Le soleil d’octobre brillait fort cet après-midi là sur le port Boinot, caressant de reflets dorés, les façades pâles de Niort. Une légère brume flottait encore au-dessus de la Sèvre Niortaise, et dans cet écrin paisible, les deux péniches électriques, Hélios et Kifanlo, attendaient leur équipage comme deux bêtes dociles avant l’effort.

La famille Deborre venait de débarquer, de leur Bretagne profonde, pour une croisière de cinq jours, sur des péniches sans permis. Tout le monde se pressait autour d’un homme à la barbe courte et aux lunettes de soleil dissimulant son regard : Mickaël, l’agent fluvial responsable des péniches du Parc Naturel Régional du Marais Poitevin. C’était un homme d’une précision presque militaire, avec ce ton calme et méthodique qui commande l’attention.

La formation dura plus de deux heures traitant des manœuvres à effectuer, d’obstacles à franchir, de pont-levis à télécommander… jusqu’à comment tirer une chasse d’eau ou transformer le carré en lit… Bref, le flot d’informations semblait inépuisable.

Patrick, le patriarche, se tenait à l’écart, bras croisés, fronçant les sourcils. Ancien chef d’entreprise, capitaine autoproclamé, il tendait son bras droit et agitait ses doigts avec impatience. Son regard ne quittait déjà plus la barre d’Hélios.

— Tout ça pour conduire une pénichette, j’ai navigué sur un voilier de neuf mètres, seul, avec mon Hélène, dans la plus belle baie du Monde et ce n’est pas la baie d’Ha Long, marmonnait-il.

Julie, sa fille aînée, avait sorti l’un de ses petits carnets qu’elle emportait partout avec elle et avait commencé à noter en bonne élève et en bonne prof qu’elle était, chaque information donnée par ce nouveau maître à penser. Mais plus la formation avançait, plus son visage se fermait. Elle sentit poindre un petit nuage noir de crispation et se dit à elle-même :

— Des Deborre à bord, 24h/24, est-ce vraiment une bonne idée ?

Rémi, son petit frère à la quarantaine rugissante, et Elisa, sa femme à la douceur infinie, s’échangeaient des regards inquiets. Rémi ne se frottait plus les mains d’excitation — ce qui, chez lui, tenait presque du présage. Elisa faisait de grands yeux et les filles, Cléo, la petite cousine de huit ans, et Angélique, leur nièce de douze ans, avaient déjà décroché pour se reconnecter directement à leur portable, équipement qu’elles savaient maitriser!

Sophie, la cousine yogi venue en soupape de décompression, osa une blague osée pour détendre l’atmosphère :

— Et sinon, Mickaël, vous restez avec nous pendant toute la traversée ?

— Ce n’était pas prévu, répondit-il en souriant sans lever les yeux vers elle, mais sur ces péniches, rien ne se passe jamais comme prévu… .

Un éclat de rire parcourut le groupe, qui retomba bien vite par l’annonce de Mickaël :

— Parés ? On va pouvoir larguer les amarres !

Cap sur l’aventure …

Deux péniches, deux équipages, deux capitaines Deborre à bord : Patrick & Rémi.

Mickaël les accompagna, confiant, jusqu’à la première écluse. Les promeneurs du samedi, massés sur les berges, observaient la manœuvre comme un spectacle. Patrick redressa alors son béret basque, Rémi prit une grande inspiration comme avant de rentrer sur scène.

Les hélices bourdonnèrent faiblement et Hélios et Kifanlo glissèrent sur l’eau jusqu’à leur prochaine destination.

Après une heure de flottement et de fébrilité, les deux péniches atteignirent enfin le ponton de La Bousille, havre de paix au cœur du marais.

Le soleil déclinait. L’eau était d’un calme surnaturel. Le silence, presque religieux. Une auberge blanche aux volets bleus se reflétaient dans l’eau en miroir, un vrai décor de carte postale.

Patrick tenta la première approche mais l’équipage arrima la péniche au nez, ce qu’il ne fallait surtout pas faire indiqua Julie en relisant son carnet !

— C’est moi qui suis à la barre, taisez-vous ! asséna le capitaine Patrick face à nervosité de l’équipage… L’autorité du patriarche finit par l’emporter sur la confusion. La péniche se mit en crabe, la deuxième suivit et après un périlleux demi-tour au bord d’une cascade, Patrick réussit sa manœuvre et les péniches se retrouvèrent enfin « à bon ponton » !

Quelques minutes plus tard, Hélios et Kifanlo étaient amarrées en file indienne, dans la lumière dorée du soir. Tout n’était plus que calme et volupté.

Le dîner réunit tout le monde sur Hélios. On y servit des quiches encore tièdes et le vin rouge de Patrick réchauffa les cœurs. On riait des manœuvres hasardeuses, déjà nostalgiques du chaos du jour. Mais dehors, le marais se refermait lentement dans son manteau d’humidité.

Vers vingt-deux heures, chacun gagna sa cabine, l’esprit encore plein de rires, de fatigue, et de rêves d’eau tranquille.

Julie, avant de s’endormir, tendit l’oreille.

Un bruit régulier. Discret.

Ploc… ploc…

Des rames qui glissaient dans l’eau.

Elle se redressa, hésita, puis se pencha à la fenêtre. Rien. Seulement l’eau noire et la brume.

— Étrange… murmura-t-elle.

Mickaël leur avait bien dit que personne n’avait le droit de naviguer la nuit.

Elle s’endormit pourtant, bercée par ce rythme obsédant.