

Chapitre 1.1 : Explosion
En Panodyssey, puedes leer hasta 10 publicaciones al mes sin iniciar sesión. Disfruta de 7 articles más para descubrir este mes.
Para obtener acceso ilimitado, inicia sesión o crea una cuenta haciendo clic a continuación, ¡es gratis!
Inicar sesión
Chapitre 1.1 : Explosion
Mercredi 5 mars 2024
La maison semblait vide. Le temps n'était meublé que de lancinants fourmillements de doigts claquant sur les touches de quelques claviers. Le léger bourdonnement des appareils n'était perceptible qu'entre deux lâchers de phalanges, entre le vol d'une voyelle et d'une console de jeux.
Vautré sur le tapis aux poils ras et décolorés, les yeux rivés sur les mille quatre-vingts lignes virevoltantes de l'écran et les doigts convulsivement appelés d'une manette à une autre, Pierig, 13 ans, le fils. Position habituelle du mercredi après-midi. Ne pas déranger.
Des kilomètres d'une nature hostile et caricaturale faite de champignons globuleux et de fleurs carnivores se déversaient sans vergogne sous les pieds d'un aventurier au sourire clownesque et au regard béatement rivé sur le bord de l'écran. Le microprocesseur devait avoir en stock des bobines entières de ces vertes prairies, de ces montagnes frigides et de ces cavernes à peine parcourues. A se demander ce qu'il pouvait bien faire de ces décors tout juste déflorés après le passage de ce hardi petit bonhomme.
A travers le casque qui reliait l'enfant à la machine, une cascade de sons synthétiques tâchait de dramatiser encore l'arrivée impromptue sur l'écran des pièges surfaits et bien vite déjoués du logiciel.
Debout à quelques mètres de là, avec les gestes amples du chef d'orchestre devant un parterre de mots, de synonymes et d'homonymes, mais avec comme seul instrument les cent deux touches d'un clavier ergonomique et comme seules partitions les phrases issues de ses gesticulations cérébrales, Ronan, 35 ans, le père. Ne pas déranger non plus.
Ronan jouait de son clavier comme d'un synthétiseur à mots. Afin de dérouler le fil de ses pensées, il déambulait sans cesse dans son espace de travail, amoureux de ses propres allitérations, essayant du bout des lèvres l'harmonie des sons et jaugeant en professionnel la qualité du sens.
Entre le père et le fils s'ennuyait Athos, chien des Pyrénées de nature, résolu à attendre la fin de la course virtuelle engagée sur petit écran pour oser voir se réaliser la sienne… Il n'y croyait plus guère néanmoins, à voir de l'autre côté de la porte vitrée la pluie molle qui s'écrasait sur la terrasse, sur la pelouse et peut-être même au-delà de la rue, sur le reste du monde.
Les heures avaient dû passer là, à pas feutrés, sans émouvoir ni le garçon ni le père. Un reste de café achevait de refroidir au fond d'une tasse. Un paquet de biscuits reposait là, éventré et pillé, ne suscitant plus aucun intérêt à présent, promis à la poubelle, mais cette dernière perspective aurait demandé un effort incompatible avec la concentration à laquelle l'un et l'autre s'astreignaient.
Tous deux entendirent la porte d'entrée s'ouvrir, se refermer, un frisson métallique, résonner le temps d'un mouvement vers le porte-clés, des bruits de chaussures abandonnées et des glissements de pas.
Mathilde, 33 ans, la femme et la mère. Elle travaillait à la Direction des Services vétérinaires, au service d'hygiène alimentaire, et elle venait de terminer sa journée.
Le père et l'enfant ne modifièrent en rien leur attitude. Seul Athos avait levé le quart d'une oreille, mais l'avait bien vite recouchée, sachant pertinemment que son heure n'était pas venue. Ces sons familiers qui se répétaient jour après jour avaient leur « résonance » propre et leur position précise sur l'échelle bien rodée des réactions familiales. Ronan et Pierig savaient parfaitement jusqu'où tirer le temps à eux et ils connaissaient toute la gamme de signaux que Mathilde utilisait en réponse à ces minutes de non-attention, transition nécessaire qui leur permettait de se présenter à son attente. Elle pouvait soupirer, un seul soupir, mais d'intensité variable, elle pouvait brutalement débrider ses gestes, en posant son sac à main ou un sac de courses, elle pouvait faire claquer une porte un peu sèchement… A travers son insistance ou sa langueur, ils devinaient si sa demande était plainte ou désir.
Ce soir pourtant, ils surent instantanément que quelque chose s'était enrayé dans leur langage des émotions ; Mathilde ne suivait pas le schéma éprouvé. Elle s'était permis un signe d'énervement, comme si les signaux qu'ils recevaient étaient émis sur une octave supérieure. Leur regard se croisa, et une lueur d'incertitude commune conforta leur crainte. Aucun signe extérieur n'aurait éveillé un spectateur non averti, mais eux savaient que Mathilde avait refusé le rituel. L'aventurier rata une marche et termina sa dernière vie au fond d'un gouffre qui n'en aurait pas espéré tant, à ce niveau du jeu. Une phrase rebelle se disloqua dans l'air, les mots soudain libérés de l'attraction de l'esprit et rendus à leur état sauvage.
