

Libre ou aliénée
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Libre ou aliénée
Le bénitier, l’autel, les cierges, la mortification, le marbre froid, le confessionnal obscur, l’odeur de l’encens, la repentance, les bancs vides, les piliers solitaires, le Crucifié suspendu, la sévérité, l’église abandonnée à sa pénombre, nos pas qui résonnent d’un son mat, nos robes de chambre blanches qui volent, les vitraux remplis de saints immobiles.
Nous chuchotons comme si des créatures infernales rôdaient dans les ténèbres, prêtes à nous traîner au dortoir, ou pire encore. Puis nous pouffons d’un rire étouffé quand nous nous rappelons que la religieuse qui fait la ronde nocturne se consume de fièvre et n’est pas remplacée.
Je regarde Clémence, ma meilleure amie à l’internat, ou plutôt je la devine, car je ne distingue de sa forme que l’habit clair, les dents quand elle sourit et le blanc des yeux.
La lune brille, pleine, et son éclat laiteux forme dans la nef un tapis de lumière où Clémence exécute des pas de danse avec grâce et lenteur. Parfois, elle marque un arrêt, son pied parfait resplendit – j’aimerais être elle.
Mais je suis Sophie, et non pas Clémence. Clémence, dans l’harmonie souple du mouvement, tend la main à Myriam, la troisième d’entre nous. Myriam hésite. Pourtant, Clémence demeure sûre d’elle et attend, un sourire à la fois tendre et mutin devant l’irrésolution de Myriam. Clémence s’empare soudain d’elle et l’entraîne dans une valse sans musique, sinon celle du silence. Elles virevoltent dans la clarté, si belles, si libres – moi, la jalousie me mord les entrailles si fort que j’en tremble.
Je n’ai pas le sens du rythme, on m’a toujours trouvée trop raide, alors je me fonds dans l’obscurité et pars vers la sacristie. La porte en bois est lourde, et je dois la pousser des deux mains. Elle cède enfin. À l’intérieur, j’ouvre un placard, il est rempli de vin de messe. Ravie, j’en rafle deux bouteilles et m’élance, prête à les appeler, quand je vois Clémence assise sur l’autel. La lueur de la lune tombe sur elle, et Myriam gravit les marches jusqu’à lui faire face. Leurs regards étincellent, les doigts effleurent la peau, elles se respirent. Finalement, leurs visages se mélangent, disparaissent dans une cascade de cheveux blonds et châtains, et je contemple un unique champ de blé caressé par le vent.
Je m’affaisse sur le marbre glacé à la lisière de la nef éclairée, et elles n’entendent pas les bouteilles rouler sur le sol. Je gis dans le douloureux ressac de mes sanglots refoulés, quand je réalise enfin que j’aime Clémence. Puis, une fraîcheur liquide se répand sur mes mains. Le vin s’écoule du verre fendu, je m’en écarte, mais quelques taches écarlates s’étendent déjà sur ma robe. Je recule, sidérée par mes paumes rougies, et les gouttes qui s’écrasent par terre me poursuivent, j’ai peur qu’elles ne me rattrapent. Je m’enfuis jusqu’au bénitier dans lequel je fais disparaître ma faute, puis je m’enfonce dans les couloirs sombres qui dévorent toute couleur, les yeux si embués que j’ai l’impression de lutter sur le pont d’un bateau, cinglée par les embruns d’une tempête. Une lame m’emporte, je coule, et le courant me dépose, haletante, devant la chambre de mère Maria Magdalena. Je frappe trois coups timides. Puis la porte s’ouvre et une odeur de femme âgée m’assaille. « Sophie, j’espère que vous avez une très bonne raison pour me réveiller à cette heure », marmonne la mère supérieure, dont le ton endormi se raffermit jusqu’à la vigueur punitive du bourreau. Je lui explique que j’ai vu Clémence et Myriam se diriger vers l’église et que je m’inquiète pour elles.
Le lendemain matin, j’observe Clémence et Myriam franchir le portail, exclues de l’internat. Clémence se retourne et croise mon regard, ses prunelles brillent d’une haine glaciale, puis d’une tristesse fugace. Je ne la revis jamais.
Rejettes-tu tes désirs ?

