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Chapitre 8 - Le chien a mordu

Chapitre 8 - Le chien a mordu

Veröffentlicht am 29, Apr., 2023 Aktualisiert am 1, März, 2024 Adventure
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Chapitre 8 - Le chien a mordu

— Dis-nous ce que tu sais sur les malades qui meurent empoisonnés.

Severian avait formulé cette demande sans aucun préambule, exactement sur le même ton qu’il aurait utilisé pour parler de la météo. Ash s’était posté derrière son bureau en prenant une allure plus sérieuse, bien que son sourire persistant lui donnait un air un peu dément. La créature des ténèbres était installée en face de lui, assise sur une chaise qu’il avait désencombrée du tas de livres qui étaient auparavant pilés dessus. Et Hyperion, ne trouvant pas d’autre siège dans la petite pièce exigüe, ni même un endroit propre pour s’assoir, avait trouvé une solution étrange, mais efficace. Il était confortablement posé sur les genoux de son précepteur.

— Je n’ai jamais dit que je connaissais quelque chose à propos de cette affaire, esquiva l’informateur avec un haussement d’épaules narquois.

— N’en as-tu pas encore assez de me resservir cette phrase à chaque fois que je viens ? siffla le noiraud en plissant légèrement les yeux. Après la récompense que je t’ai offerte, tu pourrais te montrer un peu plus coopératif.

— D’accord, d’accord, rigola l’homme aux cheveux auburn en s’affalant à moitié sur son bureau, faisant tomber quelques feuilles. Inutile de s’énerver. J’ai entendu parler de cette histoire, oui. Certains de mes clients racontent que des malades ont été retrouvés morts dans leur lit, sans aucune explication à cela. Il y a quelques jours, Scotland Yard a établi qu’ils ont été empoisonnés à la strychnine.

— C’est ce qui était dans le journal, fit remarquer Hyperion d’un air songeur. Jusque-là, il n’y a pas vraiment grand-chose de nouveau.

— Un peu de patience, gamin, s’amusa Ash, le menton appuyé sur le meuble. Premièrement, sachez que les victimes n’ont pas été réellement tuées à la strychnine, mais plutôt par un mélange de ce poison et de morphine.

— De la morphine ? C’est un produit plutôt répandu, observa Severian en passant distraitement un doigt sur sa lèvre inférieure. Actuellement, n’importe qui pourrait s’en procurer sans difficulté, ce qui inclut les victimes.

— Si j’étais toi, je réfléchirais dans l’autre sens, Sevy, sourit l’informateur en appuyant sa tête sur ses mains. Enfin bref, tu as tout de même raison, ces pauvres défunts auraient pu en avoir en leur possession. Cependant, certains de leurs proches sont venus chez moi et ils sont catégoriques : à l’exception de la quatrième victime sur les six, aucun n’avait les moyens d’en acheter.

— Est-ce que tu as une idée du moment de la journée où le criminel agit ? questionna le serviteur en écartant une mèche de cheveux de son visage.

— Pas la moindre, répondit Ash, un rictus amusé au coin des lèvres, toujours étalé sur son bureau. Du moins, je n’ai pas de source sûre. Mais je le soupçonne d’agir vers la fin de journée, car les victimes recevaient presque toute la visite de leurs proches durant le matin ou l’après-midi.

— Est-ce que les défunts ont un lien entre eux ? s’avança Hyperion en posant sa tête sur l’épaule de son domestique. Peut-être que le coupable s’en prend à un groupe et non pas à des cas isolés.

— Bien tenté, petit noble, s’esclaffa l’homme avant de souffler bruyamment pour écarter des cheveux gris afin de dégager sa vue. Mais non, ils ne se connaissaient pas, hormis le numéro deux et le numéro cinq qui se voyaient ici, dans mon pub. Pourtant, de ce que j’ai constaté, ils n’étaient pas proches, c’est à peine s’ils échangeaient trois mots.

— Je pense que je commence à voir le tableau, marmonna Severian entre ses dents. Est-ce que tu as encore quelque chose à nous dire avant que nous ne partions ?

