3- Les premières années ( 1514-1531)
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3- Les premières années ( 1514-1531)
Avec Nicolas, mon grand frère - je n’ai pas 8 ans – j’organise des sorties pour examiner ces corps. La charpente osseuse me fascine. Certains os deviennent noirs au contact de l’air et de l’eau, d’autres se dessèchent et prennent une teinte ivoire. Ceux-là me plaisent. Avec le temps, aidé des sautes de vent ou d’une pluie drue, les phalanges s’éparpillent sur le sol de terre battue au pied des potences. Pour être le premier à ramasser ces osselets, il faut venir au petit jour, sans se soucier du temps, parfois en pleine nuit quand les jours raccourcissent et je brave le courroux de ma mère pour m’y rendre, sortant subrepticement pour ne réveiller personne. Ces osselets ne servent pas à jouer. Je les collectionne, m’essayant à les remettre en bon ordre, m’aidant pour cela de dessins de squelettes de chiens ou de singes trouvés dans les livres de mon grand-père.
En été, la pestilence des lieux s’estompe, masquée par les fleurs sauvages qui poussent ici mieux qu’ailleurs et surtout par les tilleuls, intelligemment plantés dans cette zone, dont la subtile fragrance fait oublier un temps l’exhalaison du charnier.
Encore…
Je vais avoir 10 ans. Une fillette de mon âge est agenouillée sous un pendu à demi déshabillé dont les chaussures et le pantalon ont déjà disparu. Elle a saisi son pied presque désarticulé et ses yeux sont baignés de larmes. Surpris, je la questionne, tout à coup méfiant et inquiet à la fois, me demandant ce qu’elle est venue chercher.
— C’est mon père et je viens lui tenir compagnie pour que des voleurs comme vous ne puissiez le déshabiller encore plus.
Nicolas a récupéré l’os d’une jambe, blanchi, avec lequel il me défie en duel. Honteux, je lui arrache cette épée osseuse que je jette aux pieds de la fillette. De quel droit profaner ces restes d’humains même s’ils ont appartenu à la pire des crapules. Je perçois ce jour que les corps sont tous les mêmes une fois la peau enlevée et l’anatomie révélée. Qu’on soit roi ou maraud, riche ou miséreux, bon ou gueux, la mort nous rend égaux. Ce jour-là, l’envie de devenir médecin germe dans ma tête. Comprendre le fonctionnement du corps humain, en connaître son anatomie, préalable indispensable, et traiter comme mes ancêtres les souffrances et les maladies de chacun. On ne peut soigner sans appréhender le merveilleux mécanisme de la vie. Ces corps qui se décomposent au bout d’une corde méritent un tout autre sort que celui que nous leur réservons. Je sais que jamais je ne serai apothicaire comme mon père le souhaite, mais bien médecin, comme le veut la tradition familiale pour grossir la famille des Asclépiades. Médecin, rien d’autre !
La même année en plein cœur de l’été, j’apprends à nager dans le cours de la Dyle, tout proche de Bruxelles avec deux vessies de bœuf qui me servent de flotteur. La membrane de ces vessies m’intrigue. Sont-elles semblables chez tous les mammifères. Et chez l’homme ?
Je fais en sorte d’apprendre le latin du mieux possible et, au vu de mes progrès, les frères de la vie commune conseillent à mon père de m’orienter vers la carrière religieuse. Il refuse tout net cette perspective qui ne l’enchante pas et, dès mes 15 ans, comprenant que je ne serai jamais apothicaire, il m’inscrit au Paedegogium Castrense trilinguae à Louvain le 25 février 1530 afin d’apprendre les arts, la médecine, parfaire le latin et le grec, obtenir des rudiments d’hébreu et acquérir une bonne connaissance de l’arabe. À l’âge où l’on ressent ses premiers émois amoureux, me voilà interne dans un Collège où seul compte le dépassement de soi par le travail et le régent, Cornelius Brouwers y maintient une discipline de fer. Toute infraction au règlement de l’école entraîne des punitions, voire la prison et toute sortie de nuit est strictement interdite.
