

Le Dernier Mégot et le Silence des Comptoirs
Su Panodyssey puoi leggere fino a 10 pubblicazioni al mese senza effettuare il login. Divertiti 9 articles da scoprire questo mese.
Per avere accesso illimitato ai contenuti, accedi o crea un account cliccando qui sotto: è gratis!
Accedi
Le Dernier Mégot et le Silence des Comptoirs
Les bars. Putain, les bars. Des sanctuaires, des confessionnaux, des théâtres où se jouaient les plus belles et les plus sombres comédies humaines. Des lieux où la fumée et l'alcool se mariaient dans une symphonie grasse et réconfortante. Mais ça, c'était avant. Avant qu'on ne leur crève les poumons avec une putain de loi. Je parle de la baisse de la fréquentation depuis qu'on a imposé de ne plus fumer à l'intérieur. C'est une saignée, une amputation.
Je me souviens très bien. Quand j'allais dans les bars, je ne fumais pas, moi. Mais il y en avait qui fumaient, oui. Des volutes bleutées qui s'enroulaient autour des têtes, des rires, des conversations. Et tu sais quoi ? Ça ne m'a jamais dérangé. Pour beaucoup, d'ailleurs, ils fumaient déjà dehors. C'était un rituel, une excuse pour prendre l'air, pour une pause entre deux verres, pour un échange plus intime. Ça ne faisait pas du bar un bunker enfumé où l'on suffoquait. C'était une atmosphère, une identité.
Cette loi, elle aurait dû être exemptée pour les bars. Pour les vrais bars, les troquets, les pubs. Pas les restaurants, non, là je peux comprendre. Mais le bar, c'est différent. C'est un lieu de perdition, de relâchement, un endroit où les règles de la vie normale sont un peu suspendues. Et la cigarette, ça allait avec. Ça faisait partie du décor, de l'ambiance, de la putain de culture du bar. Ceux qui fumaient, ces piliers de comptoir, ils consommaient l'alcool, ils passaient la soirée à boire, à rigoler, à refaire le monde. Et les potes qui ne fumaient pas, comme moi, on participait aux beuveries sans jamais se plaindre. On y allait en toute connaissance de cause. On savait qu'il y aurait de la fumée, du bruit, des odeurs. On acceptait le deal. C'était un choix, un consentement tacite à l'atmosphère du lieu. Personne ne te forçait à y aller. Si tu voulais un air pur, tu allais au parc, pas au bar à 2h du mat.
Maintenant, c'est propre. Trop propre. L'odeur du tabac a été remplacée par celle du désinfectant, et le brouhaha des conversations s'est mué en un silence gêné, haché par les allées et venues des fumeurs sur le trottoir. Les groupes éclatent, les conversations se fragmentent. Le lien qui se tissait autour d'une clope partagée, d'une cigarette tendue, a disparu. Les fumeurs sont relégués dehors, dans le froid, sous la pluie, transformés en parias. Et avec eux, une part de l'âme du bar s'est évaporée.
Et la clientèle, putain, elle a changé. Au lieu de vendre et de se faire de la marge sur l'alcool, les bars se sont mis à vendre du diabolo, du sirop et du coca. On a troqué les pintes pour des boissons de gamins. La clientèle est devenue moins fidèle, une bande de nomades qui voulait changer de bar toutes les semaines. C'est la même chose avec nos réseaux sociaux, nos relations émotionnelles et amoureuses. On zappe, on "swipe", on passe d'un profil à l'autre, d'une conversation à l'autre, d'une relation à l'autre, sans jamais s'ancrer. Plus aucune habitude de vouloir être au même endroit, de raconter sa vie aux serveuses ou aux barmen qui étaient nos psys à force de les voir tous les soirs. Nos psys de comptoir, ceux qui écoutaient tes merdes sans juger, juste avec une bière de plus. Oui, la clientèle est devenue plus sobre, et putain, plus chiante. Ils ont viré, avec leurs lois à la con, ce qui faisait vivre les soirs d'été en terrasse, à savoir qui allait ramener sa gueule, et à faire la courte paille pour savoir qui boirait le moins pour ramener les autres. On a remplacé la camaraderie de la beuverie par la logistique du Sam.
Et le pire, c'est cette jeunesse fière de ce changement dans les bars. Cette génération qui n'a pas connu la fumée, les ambiances lourdes et les discussions interminables. Ils applaudissent la propreté, la régulation, mais seulement pour y mettre leur propre chaos moderne. C'est la métaphore parfaite de nos relations sociales et amoureuses actuelles. On veut des relations propres, sans zones d'ombre, sans tabac. Des relations où tout est clair, défini, et où l'on ne risque pas de se salir les mains, ou les poumons. On impose des règles d'hygiène émotionnelle, de communication positive, de non-jugement, qui, au final, nous rendent plus distants que jamais. On a la prétention de savoir ce qui est "bon" pour tout le monde, de réguler l'humain comme on régule les bars.
Mais cette logique, cette putain de prétention, c'est l'anti-thèse même de la vie. On a été jugé sur nos habitudes de vies, discriminé, et pour quoi ? Pour nous évincer ? Pour prendre notre place ? Pour faire de ces lieux des simulacres aseptisés de ce qu'ils étaient ? Et après, laisser l'endroit vide parce que l'âme est partie avec la fumée et les rires gras. C'est ce qu'on fait à nos relations sociales et amoureuses. On condamne les bars qu'on faisait vivre en donnant des putains de règles qui n'ont aucune valeur intrinsèque, qui ne servent qu'à vider le sens. On vire ceux qui font le sel, qui apportent le grain de folie, la part d'ombre nécessaire à l'équilibre, sous prétexte d'une pureté fantasmée. Et au final, on se retrouve dans des espaces vides, des relations insipides, parce que la normalisation a tué l'humanité.
La gueule de bois est là, plus amère que jamais. C'est celle du silence dans des lieux qui devraient résonner de rires et de confidences enfumées. C'est le prix de la propreté, la solitude dans la clarté. Et en plus de la gueule de bois que ça me procure, j'ai aussi les poumons qui se remplissent de goudron parce que je me suis mis à tirer des lattes pour oublier tout ce merdier. On continue à errer de bar en bar, de relation en relation, à la recherche d'une étincelle qu'on a nous-mêmes éteinte.