Ronan sentit un éclair de frustration et de colère passer en lui, comme si le non-respect de conditions jamais édictées ni reconnues était le prélude à une scène. Cette encoche au rituel avait eu pour effet de susciter de la culpabilité chez le père et le fils, et Ronan en voulut à sa femme de cette culpabilité qui lui était imposée et qu'il ne pouvait pas exprimer.
Pierig n'était pas en position d'en vouloir à sa mère et il cherchait maintenant à deviner ses attentes cachées. Il se souvint du paquet de biscuits et, dans l'espoir qu'un peu d'ordre avant que l'ordre ne tombe de lui-même puisse suffire à sa réhabilitation, il s'occupa de la dépouille, amplifiant consciencieusement son affairement à la réduire en une boule informe qui ne tiendrait pas trop de place, puis il la jeta dans le bac à recyclage de la cuisine.
Mathilde s'avança vers Ronan, comprimant la tension entre eux.
— Tu sens le lard fumé ! s'exclama Ronan avec une moue largement exagérée.
Ronan avait voulu la toucher à son tour, et elle ressentait à présent la violence de sa réaction, sans rapport avec le geste d'humeur qu'elle s'était autorisée et qu'elle n'avait même pas réellement décidé.
— J'ai passé l'après-midi dans une charcuterie industrielle, à contrôler les chambres froides, les machines, les bacs à viande, l'état des lavabos ; je suis éreintée.
Tout en parlant, ses traits s'habillaient de lassitude. Ronan se détendit et dit d'une voix basse :
— Je savais bien que tu n'étais pas comme d'habitude.
La fatigue a bon dos, qui donne une explication rassurante aux choses, qui dispense de tout questionnement. Inconsciemment, Mathilde avait voulu ressentir de la fatigue et ses épaules lui avaient paru instantanément plus lourdes. Cette fatigue bien à propos avait suffi à Ronan pour qu'il y puise son acquittement.
— Tiens, lui dit-il, je te laisse te changer, puis je te lirai le début de mon nouveau roman.
Mathilde fut ainsi présentée à Julie et Valentin, mari et femme, sans enfants. Comme à chaque fois qu'elle rencontrait de nouveaux personnages, Mathilde se sentait mal à l'aise ; elle avait l'impression qu'en quelques heures, entre un matin et un soir, son mari avait eu le temps de se faire de nouvelles relations, de se raconter entièrement et de tout savoir en retour sur celles et ceux qui partageraient dorénavant sa vie, leur vie. Mathilde acceptait difficilement cette complicité nouée au bout de deux ou trois pages d'un scénario.
Parfois même, quand il s'agissait d'un personnage féminin, d'une femme dans laquelle elle reconnaissait les projections, les attentes et les désirs de Ronan, elle se sentait trompée, comme si son mari lui révélait soudainement un pan inconnu de sa vie privée, une liaison secrète avec une rivale contre laquelle elle était démunie.
Après plusieurs chapitres passés en la compagnie de ces personnages, elle retrouvait une partie de sa sérénité et se trouvait idiote de son absurde jalousie. Pourtant, elle n'en avait jamais parlé à Ronan et elle avait beau se promettre de réagir mieux la fois suivante, elle n'arrivait pas à contrôler ses sentiments.
Mathilde, qui sentait maintenant rejaillir pour elle seule le conflit latent qu'elle avait éteint entre elle et Ronan, eut plus de mal encore à rejoindre son mari, parti loin déjà dans l'histoire de ses personnages. Elle peina à cerner le caractère respectif de chacun. Valentin était étrange et avait un comportement fantasque ; Julie apparaissait beaucoup plus rangée, semblant absorber les excès de son mari.
«Julie était crispée de toutes ses forces au-dessus de la valise gavée de pulls, de chaussettes, de bonnets et de moufles quand son portable sonna. Dans un râle désespéré, elle tenta une fois encore de faire se rejoindre les deux éléments des fermetures, à droite et à gauche. Au vu de leur résistance opiniâtre, force était de constater que ces fermetures ne s’appréciaient pas beaucoup, ou bien n'aimaient pas les départs en vacances. A la troisième sonnerie, Julie abandonna et la valise laissa de nouveau reprendre forme et vie à tout ce qu'on lui avait fait ingurgiter…
— Allo, dit-elle, d'un ton résigné et perdant.
— C'est moi ! répondit la voix joviale de Valentin.
Il paraissait étrangement lointain pour quelqu'un qui, ce matin encore, paressait dans son lit, une soudaine envie de laisser le hasard diriger sa journée et l'accompagner où qu'il l'entraînât.
Suivi alors pour Julie et pour Mathilde le récit du compte rendu de la journée de Valentin, commencée tôt le matin, dans la rue, à suivre la première personne rencontrée, au hasard, juste pour le plaisir. Il est très étonnant de suivre un inconnu dans la rue. On croit connaître la ville, mais l'on ne connaît en fait que sa ville… Celle des autres vous est totalement étrangère. Il est curieux de constater comment un trajet devient inhabituel quand il est mené par un autre et qu'il vous est distillé pas à pas. »