Je vais y retrouver mon ami et aîné, Gemma Frisius qui y enseigne déjà la médecine et les mathématiques et dont la présence me rendra ces années moins longues. Je revois ce voyage en carriole sous un froid à pierre fendre en ce mois d’hiver. Si en temps normal, il n’eut pas fallu plus de deux heures pour me rendre dans cette ville universitaire, les conditions climatiques ont rendu cette entreprise plus hasardeuse.
Dans une grisaille humide qui ne permet pas de voir précisément le chemin en carriole, emmitouflé dans un épais manteau, les jambes recroquevillées sous une couverture de laine que ma mère m’a remise, tremblant de tout mon corps, je réfrène mes larmes. Quand reverrai-je mon petit frère ? Comment aimer Louvain sans sa présence ?
— Sois courageux, me susurre ma mère, aussi effondrée que moi. Tu vas devenir quelqu’un d’important et tes études doivent passer par Louvain.
— Je te confie cette bourse, poursuit mon père plus pragmatique. C’est la première fois où tu auras à gérer l’argent que l’on te confie. Sois prudent et méfie-toi des faux-amis.
Cette ville bourgeoise pourtant, devenue au XIIe siècle la plus importante cité des ducs du Brabant a des atouts. L’université où je vais entreprendre une partie de mes études approche celle de Paris en nombre d’étudiants bien que de notoriété moindre. Bâtie sur une boucle de la Dyle, la ville est célèbre pour son université de langues, d’art et de médecine, mais elle m’apparaît prétentieuse, aguichante, et ses habitants pétris d’arrogance. Les théologiens de la ville sont de fervents orthodoxes catholiques et ils rejettent violemment la Réforme, mouvement qui n’a pas sa place ici. Comment ces pratiquants rigoristes peuvent-ils accepter les ferments d’une nouvelle religion ? Depuis le mariage en 1477 de Marie de Bourgogne -fille unique de Charles le téméraire - à Maximilien, la ville est administrée par les Habsbourg. À la mort prématurée de Marie, Louvain connaît une période morose sur le plan politique, économique et climatique. Aux résurgences de la grande peste de 1348 qui a décimé de nombreux citadins et désorganisé commerce et artisanat, viennent s’ajouter des inondations aggravant la paupérisation de la ville, amenant leur lot de misère aux habitants qui depuis se claquemurent derrière les pierres froides et austères de leurs sombres demeures quand aucune tâche ne les occupe ailleurs. Habitude qui perdure ainsi depuis deux siècles.
C’est grâce au grand ami d’Érasme, Conrad Goclenius, titulaire de la chaire, que je parle rapidement un excellent latin. Il a connu le philosophe quand ce dernier dirigeait le collège trilingue entre 1517 et 1521. Conrad Goclenius, grand humaniste, issu d’un milieu modeste, jouit d’un prestige considérable à Louvain et dans l’Europe entière. Érasme loue sa maîtrise des langues anciennes et la pédagogie qu’il met à nous les enseigner. Il lui confiera sa biographie en 1524 (Compendium vitae) tant il a de l’estime pour lui. Il meurt alors qu’il n’a pas cinquante ans et, à son oraison funèbre, son successeur lui attribue le qualificatif « d’alter Erasmus ».
