

Meurtres, thé vert et jardinage.
On Panodyssey, you can read up to 10 publications per month without being logged in. Enjoy9 articles to discover this month.
To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free!
Log in
Meurtres, thé vert et jardinage.
Marie-Sophie de Balazuc était une femme organisée. Aussi, lorsque la sonnette retentit en ce mardi matin brumeux, elle ne put retenir un claquement de langue sec synonyme d’agacement. Madame de Balazuc n’attendait personne et la bienséance voulait que l’on prenne rendez-vous afin de ne pas se présenter chez les gens à l’improviste.
Deuxième coup de sonnette, deuxième claquement de langue.
En arrivant dans le vestibule, Marie-Sophie pris le temps de se déchausser pour échanger ses patins à carreaux contre une paire de chaussures à talons carrés fraichement cirés. Il lui était parfaitement inconcevable de se présenter devant des visiteurs en chaussons.
Vous l’avez noté, Maris-Sophie pensa « des visiteurs », et plus précisément deux, dont elle pouvait apercevoir les silhouettes derrière les vitraux de la porte d’entrée.
Troisième coup de sonnette, troisième claquement de langue.
Marie-Sophie ouvrit la porte et découvrit sur son perron fleuri deux hommes en uniformes. Pantalons nuit, polos bleu ciel et calots parfaitement ajustés, une tenue en parfaite adéquation avec leurs mines protocolaires.
— Messieurs, que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle d’un ton mielleux (Marie-Sophie avait toujours eu un faible pour les uniformes).
Le plus âgé des deux, moustache poivre et sel taillée au cordeau et regard acier, s’avança d’un pas.
— Madame de Balazuc ? Lieutenant Roche, Gendarmerie Nationale. Et voici mon collègue l’adjudant Moulin, précisa-t-il d’un hochement de menton en direction du jeune homme qui se tenait à gauche.
Un peu perdu dans son uniforme trop large, le jeune homme salua Marie-Sophie d’une voix fluette. Selon les critères de madame de Balazuc, l’allure de l’adjudant manquait cruellement de tenue.
— Auriez-vous quelques instants à nous accorder ? Nous avons quelques questions concernant votre fils, poursuivit-il.
— Baptiste ? Qu’y a-t-il ? Tout va bien ?
Madame de Balazuc était une femme anxieuse et l’annonce du gendarme suffit à faire monter en elle une inquiétude aussitôt traduite par un timbre trop aigu. Elle se racla discrètement la gorge.
— Pouvons-nous entrer Madame ?
Marie-Sophie n’était pas rassurée, mais en bonne citoyenne, elle s’écarta pour laisser passer les représentants de l’ordre dans sa maison qu’elle espéra suffisamment présentable. L’angoisse monta d’un cran. Les mauvaises nouvelles lui avaient toujours semblé plus difficiles à recevoir dans un foyer en désordre.
Les hommes la suivirent jusqu’au salon où elle les invita à prendre place sur le sofa en espérant de toutes ses forces que leurs bottes, qui foulaient désormais son tapis, n’étaient pas crottées.
Après leur avoir proposé une tasse de thé, Marie-Sophie trottina jusqu’à la cuisine et prépara un plateau sur lequel elle disposa trois tasses qu’elle sélectionna dans la collection de porcelaines de sa propre mère (celle des grandes occasions et des invités de marque), un petit pot de lait (écrémé, pour éviter les aigreurs), un sucrier et, bien sûr, la théière qui infusait le merveilleux thé vert que son fils lui avait offert à Noël. Au dernier moment, elle remarqua qu’une des tasses était ébréchée. Horrifiée, elle fit demi-tour pour la remplacer.
Marie-Sophie de Balazuc n’était plus une femme riche depuis que son défunt mari, Victor de Balazuc, avait été frappé de malchance au jeu. Une guigne involontaire et répétée, qui avait eu pour conséquence de les laisser, elle et son pauvre Baptiste, seuls et dépourvus dans cette grande demeure mal chauffée. À court de liquidités, elle avait dû se séparer de la bonne et du jardinier, et devait par conséquent s’occuper seule de la maison. Ce cher Baptiste avait lui pris en main l’entretien du parc avec altruisme et dévouement pour sa pauvre veuve de mère.
Bref, Marie-Sophie n’était certes pas aussi fortunée que sa particule pouvait le laisser entendre, mais elle n’accepterait jamais de servir le thé dans une vaisselle peu présentable.
