

Le réveil des bulles de savon
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Le réveil des bulles de savon
Elle avait les yeux collés de sommeil, des croûtes jusque dans les cils et un goût aigre dans la bouche mais elle était fière : ça faisait longtemps qu’elle ne s’était pas réveillée à 13 heures du matin. Depuis plusieurs semaines, c’était 14 heures au plus tôt.
Le soleil filtrait à travers les interstices de ses vieux volets roulants davantage gris que blancs.
Comme chaque matin, les talons de ses voisins et voisines réveillés à l’aube résonnaient dans les couloirs. Les bruits de la route Départementale outrepassaient ses fenêtres « « garanties » » double vitrage, vendues à12 % de réduction par M. Jean-Lebel ; « l’expert maître fenêtrier » du bas de la rue que son proprio connaissait depuis que son croisé bouledogue français/carlin avait sauté sur les mollets de Mme Jean-Lebel en les prenant pour des pilons de poulet.
Tout ce vacarme, ça la fatiguait avant même de sortir du lit.
Mais pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, elle ne se laisserait pas happer par la tendre mollesse du matelas ni par les chaleureux baisers de l’oreiller.
Elle repoussa la lourde couette de ses deux bras pliés sous l’effort avant de la reposer-rouler-balancer sur ses pieds au bout du lit. Son torse bascula en avant, propulsant sa tête au niveau de ses genoux. À demi pliée, elle glissa sa jambe droite dans le vide et la posa à terre, suivie de sa jambe gauche, suivie de son torse mou. Pied droit dans le chausson vert, pied gauche dans le chausson vert. Elle prit appui sur ses deux mains pour se relever.
Il était 13h10 et Rozenn était déjà debout.
La jeune femme zigzagua entre la table basse, ses baskets et la poubelle de tri, enjamba une rallonge électrique, se prit les pieds dans le coin du tapis replié sous le canapé et ouvra les volets. Elle en profita pour aérer son 23 m². Une rafale de vent lui emplit les poumons. Depuis quand n’avait-elle pas ouvert les fenêtres ? Trois jours ? Une semaine ?
C’était la période de l’année où le printemps était officiellement arrivé mais laissait quelques jours de présence à l’hiver. Il ne faisait pas froid. Il ne faisait pas chaud non plus. Le ciel était d’un gris lumineux. Le vent jouait avec les papiers laissés sur la table, les papiers oubliés sur la table basse, les papiers jetés sur le canapé, les papiers tombés par terre ; et dans les mèches folles de Rozenn, d’un rouge délavé aux racines blondes de huit centimètres. De quoi donner une crise cardiaque à tout coiffeur.
Rozenn se dirigea vers la petite salle de bain.
Elle ne s’était pas lavé les cheveux depuis six semaines, elle n’avait pas pris de douche depuis cinq jours, elle ne s’était pas brossé les dents depuis hier matin.
La distance était courte d’ici à la porte – cinq mètres grand maximum – pourtant, ça lui paraissait comme traverser l’étage du collège Louise Labé et ses dix salles de classe de chaque côté. Rozenn eut l’impression que chacun de ses muscles portait en plus un fardeau d’un kilo. Ses pieds pesaient trop lourds pour quitter le sol. Chaque pas finissait en à-coups. Ses épaules et sa tête tressautaient. Une tête invariablement penchée en avant. Sa mère aurait râlé.
La jeune femme ne se regarda pas dans le miroir. Elle savait que ce qu’elle y verrait ne lui plairait pas et la renverrait au lit. Elle se déshabilla.
Sa montre, laissée sur le rebord du lavabo, indiquait 13h20. Cela lui laissait une heure et quarante minutes avant son rendez-vous en visio pour prendre sa douche, se laver les dents, s’habiller et manger.
- Je devrais avoir le temps, marmonna Rozenn. Faudra juste pas traîner.
Elle brossa grossièrement ses cheveux. Ils tombèrent par poignées, cassés, emmêlés et gras, sur le carrelage gras, poussiéreux et bardés de poils et de cheveux.