Pendant ces quatre années de travail acharné, je m’attache à un autre grand humaniste, mon professeur de grec, Rutgerus Rescius, qui devient vite un ami et un confident pour le très jeune garçon à façonner que je suis encore. Nous échangeons de longues conversations où je me mets à nu et lui fais part de mes ambitions, mes désirs. Il passe des heures à m’écouter, me conseillant parfois, canalisant souvent ce trop-plein d’ardeur et de zèle qui m’est propre. Un de mes autres professeurs de grec est Jean Gonthier d’Andernach, brillant médecin que je retrouverai à Paris. Je reçois par contre un enseignement discutable de l’hébreu, prodigué par Campenis, mais les conseils d’un médecin juif, Lazarus de Frigeis, me sont profitables et me permettent de progresser dans cette langue. Parfois des périodes d’accalmies, trop rares hélas, rompent ces années exclusives de travail et je me souviens de trois journées de liesse qui débutent le 24 avril 1530, lorsque Charles Quint, né précisément 30 ans plus tôt, est couronné empereur des Romains par Clément VII, selon la tradition carolingienne, en l’église San Pétronio de Bologne. On jase beaucoup sur le baiser qu’il doit déposer sur les pieds du pape pour recevoir la couronne de fer, symbole des rois d’Italie. Clément VII se venge-t-il là de sa longue captivité au château Saint-Ange où il s’est réfugié ? Impuissant, le pape a assisté trois ans plus tôt, au saccage de la ville éternelle par les 20 000 soldats du futur empereur qui a décidé de se porter sur Rome en représailles des accords faits par le pape avec la France, Venise, Florence, l’Angleterre et le duché de Milan, accords initiés par Jules de Médicis afin de contrebalancer l’influence que prend Charles Quint sur la scène politique. Compromis dont il est très fier, car la politique n’est-elle pas de montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir. Mais ce sac de Rome qui dure plusieurs mois, la profanation des églises par les troupes allemandes acquises à la religion luthérienne est l’un des événements les plus violents et les plus marquants de son pontificat. La vie entière de Clément VII est à jamais marquée par cette journée de mai 1527, quand, de son palais apostolique, nimbé d’une brume estivale qui estompe la ville et où la chaleur est déjà suffocante, on lui annonce l’arrivée des soldats aux portes de la ville. Ce couronnement met fin aussi à une lutte acharnée entre Charles, Henri VIII et François Ier pour le titre d’empereur du Saint-Empire romain germanique. Le roi François a, dans cette aventure, singulièrement manqué de discernement, distribuant une forte somme d’argent au pape pour être choisi. Charles, plus tacticien a promis un don beaucoup plus conséquent s’il devenait empereur…le pape pour l’occasion émet le souhait que ce jeune souverain impose, comme le tenta Charlemagne et par la force si nécessaire, le catholicisme dans l’Europe entière et qu’il lutte contre la Réforme qui gangrène l’Allemagne sensible à ses thèses. Louvain est en fête, car ce couronnement ravit le catholicisme orthodoxe. Du matin à la nuit tombée ce ne sont que fêtes fastueuses accompagnées par les musiciens jouant du fifre et du tambourin, défilant dans les rues de la ville, où des marchands ambulants proposent des objets de culte ou des portraits des deux protagonistes. En alliant leurs forces, les voilà plus puissants contre les périls imminents : montée de la Réforme, isolationnisme de l’Angleterre et menace française orchestrée par un François Ier désireux de prendre sa revanche après Pavie, appuyé par le puissant Empire ottoman. Libéré quelques jours de tout rabâchage abrutissant, je profite en parfaite insouciance de ces moments de liesse. J’ai 16 ans, le monde s’offre à moi et j’oublie tout pour me perdre dans les tavernes où de jolies serveuses déposent et desservent sur notre table, en un ballet ininterrompu, les bières que nous consommons sans modération la nuit durant.
Souvenirs…
Nous sommes en 1531, année de mes dix-sept ans. Une embellie s’offre miraculeusement à moi. Mon père, simple apothicaire comme je le disais, vient de voir sa légitimation décrétée en octobre par l’empereur. Cette dernière efface la naissance de mon père et me permet de pouvoir prétendre à une brillante carrière comme mes ancêtres si je le mérite et porter le nom des Van Wesele. Cette même année j’aurai à défendre ma thèse de baccalauréat en médecine. L’université de Louvain et ses professeurs restent imprégnés des théories galéniques. Elle n’est pas prête à entendre et recevoir mes états d’âme, mes doutes sur la pratique de l’anatomie telle qu’on nous l’inculque et mes certitudes sur la nécessité de disséquer le plus possible de corps humains. Cet esprit critique allié à un souci constant de perfection et de remise en cause incessante des acquits me vaudra toute ma vie d’être vertement condamné par un grand nombrede mes professeurs qui ne supportent pas mes propos que je pense pourtant empreints de bon sens.