— Une petite, oui, reprit l’informateur en se redressant pour de bon. Réfléchissez-bien au mobile du criminel, à ses motivations et à son mode opératoire avant d’agir. Non pas que je sous-estime vos compétences, mais on n’est jamais trop prudent. Voilà, messieurs, c’est tout ce que j’avais à vous apprendre sur cette affaire.

— Très bien, soupira le précepteur tandis que le garçon descendait de ses genoux en s’étirant longuement. Merci pour ton aide, Ash, je crois que nous avons quelques pistes de réflexion à creuser.

— Qu’avez-vous au programme, maintenant ? questionna l’intéressé en arrachant un autre morceau de gaufre.

— Des visites, des repas avec la haute société et trouvés un peu de temps pour songer à notre enquête, marmonna Hyperion avant de masquer un bâillement de sa main.

— Et toi, Sevy, je suppose que tu vas te contenter de le suivre et d’obéir sagement à ses ordres, le nargua l’homme aux cheveux auburn.

— C’est là toute la beauté de mon travail, répondit simplement la créature des ténèbres avec un sourire prédateur. Sur ce, nous allons te laisser à ton travail. Préviens-nous si tu as du nouveau sur cette affaire.

Hyperion se dirigea vers la porte, suivi par Severian. Ils avaient récolté bien plus d’informations en discutant avec ce fou qu’en allant voir les lieux du dernier crime. Mais avant même qu’ils ne puissent sortir, Ash les rattrapa et posa sa main sur l’épaule du domestique, l’arrêtant brusquement.

— Oh, j’oubliais, murmura-t-il avec un petit gloussement amusé. Quand tu feras face au coupable, Sevy, fais attention de ne pas y laisser de plumes. Il y a des choses qu’on ne sait pas récupérer.

— Merci pour ce judicieux conseil, répondit l’intéressé d’un ton grinçant en reposant la veste longue sur les épaules de son jeune maître. Bien qu’il soit dénué de sens et d’intérêt à mes yeux.

L’informateur ne répondit que par un rire aigu avant que la porte ne se referme sur ses deux visiteurs. Ceux-ci quittèrent le pub sans dire un mot, marchant silencieusement vers la partie civilisée de Londres. Jusqu’à ce qu’ils rejoignent la rue commerçante dans laquelle ils étaient arrivés, aucun des deux ne sembla vouloir troubler le silence. Ce fut le blond qui se décida à le briser afin de faire partir l’ambiance tendue qui était entre eux.

— Alors, quelle est la suite du programme ? interrogea-t-il en regardant le bout de sa chaussure. Est-ce qu’il y a autre part où tu dois aller pour cette enquête ?

— Pas pour le moment, répondit le noiraud sans même le regarder. Je pense que nous pouvons rentrer, nous avons bien assez de matière à réfléchir pour le moment. À moins que vous n’ayez encore quelque chose à faire, monsieur.

— Pas nécessairement, soupira l’adolescent en passant une main dans ses cheveux. Je t’avouerai que je n’ai qu’une hâte : prendre un bain et remettre mes vêtements normaux.

— Je l’imagine fort bien, s’amusa Severian en lui adressant un rapide coup d’œil, laissant voir une lueur moqueuse dans ses iris brune. Dans ce cas, c’est à votre tour de jouer les guides, my lord.

Hyperion ne lui donna même pas de réponse et se contenta de passer devant lui pour montrer le chemin. La demeure de son amie était à une petite demi-heure de marche de leur localisation. En temps normal, un noble aurait appelé une voiture pour ne pas se donner la peine de parcourir cette distance à pied. Mais le jeune garçon avait besoin d’air après l’atmosphère étrange de l’East End et celle du bar, et cela lui faisait du bien de marcher.

— Severian, appela-t-il tandis qu’ils quittaient la capitale pour se rapprocher d’une grande maison qui se dessinait lentement à l’horizon, lorsque nous arriverons, il faudra éviter au plus la confrontation avec Athénaïs. Non pas qu’elle m’embête, mais elle pourrait se rendre compte de ma tenue. Essayons de filer le plus vite possible pour que je puisse me changer.