Le jet chaud du pommeau de douche embrassa son corps avec la douceur d’une amie partie trop longtemps. Rozenn prit un peu trop de savon, un peu trop de shampooing. Peu lui importait : depuis le temps qu’ils n’avaient pas servi. Surtout, elle aimait faire des bulles dans la mousse. Ça lui rappelait quand sa mère déposait une bombe moussante dans son bain, juste chaud comme il faut, une fois par an, à son anniversaire. Mère et fille regardaient la fontaine de bulles éclore tel un volcan marin. Elles prenaient les paris sur le temps que durerait l’explosion avant de lancer le chrono. La plus proche gagnait le droit de barbouiller la perdante de bulles. Puis Rozenn se prélassait, entourée d’un bouquet de fleurs fraîches, d’une bougie et de musique. Sa mère revenait quand elle l’appelait pour lui masser la tête.
Rozenn repensait à cette magie évaporée tandis que ses bras la tiraient à force de les avoir en l’air pour se laver les cheveux. Elle les baissa pour se frotter le corps avec une fleur de bain plus rose que Barbapapa, et la gêne disparut.
Puis elle ferma les yeux et se plaça sous le pommeau, statique. Tout le contraire de la cascade qui la balaya en emmenant avec elle sa crasse incrustée et ses pellicules. C’était sa partie préférée de la douche.
La jeune femme remarqua que l’eau avait effacé toute trace de calcaire sur la porte vitrée, mais elle savait que ça ne durerait pas. Elle savait aussi que la piscine à ses pieds ne pouvait rien signifier d’autre qu’un hérisson de cheveux bloqués dans la bonde. Et alors ? Pour un instant, elle voulait se sentir légère.
Le frigo était désespérément vide : une plaquette de beurre, un sachet de gruyère râpé ouvert – depuis quand déjà ? –, du jus de citron et une brique de lait.
Rectification : pas de brique de lait. Son odeur aurait pu servir d’arme chimique.
Il faudrait qu’elle fasse des courses, mais l’énergie pour sortir, l’énergie pour voir des gens, l’énergie pour parler à des gens… Ou alors un drive.
Ou bien elle verrait. Oui, elle verrait ce qu’elle déciderait après son rendez-vous.
Ce midi, ce seraient donc pâtes à la sauce tomate. C’était bien, ça : des féculents et un fruit. Voire un laitage si elle ajoutait du gruyère.
Le temps que ça cuise, Rozenn défit les draps et récupéra le linge laissé sur « la chaise » – le purgatoire des vêtements ni totalement sales ni totalement propres – pour préparer une lessive. Elle enfila une nouvelle parure de lit à tournesols, sa préférée. Elle se sourit même dans le miroir alors qu’elle allait se servir dans la cuisine.
Ça l’avait prise comme ça, comme une envie de pisser, qu’elle disait. Elle s’était vue avec les cheveux propres, dégoulinant sur une serviette posée sur les épaules, un t-shirt qui n’était ni gris ni noir ni blanc, un pantalon qui n’était pas un pantalon de survêtement, et elle avait eu envie de sourire. De se sourire. Juste une petite remontée des lèvres vers l’intérieur des joues. Ça lui avait fait tout bizarre dans l’estomac. Pourtant, derrière cette première impression, il y avait eu comme des bulles de savon.
Rozenn se surprit à essayer de réitérer l’expérience pendant qu’elle mangeait ses pâtes à la sauce tomate (le gruyère avait moisi) devant le stream d’une gameuse sur le jeu vidéo « Outer Wilds ».
La jeune femme eut juste le temps de finir de manger avant son rendez-vous. Elle ajouta son assiette à l’évier encore rempli des vaisselles de la veille (semoule et petits pois en conserve) et de l’avant-veille (riz cantonais surgelé).
- Heureusement qu’il est tout le temps en retard, pensa-t-elle en allumant l’ordinateur.
L’écran renvoya à Rozenn le bien connu carton de texte blanc sur fond bleu gris la remerciant de patienter, son interlocuteur allait bientôt se connecter.
Elle tenta de sourire à nouveau dans le retour de la webcam. Les bulles de savon continuèrent à lui chatouiller l’intérieur malgré l’impression de gêne. C’était une sensation étrangement agréable.
« Di-Ding ! »
Rozenn sursauta.
C’était le signal Doctolib pour signifier la connexion du praticien.
- Bonjour, comment allez-vous ?, demanda celui-ci, comme à chaque début de consultation.
- Ça va… Je crois que…
Elle inspira.
- Oui, je crois que ça va aujourd’hui.
Un large sourire zébra la barbe brune du psychologue.
- Ça faisait bien six semaines que vous ne m’aviez pas répondu « Ça va ».
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Photo de Pawel Czerwinski sur Unsplash