Un matin, lors d’un cours de théologie, notre professeur nous initie à l’œuvre d’Aristote « De anima ». Il s’agit d’expliquer à de jeunes élèves les vues philosophiques de l’auteur sur les différents types d’âme des êtres vivants : végétaux, animaux et humains. L’âme végétale pour la faculté nutritive, comprenant la capacité de croître et engendrer. L’âme animale, plus élaborée, est en outre douée de la faculté de sentir. Enfin l’âme humaine, qui, outre les atouts précédents, possède la connaissance, autrement dit l’intelligence. De façon totalement incompréhensible pour moi, ce professeur, que je déconsidère aussitôt, s’appuyant sur la Margarita philosophica de Gregor Reisch, première encyclopédie imprimée qui couvre l’ensemble des savoirs universitaires à nos jours, nous désigne le cerveau humain représenté de façon très rudimentaire. Que tente-t-il de nous faire comprendre en nous présentant cet organe ? Nous désigne-t-il le siège de l’intelligence ? De dessin très primitif, il ne ressemble à rien et surtout pas au cerveau humain. Désigne-t-il le siège de l’âme ? Mais elle siège dans le cœur selon Aristote. Dois-je préciser à cet homme, peu curieux et du double de mon âge, que j’ai déjà parcouru dans la bibliothèque familiale les ouvrages des médecins alexandrins Hérophile et Érasistrate qui ont vécu sous le siècle des Ptolémées, ces nouveaux pharaons qui autorisent les dissections de cadavres proscrites dans le reste du monde, et ils ont acquis une connaissance de l’anatomie humaine jamais égalée à ce jour. Je leur voue une admiration sans bornes, ambitionnant de les égaler dix-huit siècles plus tard. Pourquoi ne pas avoir montré aux jeunes élèves que nous sommes les dissections de cerveau de ces médecins ? Les connaît-il seulement ? Dois-je préciser enfin, que tout gamin je me suis déjà confronté aux cadavres de voleurs exposés à la vue de tous et que j’ai fait mienne cette phrase que d’aucuns auraient été tentés de formuler sans oser le faire, tant l’obscurantisme intellectuel et religieux demeure prégnant en ce siècle : J’ai ouvert beaucoup de corps, accédé au cœur et n’ai jamais trouvé une âme. L’âme est-elle partout, est-elle nulle part ? La réponse ne m’appartient pas. Seul Dieu peut le dire. Mon ami Frisius de son côté s’intéresse à un élève qui, comme lui, se passionne pour la cartographie et l’astronomie. Il se fait appeler Gerardus Mercator et Frisius l’initie à la réalisation des globes célestes qui lui permettent de gagner quelques piécettes.
— Le monde sait-il que la terre est ronde ? s’interroge l’élève.
Frisius contemple son vis-à-vis avec un sourire amusé. Mercator se moquerait-il ?
— On le sait depuis l’Antiquité ! Seule l’église pourrait en décider autrement et nous en faire grief, mais l’époque change et elle ne pourrait longtemps soutenir une telle ineptie.
De mon côté, une nouvelle passion m’occupe pleinement le peu de temps libre dont je dispose. Oubliées les potences et leurs étranges et funestes fruits qui s’y balancent et s’y dessèchent, ces corps déshabillés par le froid, la pluie et les charognards de tous poils et de toutes plumes. L’os à rogner cette fois-ci est d’une tout autre nature. Il est dans les livres et non sous les gibets. Rhazès ! De son vrai nom, Mohammed Ibn Zakaria al Razi, Abu-Bakr. Médecin, philosophe et chimiste de l’ancienne Perse qui vécut au IXe et Xe siècle. Esprit empirique et rationaliste, Rhazès est critique envers les Anciens et rejette les dogmes de son temps. Pour lui, l’interrogatoire et l’examen clinique à la recherche de symptômes sont essentiels pour parvenir à un diagnostic et à un traitement. Son œuvre écrite est considérable avec notamment une encyclopédie médicale en 22 volumes ! Je dévore ses écrits en arabe à la bibliothèque universitaire où je me rends tous les jours, une fois les cours finis. La fascination pour ce personnage hors du commun, déjà initiée avec les ouvrages de mon grand-père est intense. Son œuvre est impressionnante, son diagnostic sûr et précis et bien souvent le bon sens guide ses pas et ses traitements. Je réalise la somme de travail réalisé pour parvenir à un tel résultat. Je me délecte de ses citations :Tout ce que l’on peut lire dans les livres a beaucoup moins de valeur que l’expérience d’un médecin qui pense et raisonne ou encore : En médecine, l’expérience est au-dessus de la science…
Je sais quelle route m’attend.