— Très bien, young master, approuva son précepteur qui avançait légèrement en retrait par rapport à lui.

Durant le reste du trajet, le blond vérifia que sa veste ne laissait pas deviner les habits abîmés qu’il portait en dessous. Si on n’était pas très attentif, il n’y avait pas moyen de le voir. Néanmoins, il ne voulait pas prendre de risque et comptait prendre un bain au plus vite pour faire partir l’odeur étrange qui flottait autour de lui.

La famille McKnight vivait dans une grande et luxueuse maison de ville. Bien que plus petite que le manoir des Prince, elle était plutôt confortable et chaleureuse. Un parc un peu plus modeste que ceux de la campagne, mais tout aussi soigné entourait la demeure. Cette dernière se dressait au milieu, ses murs étaient en pierres blanches et lumineuses. Les quelques rayons du soleil qui traversaient l’épaisse couche de nuage se reflétaient sur les vitres.

La créature des ténèbres sonna à la porte, et il fallut quelques secondes avant que quelqu’un n’ouvre. Hayden Cleveland, le majordome de la maison, était un homme de taille moyenne, mesurant une dizaine de centimètres de moins que Severian. Il avait des cheveux bruns et lisses minutieusement coiffés, et des yeux noirs sans chaleur. Il s’inclina en s’écartant pour laisser entrer Hyperion.

— Je suis ravi de vous revoir, Monsieur Hyperion, déclara-t-il d’un ton machinal, comme s’il disait cela plus pour la forme que parce qu’il le pensait vraiment.

Avant même que l’intéressé ne puisse répondre, une tornade déboula dans le hall d’entrée et se jeta comme une bête enragée sur l’adolescent. Cependant, loin d’être un animal féroce, ce fut une jeune fille qui lui sauta au cou pour l’enlacer chaleureusement. À moitié étouffé sous le coup de la surprise et la force de cette étreinte, le blond mit un peu de temps à réagir. Néanmoins, il passa ses bras dans le dos de la demoiselle et la serra en retour.

— Hyperion ! s’exclama-t-elle en s’écartant pour le regarder dans les yeux. Ça faisait si longtemps que je ne t’avais pas revu.

Athénaïs McKnight était une adolescente de douze ans, ce qui ne l’empêchait pas d’être de la même taille que son ami alors qu’elle était plus jeune d’un an. Elle avait de longs cheveux châtain clair, qui tombaient dans le bas de son dos en une tresse lâche. Ses yeux étaient de couleur gris-bleu et laissaient voir une étincelle d’intelligence et d’espièglerie. Son visage était assez fin, très élégant, mais aussi jeune et rieur. Elle portait une robe vert émeraude mince qui laissait deviner sa silhouette fine.

— Ça me fait plaisir de te revoir aussi, lui assura le blond avec un immense sourire.

Mais soudainement, son amie s’écarta un peu plus, les sourcils légèrement froncés et le nez plissé, comme si une senteur la dérangeait.

— Je ne voudrais pas te vexer, Hyperion, admit-elle en l’analysant du regard. Mais il y a une odeur étrange qui flotte autour de toi ?

— Justement, je voulais t’en parler, répondit précipitamment le garçon en passant une main gênée dans sa nuque, un sourire hésitant sur le visage. Pourrais-je aller me laver avant de saluer tes parents ? Je ne voudrais pas les incommoder.

— Si tu veux, concéda celle aux cheveux châtains. Veux-tu que je te montre le chemin ?

— Non, ne te dérange pas. Je connais la maison, je pense que je m’en sortirai. Peux-tu prévenir tes parents, en revanche, que je suis arrivé ? Je ne serai pas long.

Athénaïs hocha la tête avant de s’éloigner vers une pièce qui était sans aucun doute le salon. Hyperion eut envie de soupirer de soulagement dès que la porte fut refermée, mais la présence de Cleveland l’en dissuada rapidement. Sans dire un mot, il commença à monter les escaliers recouverts de tapis épais. Il entendait derrière lui les pas furtifs de Severian.

