

Le Jaguar
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Le Jaguar
Au moment d’accoster sur l’île, j’ai cru, nonchalante, que je pouvais prendre mon temps. D’un petit air faussement maternel, je regarde les autres marcheurs sauter plus ou moins maladroitement sur la plage et j’attends une seconde de trop avant de m’élancer à mon tour. Je n’y mets pas la vigueur nécessaire, je considère la scène depuis les nuages, cela m’arrive souvent.
Mes pieds ne touchent plus terre, je vole à quelques centimètres de l’orée et avise au ralenti mon point d’atterrissage sur le sable. La pesanteur me rappelle à l’ordre et je paie mon excès de confiance d’un amerrissage forcé dans l’écume d’une vague inattendue, mes chaussures de marche se remplissent d’eau salée. Penaude, je trottine sur la terre ferme pendant que l’on s’esclaffe et qu’intérieurement je m’apitoie: nous sommes sur une île tropicale et je suis bonne pour arpenter la forêt et ses kilomètres de flaques avec des chaussures imbibées d’eau dès le premier pas.
La colonne s’ébranle et j’avance, songeuse, à la suite des silhouettes colorées et bruyantes de mes congénères. Rapidement, les cris des singes hurleurs et des oiseaux tropicaux couvrent les bavardages. Arrivée au camp, accablée de chaleur moite, baignée de sueur, j’aménage ma moustiquaire et mon paquetage dans l’un des lits superposés installés sur une estrade à ciel ouvert montée sur pilotis. En fait de plein air, nous sommes plutôt en pleine eau. Dans un cuit-vapeur cosmique. Je me douche et ne réussis pas à sécher ma peau, ma petite serviette éponge ne m’est d’aucun secours. La nuit tombe brusquement et, avec elle, un déluge s’abat sur l’île, n’apportant pas le moindre répit, pas la moindre fraîcheur. L’air est saturé d’eau.
Allongée, les yeux écarquillés dans l’obscurité, abritée par quelques planches, j’épie les araignées dans le noir que je crois repérer à leurs yeux luminescents et sens, dans la forêt qui m’a engloutie, à quelques mètres de ma couche, les lourdes palmes gorgées d’eau, les fruits dégoulinants, les insectes géants secouant leurs antennes humides, les flaques granuleuses sous les gouttes chaudes qui les martèlent et la boue immobile, à peine troublée par les reptations d’un petit caïman. Engourdie, je caresse en pensée le poil, par touffes collé, les cils qui clignent, le regard perdu et placide, les moustaches perlées de fines gouttelettes du jaguar que je suis venue rencontrer, puis je pars à sa recherche.
Silencieusement, je glisse vers la forêt collante et moite. Elle m’appelle et m’invite et je crois, nonchalante, que je peux prendre mon temps.. Dans cet espace vert sombre, je progresse à pas lents et soupesés. Tout ce que je touche est mouillé: l’écorce, les feuilles grasses de bananiers, les essences pluri-millénaires, les troncs coupés, les racines qui émergent du sol boueux et détrempé, ma peau humide, mes doigts terreux, mes cheveux collés à ma nuque. J’avise de petites chauves-souris blanches, leur museau pointu et sombre inoffensif sous leurs ailes pliées. Les arbres semblent me pousser et murmurer à mon oreille « avance, avance encore, va plus loin! ». Je n’ai conscience d’aucun danger, un monde vert fantastique m’accueille et me guide. Les colonnes d’araignées d’eau brillent toujours et m’indiquent le chemin.
Je ne sais pas ce qui m’attend. Verrai-je le jaguar? M'approchera-t-il? Quels sont ces craquements à ma gauche? Ces grincements sourds, quel est ce bref souffle rauque à peine audible dans l'eau qui suinte? Je l’ignore et j’avance.
Mais d’une chose je suis sûre: rien ne lui échappe et lui, c’est certain, me voit.
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