Les tasses fumantes délicatement posées sur des sous-verres, Marie-Sophie attendait en silence les mains jointes sur les genoux, assise dans le fauteuil qui faisait face aux gendarmes, que le Lieutenant Roche (ou était-ce Roques ?) prenne la parole.
— Madame, avez-vous une idée de l’endroit où se trouve votre fils ?
— Baptiste a dû partir précipitamment à Lyon hier matin. Pour son travail.
Elle hésita, mais ne pu retenir la question qui lui brûlait les lèvres :
— Quelque chose lui est arrivé ?
— Pas que nous sachions Madame. Rassurez-vous.
— Bien. Baptiste est mon seul enfant et il m’aide beaucoup ici depuis le décès de son père. Et même si leurs relations ont toujours été difficiles. Mon mari était un ancien militaire. Enfin, vous comprenez. Il aimait la rigueur et Baptiste avait souvent besoin d’être remis dans le droit chemin. Bref, le pauvre petit a du mal à se remettre de la disparition de son papa. Et puis, je suis toujours inquiète quand il s’absente. Surtout le soir. Avec tout ce qu’on entend à la télé, vous comprenez, une femme seule, dans une maison…
— Madame, interrompit le gendarme. Pourriez-vous répondre à quelques questions concernant des connaissances de votre fils ?
Marie-Sophie avait toujours été un peu bavarde. Sa mère le lui avait souvent fait remarquer : « Ne monopolise pas l’attention avec ton verbiage incessant et contente-toi de répondre aux questions que l’on te pose ». Une femme avisée sa mère. Elle hocha donc la tête pour toute réponse.
— Je vais vous montrer des photographies, et nous aurions besoin de savoir si, à votre connaissance, Baptiste était en relation avec ces personnes.
Nouveau hochement de tête.
Le gendarme tourna l’écran de son téléphone vers elle et elle y vit la photo d’une jeune femme souriante visiblement à bord d’un canoë devant le Pont d’Arc. Marie-Sophie reconnut Stéphanie.
— Mais c’est la petite Stéphanie. Baptiste a fait toute sa scolarité avec elle. Nous sommes dans un village, les jeunes se connaissent tous Lieutenant. Je ne l’ai d’ailleurs jamais aimée, voyez-vous. Elle et ses camarades n’ont pas été tendres avec mon petit chéri à l’école. Il revenait souvent avec des bleus. Celle-ci, dit-elle en pointant le téléphone du doigt, elle assistait à tout ça en ricanant comme une idiote.
— Votre fils vous a-t-il parlé d’elle récemment ?
— Non pas que je me souvienne. En revanche, je peux vous dire que cette jeune femme a bien mal tourné. Ses parents sont pourtant des gens charmants. Je croise parfois sa mère à l’église — même si elle ne vient plus depuis quelques semaines — mais leur fille, et bien, c'est autre chose. Croyez-moi.
— Poursuivez je vous pris.
— Stéphanie est serveuse au Pin qui Chante, le restaurant sur la route de Ruoms en direction de Pradons. Serveuse, quelle drôle d’idée. Enfin si vous voulez mon avis, ça lui pendait au nez. Toujours à faire la fête à droite et à gauche…
Marie-Sophie s’interrompit. L’adjudant qui depuis début de l’entretien notait religieusement chaque parole sur un petit carnet coincé entre ses genoux s’était interrompu. Il la fixait, stylo en l’air, avec une mine qu’elle aurait qualifié d’ahurie si elle n’avait pas été une femme bien éduquée.
— Un problème adjudant ? interrogea-t-elle d’un ton qui se voulait chaleureux.
— Heu, non. Je vous écoute.
— Bien, donc je disais que je suis allée déjeuner voilà un ou deux mois dans ce restaurant. Le Pin qui Chante. Et j’ai justement été servi par Stéphanie. Quand je lui ai fait remarquer, poliment bien entendu, que je n’avais toujours pas de carafe d’eau au bout d’un quart d’heure, elle est rentrée dans une colère noire et m’a répondu dans des termes que je n’oserais pas répéter ici. Croyez bien que je l’ai signalé au patron et qu’aussitôt rentrée, j'en ai fait part à Baptiste. Le pauvre enfant était dévasté qu’on s’en soit pris ainsi à sa maman.