Il connaissait assez bien cette demeure, pour y avoir logé de nombreuses fois. Il était également venu dans sa petite enfance alors que son père partait en voyage pour jouer avec la jeune fille. Et à chaque fois qu’il venait chez les McKnight, il avait une chambre que les domestiques préparaient pour lui et qu’il occupait systématiquement. Mais habituellement, il y avait toujours Jones ou un valet du manoir qui le suivait et rapportait ses moindres faits et gestes à James et Amelia. Cette fois-ci, c’était la créature des ténèbres.

La pièce qu’il occupait était bien plus lumineuse que sa propre chambre. L’orientation des fenêtres dirigées vers l’ouest offrait une magnifique vue sur le coucher du soleil dans la campagne anglaise. En cette fin d’après-midi de début d’hiver, une lumière orangée éclairait le bas des nuages, comme si une gigantesque torche brûlait au loin.

Elle était assez sobrement décorée, bien qu’il y ait tout de même quelques peintures et ornements pour l’embellir. Le sol en parquet était recouvert d’un tapis bleu nuit. Une légère odeur de fleurs fraîches se diffusait dans la pièce en raison du bouquet de chrysanthèmes sur la table de chevet.

L’adolescent détacha le bouton de sa longue veste et la laissa tomber sur le bord du lit en poussant un profond et long soupir. Toujours sans prononcer une parole, il ôta lui-même ses chaussures et se dirigea d’un pas lourd vers la salle de bain qui jouxtait la chambre.

— Severian, fais-moi couler un bain bien chaud.

Son serviteur passa à côté de lui et s’exécuta en silence. Pendant ce temps, Hyperion se posta devant le miroir sculpté et embelli de dorures et passa une main dans ses cheveux. Ses mèches retombèrent devant son front, se balançant devant ses yeux bleus. Son précepteur revint derrière lui.

— Vous me semblez épuisé, monsieur, fit-il remarquer en écartant doucement ses cheveux blonds.

— Je suis exténué et courbaturé de partout, avoua le concerné en se retournant pour le regarder en face avant de s’assoir sur une chaise à côté de la commode. Mais je suis plutôt satisfait de ma journée.

— L’êtes-vous tant que ça ? s’étonna le noiraud en haussant un sourcil intrigué en s’agenouillant devant lui pour lui ôter ses chaussettes. Est-ce que ce sont vos retrouvailles avec votre amie qui donnent cette joie ?

— Il n’y a pas que cela, concéda Hyperion en se laissant tomber contre le dossier de sa chaise. Pour la première fois de ma vie, j’ai l’impression d’avoir fait quelque chose d’utile, aujourd’hui.

Une sensation de bien-être emballait son cœur et lui donnait une impression d’apaisement. Lui qui avait passé des mois à entendre les comptes-rendus de la créature des ténèbres sur les affaires criminelles, il avait finalement le sentiment d’avoir participé. Une fois déshabillé, il se glissa dans l’eau chaude et se détendit progressivement, sentant ses muscles se décrisper sous la chaleur.

— Que comptez-vous faire, à présent ? demanda Severian en retroussant les manches de sa chemise.

— Ce serait plutôt à toi de me le dire, ne penses-tu pas ? fit remarquer le blond en lui jetant un rapide regard amusé par-dessus son épaule. Nous ne devons pas traîner trop longtemps dans l’East End, ne l’oublie pas. Plus je reste là-bas, plus je prends le risque d’être reconnu.

— Vous avez raison, concéda le noiraud en déposant une serviette sur le dossier de la chaise. Je pense aller faire un tour sur les différents lieux du crime durant la nuit. Je serai plus discret et cela nous évitera un voyage supplémentaire.

— J’ai beau être ton maître, je dois bien reconnaître que tu es plus doué que moi en matière d’enquête. Un véritable chien qui renifle une piste, ricana l’adolescent avec un sourire perfide.

Son précepteur s’avança de lui et s’accroupit dans son dos, non loin du garçon. Il approcha son visage de celui d’Hyperion de manière à pouvoir lui murmurer à l’oreille.

— Un vulgaire cabot de rue ne m’arriverait même pas à la cheville, young master. J’espère que vous me pardonnerez mon arrogance, mais j’estime que vous avez à votre disposition un animal de race.

