

LES AILES DU DERNIER SOUFFLE
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LES AILES DU DERNIER SOUFFLE
Les sirènes s’étaient tues. Depuis douze jours exactement. Plus personne ne comptait les heures, pourtant. Le ciel, d’un jaune rouillé, pendait sur la ville comme un torchon oublié. On n’entendait plus que les râles des conduits à vapeur, les pulsations des générateurs intestins, et, parfois, les cris d’un nourrisson qu’on croyait imaginaire.
Isidor n’avait pas rêvé. Il l’avait entendu, cette nuit-là, entre deux spasmes de lumière dans les néons de la rue basse. Un cri fluet, aigu, venu de la fissure d’un mur. Il s’était approché, contre la volonté de son instinct. Là, dans l’interstice bétonné, suintait une sorte de gousse, à peine grosse comme une citrouille malade, vibrante, palpitante. Et dedans, un œil. Un œil d’enfant.
Il avait reculé, titubant, frappé par la puanteur. Une odeur d’ozone, de rouille et de viande pourrie.
— Aërico… avait murmuré l’ancienne du Bloc F, la veille, entre deux quintes. Ils reviennent quand la ville se meurt.
Mais la ville ne mourait pas. Elle était déjà morte. Depuis l’incendie des cieux.
Isidor était mécanicien de flux. Avant. Il raccommodait les pompes à respiration, les générateurs de barrière atmosphérique, les treuils d’ascension pour les éboueurs du ciel. Il savait lire les veines des machines, écouter leur toux. Maintenant, il creusait des fosses pour les trop-nés.
On appelait ainsi les enfants venus après la Brûlure. Nés avec trop d’yeux, ou pas assez de bouche. Les familles les déposaient dans les cages du centre, et Isidor les portait, un à un, jusqu’au champ des silences.
Mais cette chose, dans le mur, n’était pas un trop-né. Elle était encore… contenue. Il revint chaque jour, jetant un œil rapide avant que la sirène des rations ne sonne. La gousse grandissait. Son enveloppe devenait translucide. On y distinguait désormais un torse frêle, et des ailes membraneuses plaquées sur le dos, comme des feuilles de plomb.
Isidor en parlait à personne. Il la nourrissait en cachette, y déposant un peu de pulpe hydrique, de la bouillie d’algue. Elle buvait. Il en était certain. Chaque matin, les fluides avaient disparu, comme léchés.
Puis, la sixième nuit, elle l’appela.
Pas avec des mots. Un appel dans sa boîte crânienne, comme une note trop basse qu’on sent dans les os. Il se réveilla, pris de vertiges. La gousse vibrait, s’ouvrait.
Il la vit sortir.
Une enfant. Ni fille, ni garçon. Une peau d’ardoise, des yeux sans pupille. Les ailes, repliées, palpitaient doucement, pleines d’un sang noir. Et pourtant, elle était belle, d’une beauté triste, irréelle, comme une peinture d’avant l’ère machine.
— Qui t’a conçue ? balbutia Isidor.
L’enfant tourna la tête. Sa bouche ne bougea pas, mais la réponse résonna dans le cerveau du vieil homme :
— Le ciel. Quand il a brûlé.
Le mythe de l’Aërico disait qu’il descendait du vent, dans les épidémies, pour pourrir les vivants. Mais cet Aërico-là n’avait rien d’un fléau. Il portait en lui autre chose. Une tendresse ancienne. Un cri refoulé depuis des siècles.
L’enfant restait près d’Isidor, caché dans son réduit d’outils. Il grandissait vite. En trois jours, ses ailes pouvaient déjà battre l’air. Il comprenait tout, parlait sans voix, écoutait sans oreilles. Il savait les noms des plantes disparues, les vents des étoiles, la mémoire des sédiments.
Il s’appelait Oë.
— Tu n’es pas humain, dit Isidor. Ni bête. Ni ange.
— Je suis ce que vous auriez pu devenir.
Oë sentait les nœuds dans les machines. Il touchait les câbles et les circuits murmuraient. La rouille se retirait, comme honteuse. Les pompes se mettaient à respirer plus juste. Les vieux pistons reprenaient cadence.
Le quartier bas revivait. Lentement.
Mais les superviseurs l’avaient remarqué. Les drones tournaient plus bas. Une nuit, les collecteurs thermiques balayèrent le sol. On cherchait une anomalie.
— Ils vont te trouver, souffla Isidor. Ils ne veulent pas que ça change.
— Ce n’est pas à eux de choisir.
Oë grimpa sur la plus haute tour du quartier. Les gens levèrent les yeux. Certains tombèrent à genoux. D’autres pleurèrent. Il ne disait rien. Il battit des ailes. Une seule fois.
Et le ciel frémit.
Une pluie noire se mit à tomber. Mais ce n’était pas la suie habituelle. Elle sentait la terre chaude, les fougères, la sève. Elle recouvrit les toits, et, au matin, des mousses avaient poussé. Les murs buvaient l’humidité. Les enfants des rues riaient, sans savoir pourquoi.
Oë s’était caché de nouveau. Isidor seul savait où.
— Tu es leur fin, ou leur début ? demanda-t-il.
— Je suis leur souvenir. Le goût du monde d’avant.
Isidor comprit. La Brûlure du ciel n’avait pas détruit la vie. Elle l’avait repliée, comme une graine dans un sol sec. Et Oë était cette graine. Une renaissance à l’envers : venue non de l’espérance, mais de la fin même de l’espoir.
Mais la cité n’aime pas les miracles.
Ils vinrent en nombre. Machines traqueuses, hommes à filtres, cracheurs de napalm.
Isidor, dans un geste qu’il ne comprit qu’après, porta Oë sur son dos. Ils coururent dans les conduits, les ruelles, les venelles. Le ciel, cette nuit-là, était rouge. Pas de colère. De douleur.
Au dernier tournant, ils furent encerclés.
— Donne-nous l’Aërico, gronda une voix métallique.
— Ce n’est pas une peste, dit Isidor. C’est une naissance.
— Il porte en lui le souvenir du monde. Et le souvenir est un poison.
Alors Oë s’éleva.
Sans un mot, sans une larme.
Ses ailes éclatèrent de lumière noire.
Il effleura Isidor du bout des doigts. Et le vieil homme vit.
Il vit les racines d’avant la ville. Les rivières sans tuyaux. Les arbres bavards. Les enfants sans masques. Il vit sa mère, jeune. Il vit son propre rire, un jour d’été. Il vit l’amour, les peurs, les silences partagés. Il vit la vie — avant qu’on ne la broie en rouages.
Puis Oë se désintégra, dans une pluie d’ombres.
Et tout s’arrêta.
Le lendemain, les machines ne répondaient plus. La ville, d’un coup, cessa de respirer.
Mais dans chaque mur, dans chaque flaque, un bourgeon noir apparaissait.
Et Isidor, les yeux brûlés d’images, souriait. Pour la première fois depuis quarante ans.
Il savait que l’Aërico n’était pas mort.
Il était ensemencé.