Marie-Sophie avait toujours été serviable. Elle espérait avoir aidé les gendarmes. Après tout, s’ils pouvaient remonter les bretelles de cette Stéphanie pour son manque de correction, elle en serait soulagée.
Les deux hommes échangèrent un regard appuyé et le plus jeune se remit à noter frénétiquement dans son carnet. Satisfaite, elle prit une gorgée de thé pour s’éclaircir la voix.
Le Lieutenant lui présenta ensuite une deuxième photographie sur laquelle elle identifia le Dr Schneider. Lucie Schneider, la vétérinaire du village. Une peste qui avait osé traiter d’obèse son magnifique chat persan, Napoléon. Une tortionnaire, une incompétente qui voulait affamer les animaux pour mieux faire tourner sa clinique. Elle avait été tellement outragée qu’elle avait quitté la consultation en oubliant de payer. Heureusement, Baptiste, son petit ange, avait proposé de passer régler la note le jour même en rentrant du travail.
— Si je comprends bien Madame de Balazuc, votre fils ne vous a jamais parlé de ces personnes ? Il n’entretenait pas de relation particulière avec elles ?
— Mon Dieu non ! J’ai la prétention de connaître les amis de mon fils et ils sont tous de bonne famille.
— Bien. Continuons si vous voulez bien, j’ai une dernière photo à vous montrer.
Marie-Sophie avait une bonne vue pour son âge, mais elle crut voir double. Sur l’écran, deux visages en tous points identiques souriaient de toutes leurs dents. Elle se pencha en avant pour les détailler. Adolescents, l’air arrogant, les cheveux noirs bien trop longs et — comble du mauvais goût — un piercing dans chacune de leurs arcades gauches.
— Non vraiment, ils ne me disent rien, annonça-t-elle déçue. Je devrais les connaître ?
— Et bien, nous avons la trace d’une main courante pour tapage que vous avez déposé contre ses deux jeunes hommes voilà environ six mois. Les frères Dupuy. Hugo et Lucas. Cela ne vous dit rien ?
— Maintenant que vous le dites, j’ai eu une altercation avec des jeunes à scooter l’été dernier. Mais ils n’ont pas eu la correction de retirer leurs casques. Ils faisaient un boucan infernal devant la propriété. Ils ont effrayé mon Napoléon. Comme je l’ai dit à vos collègues à l’époque, ils m’ont agressé devant chez moi. Vous vous rendez compte ? Nous ne sommes plus en sécurité nulle part. Mon Baptiste a dû intervenir pour les faire fuir. Cet enfant a toujours eu beaucoup de courage…
— Je vous remercie Madame. Je pense que nous avons tout ce qu’il nous faut, coupa le Lieutenant en sortant un papier de sa poche qu’il se mit à déplier lentement.
Son jeune collègue avait rangé son calepin. Les deux hommes la remercièrent pour le thé et se levèrent. Marie-Sophie était désappointée : elle aurait bien prolongé la discussion. Ces gendarmes étaient charmants.
— Madame, durant mon enquête de voisinage, j’ai cru comprendre que votre fils se passionnait depuis peu pour l’horticulture et le jardinage ? s’intéressa le Lieutenant tout en marchant vers la porte d’entrée.
— Oh oui ! Mon Baptiste a la main verte si vous saviez. Je pourrais vous montrer les nouveaux massifs qu’il est en train d’aménager au fond du terrain, mais il m’a formellement interdit d’en approcher pour le moment, ricana-t-elle. Je crois qu’il veut me faire une surprise. Il est si attentionné.
Le gendarme hocha la tête d’un air satisfait. Une main sur la poignée de la porte, il lui tendit la feuille qu’elle l’avait vu soigneusement défroisser quelques minutes plus tôt.
— Madame de Balazuc, j’ai là un mandat du procureur qui nous autorise à fouiller le jardin de votre maison, notifia-t-il d’une voix plate de recommandé postal avant d’ouvrir en grand la porte.
Marie-Sophie n’était pas facilement intimidable, mais lorsqu’elle découvrit une mini-pelle sur sa pelouse et une dizaine de gendarmes qui piétinait ses lauriers roses, elle ne put retenir un hoquet de surprise. Une main sur le cœur, elle se tourna vers le gendarme et lâcha :
— Espèce de mufle ! J’en parlerai à mon fils !
— Faites donc Madame, faites donc… Il se trouve que nous aimerions lui parler.