Après quelques secondes de silence, l’enfant tourna la tête pour le regarder dans les yeux. Il vit un sourire aux dents longues et acérées et un regard rouge vif dans lequel brillait une lumière amusée.

— Je suis tout à fait d’accord avec toi, Severian, commenta-t-il, la voix teintée d’une nuance de moquerie. Tu es un chien de race, toi. Tu es très doué lorsqu’il s’agit de donner la papatte, de faire le beau et d’être bien sage.

— Faites attention, jeune maître. Il vaudrait mieux que vous gardiez à l’esprit qu’un jour, le chien se mettra à mordre, et cela arrivera plus tôt que vous ne le pensez. Je vais aller ranger vos affaires.

Sans laisser au garçon le temps de répondre, il se leva et quitta la salle de bain en refermant la porte derrière lui. Hyperion regarda l’endroit où son serviteur se tenait quelques secondes plus tôt avant de laisser un sifflement méprisant s’échapper de ses lèvres. Il savait très bien que la phrase de son domestique avait un sens qu’il dissimulait. Il était même plutôt probable qu’il y ait plus d’un seul sens à ces mots.

Severian, je sais que tu ne fais que me rappeler ce qui m’attend. Mais que caches-tu d’autre ? Il y a quelque chose que tu ne me dis pas.

Bien que la créature des ténèbres soit honnête et sincère la plupart du temps, elle semblait apprécier le fait de garder une part de mystère. C’était comme s’il mettait son maître au défi de trouver la signification de ses paroles, comme un jeu entre eux deux.

Plongé dans ses pensées, le blond ne vit pas le temps passer. Le retour du noiraud dans la pièce le ramena à la réalité : cela faisait plus d’un quart d’heure qu’il était entrain de réfléchir à une question dont il ne trouvait pas la réponse. De toute manière, il l’aurait tôt ou tard et il ne devait surtout pas se laisser distraire à cause de ça.

L’adolescent sortit de son bain, ruisselant d’eau. Severian l’enveloppa dans une grande serviette et commença à le sécher avec délicatesse. Au fur et à mesure que les gouttelettes disparaissaient, une sensation de lourdeur gagnait ses membres.

— Vous me semblez très fatigué, monsieur, soupira son serviteur en essuyant doucement son visage avec un coin de la serviette. Je vous propose d’aller vous coucher un peu plus tôt, ce soir.

— Pas tout de suite, répondit Hyperion, sa voix rendue plus lente par sa lassitude. Après le repas, je voudrais aller discuter avec Athénaïs. Mine de rien, elle est tout de même ma meilleure amie et je l’aime beaucoup.

— Comme vous voudrez, my little Prince. Si vous le souhaitez, je peux venir vous réveiller un peu plus tard demain matin. Quoiqu’il arrive, je pense ne pas régler l’enquête avant demain soir, vous pourrez dormir sur vos deux oreilles.

Le blond ne répondit pas, préoccupé par l’idée de rassembler son énergie pour affronter les parents de son amie. Edwin et Jenna McKnight partageaient beaucoup de points communs avec James et Amelia Prince. Tout comme ces derniers, leurs occupations principales étaient d’assister aux repas mondains, de présenter leur fille à la haute société et de s’assurer que l’adolescente devenait une jeune fille adorable et ignorante. Une parfaite femme à marier, en soi. Et tout comme les Prince, ils planifiaient avec minutie le futur mariage qui unirait les enfants des deux familles.

