ambiance lourde, presque recueillie. Les gendarmes passèrent à côté d’eux en barque, l’air sombre scrutant les zones d’ombre de la rivière, et les péniches avancèrent dans un silence inhabituel. Même Rémi, d’ordinaire si jovial, gardait son sourire éteint, et scrutait la surface de l’eau comme il le faisait d’habitude pour choisir la meilleure vague à surfer. Une prudence invisible, mais bien réelle, escortait chaque mètre parcouru. Le passage de l’écluse de la Sotterie se fit sous le regard perçant de Mickaël et de son ami, l’unique producteur de mogettes du coin. Sophie intima aux filles de rentrer dans une cabine et de n’en sortir qu’à son signal…
Quinze minutes plus tard, l’écluse ne leur réserva pas une petite sauterie, et les libéra de toute cette tension morbide… la Sèvre Niortaise gardait encore pour elle ses prisonniers.
L’arrivée à Danvix n’échappa pas à l’habituelle agitation quand Patrick, fidèle à son style, frôla le ponton de trop près pour Sophie qui dut l’alerter en hurlant pour sauver la manœuvre, ce qui eut le don de l’agacer :
— Je ne suis pas sourd, bon dieu de bon d’la ! insista-t-il.
Ce qui entraîna ensuite l’une de ces explications familiales dont chacun se remet très vite, mais jamais sans une pointe de crispation… même pour une yogi !
Une fois amarré, l’équipage reprit son organisation presque militaire : les femmes en cuisine, les hommes à la purge des eaux usées et au ravitaillement en eau. Mickaël, revenu juste à temps pour superviser les opérations, se glissa à nouveau près de Sophie.
Il lui parla de son passé sur l’Abeille Flandre en mer d’Iroise, sur le Commandant Charcot en Antarctique, comme s’il voulait, par contraste, faire briller la vulnérabilité humaine de cette croisière familiale en eaux troubles… L’échange tourna ensuite à la légèreté avec les deux frangins complices autour de leur « mission de merde » comme ils disaient… De l’intérieur, les filles leur faisaient des clins d’œil complices en scrutant la scène… l’ambiance était enfin plus légère !
L’après-midi s’écoula dans un calme presque déconcertant et chacun partit vaquer à ses occupations.
Sophie partit seule marcher dans les marais, cherchant dans le silence, une forme de réponse à tout ce qui planait au-dessus d’eux. Assise au pied d’un arbre, elle ferma les yeux ; la brise semblait harmoniser ses pensées. Mais lorsqu’elle rouvrit les paupières, elle eut l’impression fugitive d’être observée. Rien ne bougeait autour d’elle, mais quelque chose, dans le frémissement des herbes sauvages, la fit frissonner plus qu’elle ne voulut l’admettre.
A son retour, elle fut soulagée de voir que, sur les péniches, la vie avait repris un cours normal. Les filles travaillaient leurs fiches de lecture avec Julie qui avait endossé son rôle de prof de français qu’elle maîtrisait à la perfection, Alice se dévoilait en véritable artiste en peignant de magnifiques aquarelles, Patrick était parti à vélo, Antonin bouinait, Rémi et Elisa faisaient une sieste réparatrice... Un après-midi débarrassé de toute agitation, comme une trêve, un répit presque trop parfait.
Mais ce calme ne présageait rien de bon...
Lorsque la nuit tomba, le carré devint le théâtre d’une tempête familiale. Antonin préparait le repas mais les filles avaient envahi tout l’espace commun avec leurs dessins et leurs pinceaux, et depuis près d’une heure, il demandait à ce qu’on lui fasse de la place. Rémi, arriva de sa sieste et, fidèle à son sens de l’humour, goûta le plat avec sa cuillère avant de la replonger dans la casserole. Il le fit deux fois, malgré les protestations de son frère aîné, pour qui la moutarde monta vite au nez…
La scène n’avait besoin d’aucun dialogue pour exploser. La dispute enfla rapidement, Elisa se sentit prise entre deux feux, Patrick intervint comme s’ils étaient encore des gamins et Antonin finit par quitter la péniche, laissant derrière lui un « Ta gueule » qui résonna comme une gifle dans le silence du marais. Julie pleura, son père la rabroua, Rémi suivit son frère pour tenter une réconciliation rapide.
Et comme toujours après ces bourrasques familiales, l’accalmie revint, fragile mais réelle. Les deux frères s’expliquèrent. Le repas reprit. Les voix se firent plus basses, les gestes plus mesurés. Pourtant, quelque chose demeurait suspendu, comme un voile translucide entre chacun des membres de l’équipage.
Pour calmer les esprits, la décision s’imposa d’elle-même dans un consensus unanime : ils ne continueraient pas jusqu’au bout du marais. Trop de tensions, trop d’inconnues sur la rivière, trop de signes que personne n’osait interpréter à haute voix. Le lendemain, ils feraient demi-tour, retour à Coulon…
— Et on sera tous plus cools ! entonna Rémi en se frottant les mains
Le marais, dans la nuit, sembla approuver cette nouvelle résolution. La Sèvre Niortaise, noire et brillante, coulait lentement, comme si elle savait déjà ce qui attendait encore les Deborre. Et sur le quai d’en face, Mickaël observa la scène et resta regarder Sophie, une dernière fois avant de s’éloigner, son regard chargé d’un intérêt aussi flatteur que troublant.
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