Et au grand malheur d’Hyperion, ce fut ce sujet qui alimenta la conversation durant tout le repas. Edwin, un homme à la large carrure et à la mâchoire carrée, était installé à un bout de la table, lui offrant un visuel parfait sur tout le monde. Ses cheveux blancs étaient ramenés et maintenus en arrière, lui donnant un air à la fois sérieux et amical. De chaque côté de lui, légèrement en diagonale, se trouvaient les deux amis qui restaient muets et presque immobiles si on omettait le mouvement de leurs mains pour manger. Hyperion mangeait silencieux et se contentait de hocher la tête de temps en temps comme pour manifester son approbation. Face à lui, Athénaïs jouait parfaitement à la petite fille bien éduquée, mais d’un simple regard, elle montra à son complice qu’elle avait une très forte envie de se laisser glisser sous la table pour cacher sa gêne et sa honte. Et à la suite de la jeune fille se trouvait Jenna. C’était une femme grande et mince, avec un visage austère et crispé par une expression à la limite d’être hautaine. Ses cheveux bruns commençaient légèrement à devenir grisonnants sur ses temps et étaient retenus en un chignon serré. De l’avis du garçon, elle ressemblait à quelques détails près au sosie de Jones en version féminine.

Alors que son mari passait son temps à discuter avec animation, ou plutôt à parler seul, du mariage et de l’excellente alliance que formeraient ces deux familles, Jenna semblait analyser tout du regard. Elle avait débuté avec son futur beau-fils, le scrutant de la tête au pied, mais elle n’avait apparemment rien trouvé à redire puisqu’elle était restée silencieuse.

Cependant, ses yeux avaient étincelé de fureur en se posant sur Severian. Ce dernier, qui s’était installé dans un coin de la pièce, ne bougeait pas et ne semblait même pas accorder la moindre attention à ce qui se déroulait à table. Hyperion et Athénaïs, en voyant son regard flamboyant, avaient compris ce qui la mettait dans cet état.

Décidément, Severian, on dirait que mon entourage déteste tes cheveux !

En effet, à la différence de son homologue Prince, Jenna montrait au quotidien une très forte personnalité. Selon sa fille, c’était elle la patronne de la maison, qui dirigeait les domestiques et donnait les ordres. Et à l’image de Jones, elle mettait un point d’honneur à soigner les tenues et l’apparence des gens autour d’elle.

Sentant que l’orage menaçait de s’abattre sur la bonne ambiance du repas, l’adolescente, qui avait remarqué que toutes les assiettes étaient vides, demanda si elle pouvait se retirer de table avec son ami pour qu’ils puissent discuter ensemble. Et heureusement, Edwin remarqua l’expression crispée de dégoût de sa femme et les y autorisa avec un grand sourire avant d’inviter son épouse à se détendre dans le grand salon.

Les deux enfants se levèrent et eurent du mal à se retenir de courir pour quitter la pièce. Le précepteur avait quitté son immobilité pour les suivre à pas feutrés. Hyperion jeta un rapide regard à sa complice, et en voyant le sourire malicieux sur son visage, sentit une immense vague de fou rire remplir ses poumons. Avec beaucoup de difficultés, il réprima cette envie et se contenta d’accélérer le pas pour rejoindre sa chambre.

Arrivée dans celle-ci, Athénaïs sauta sur le lit, imité par le blond, avant que tous les deux n’éclatent d’un rire incontrôlable. Ce fut une chance que Severian eût le temps de fermer la porte pour masquer un peu le soudain bruit qui aurait fait sursauter n’importe qui à l’autre bout de la maison.

— Oh Seigneur ! J’ai cru que j’allais me fêler une côte à force de me retenir de rire ! s’exclama celle aux cheveux châtains. Tu as vu la tête de ma mère ?

— Par pitié, ne m’en parle pas ! s’esclaffa le garçon en frappant le matelas du poing, hilare. Pendant un moment, j’ai cru qu’elle allait le tuer avec ce regard.

D’un rapide coup d’œil sur la créature des ténèbres, les deux adolescents virent que celle-ci n’avait visiblement pas compris la raison de leur hilarité. Sans doute qu’il n’avait pas vu la façon dont Jenna l’avait fixé.

— Dis-moi, Hyperion, reprit Athénaïs en se forçant à se calmer pour pouvoir parler. Est-ce qu’on peut parler normalement devant lui ?

— Oui, ne t’en fais pas, approuva vivement l’intéressé en hochant de la tête. Severian est quelqu’un de fiable.

— Je ne savais pas que tu avais un domestique personnel, maintenant, fit remarquer celle aux cheveux châtains avec une moue jalouse en s’asseyant sur le bord du lit. Moi, c’est une femme de ménage qui s’occupe de moi.

— En réalité, c’est mon précepteur, mais il fait aussi le valet de chambre, expliqua le blond en esquissant un sourire malicieux.

— Comment as-tu réussi à convaincre tes parents ? s’étrangla la jeune fille en faisant des yeux ronds comme des soucoupes.

Hyperion expliqua brièvement les évènements qui avaient eu lieu au manoir des Prince, sans taire aucun des détails de son comportement exaspérant. Il cacha cependant la raison principale de cette crise de rébellion : Athénaïs était peut-être sa meilleure amie, mais elle n’avait pas besoin de tout savoir. Cependant, elle était un peu trop maligne qu’il ne l’aurait espéré…

— Ça me paraît un peu étrange, ton histoire, commenta-t-elle quand il eut terminé son récit. Toi qui réfléchis toujours à ce que tu fais, tu n’aurais pas fait ça pour rien.

— Aurais-tu déjà oublié comment ça se passe chez moi ? interrogea son interlocuteur en haussant un sourcil tout en grinçant mentalement des dents. Je passe mes journées tout seul, avec Jones sur mes talons pour me surveiller. Je me sentais seul et j’avais envie de compagnie.

Les deux amis se regardèrent pendant quelques secondes dans le blanc des yeux. Le garçon savait que sa camarade se méfiait de ce qu’il disait et qu’elle se doutait qu’il y avait quelque chose qu’il ne disait pas. Il avait toutes les peines du monde à ne pas jeter un rapide regard à son domestique qui préparait ses vêtements pour le lendemain.

— Après tout, soupira Athénaïs en secouant la tête, sa longue tresse suivant le mouvement, peu m’importe si tu es heureux de passer du temps avec lui. Tu as l’air de l’apprécier.

— Pour être franc avec toi, c’est une des rares personnes qui arrive à me comprendre avec toi. Et contrairement à Jones, il ne rapporte pas mes faits et gestes à mes parents.

— Maintenant que nous parlons de faits et gestes, reprit l’adolescente en fronçant légèrement les sourcils, lui donnant un air beaucoup plus sérieux qu’à l’ordinaire. Comment expliques-tu qu’en partant de chez toi le matin, tu arrives seulement en fin d’après-midi chez moi ? Londres n’est qu’à trois heures de voiture de ton manoir, tu aurais dû arriver vers midi ou une heure de l’après-midi. Le terrain était un peu boueux, mais pas au point de te retarder de quatre heures. Qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ? Et qu’est-ce que c’était, cette odeur bizarre quand tu es arrivé ?

Hyperion ne bougea pas d’un pouce et resta muet. Il n’avait pas prévu que son amie remarque également le grand retard qu’il avait. Et comment expliquer qu’il avait été dans l’East End, ce qui lui avait donné cette senteur désagréable, pour aller enquêter sur un meurtrier ? Tout cela sans lui dire qu’en réalité, il n’avait rien fait d’étrange. Bien qu’Athénaïs soit sa meilleure amie depuis qu’il avait cinq ans, il n’avait jamais trouvé les mots pour lui expliquer le lien spécial qu’il entretenait avec Severian. Et il ne voulait pas l’impliquer dans cette histoire, sachant que l’en informer pourrait la mettre en danger.

Cette fois, le blond ne put s’empêcher de tourner la tête pour observer son serviteur. Ce dernier le fixait également, mais il ne sembla rien tenter pour donner une explication valable et crédible sur ce retard. Pendant ce temps, la jeune fille aux cheveux châtain clair les regardait alternativement, comme si elle essayait de deviner la signification de ces regards.

— C’est bon, lâcha-t-elle en se levant dignement. Je vais faire comme si je n’avais rien remarqué du tout. Je vois que tu n’as pas envie d’en parler, mais que ton précepteur et visiblement dans la confidence. Severian, continua-t-elle en se tournant vers le concerné, vous devez avoir la confiance d’Hyperion pour qu’il vous implique dans ses secrets. Et je trouve admirable que vous les gardiez pour vous.

— Je vous remercie, mademoiselle, répondit le noiraud en s’inclinant respectueusement. Mais voyez-vous, il est de mon devoir de ne pas révéler ce que mon maître ne souhaite pas ébruiter.

— Je comprends pourquoi tu l’aimes bien ! commenta Athénaïs en adressant un immense sourire au blond par-dessus son épaule avant de s’approcher du domestique. Sachez-le, j’apprécie tout ce qui se montre rebelle envers mes parents. Par conséquent, j’apprécie vos cheveux, et par extension, je vous apprécie.

Severian sembla pétrifié, comme si quelqu’un l’avait figé sur place. Ses yeux marrons montraient clairement sa surprise, à croire qu’il avait entendu la chose la plus incroyable de sa vie. Sans cesser de sourire, l’adolescente se tourna à nouveau vers son camarade.

— Excuse-moi, Hyperion, je pense que je l’ai un peu déréglé, s’esclaffa-t-elle en s’approchant de la porte. Je vais te laisser te reposer, nous aurons sans doute encore l’occasion de discuter demain. Dors bien !

— Merci, Athénaïs, lui sourit le garçon, une lueur amusée dans ses yeux bleu saphir. Passe une bonne nuit !

La jeune fille sortit et referma doucement derrière elle. Son ami attendit quelques secondes qu’elle s’éloigne dans le couloir avant de reporter son attention sur la créature des ténèbres qui arborait toujours cette expression choquée.

— Tu ne t’en remets pas, Severian ? C’est rare que tu sois muet à ce point.

— Votre amie est des plus… originales, marmonna l’adulte en massant sa tempe avec deux doigts.

— Lorsqu’on voit les tiens, elle paraît totalement normale, se moqua le blond en soupirant tandis que son précepteur s’approchait de lui. Bon, je pense que je vais suivre son conseil et aller me coucher. Cela te laissera quartier libre pour enquêter. Tout à l’heure, tu disais résoudre cette affaire demain soir, le pensais-tu vraiment ?

— Évidemment, jeune maître, assura le noiraud en lui ôtant ses chaussures. Je n’aurais de cesse de vous le répéter : avec vous, je suis honnête. Vous pouvez dormir tranquille, je me charge de mener mon inspection et je vous ferai mon rapport demain matin.

Ce fut avec cette unique pensée qu’Hyperion s’endormit. Durant de longues minutes, il resta immobile, les yeux rivés sur son plafond, à se demander ce que son serviteur pourrait bien découvrir sur les lieux des crimes. Cependant, s’il voulait être en forme pour la résolution de cette affaire, il avait intérêt à se reposer.

— Monsieur, il est l’heure de vous lever.

L’adolescent bondit presque de son lit à l’entente de cette unique phrase. À son geste brusque, Severian se retourna vivement, et un éclair de surprise passa furtivement dans ses yeux marron.

— Est-ce que tout va bien, my lord ? s’inquiéta-t-il, ne s’attendant apparemment pas à un réveil si brutal.

— Alors ? interrogea avidement l’intéressé en ignorant sa question.

— Alors quoi ?

— Qu’as-tu découvert ? s’impatienta le garçon en sautant en bas de son lit, sa longue chemise battant contre ses cuisses. Qu’est-ce que tu as trouvé d’intéressant à Londres ?

— Ooh, c’est de cela que vous vouliez parler, sourit son précepteur avec en glissant un doigt sous sa lèvre. J’ai une excellente nouvelle pour vous, young master : ce soir, notre coupable trépassera de ma main.

— Ne crois pas que tu me laisseras sur le côté, l’avertit le blond en pointant un doigt impérieux entre ses deux yeux, sifflant presque ses mots. Hors de question que je te laisse tout faire tout seul !

— Ne vous en faites pas, maître, murmura Severian avec un rictus cruel, dévoilant ses canines acérées, tout en prenant sa main dans la sienne. Je vous réserve une place aux premières loges pour assister à ce spectacle !

 

Lorsque le soleil disparut derrière les arbres de la campagne, les rues de la capitale de l’Angleterre se vidèrent lentement. Les rares nobles et bourgeois qui étaient toujours présents appelèrent leur voiture pour rentrer chez eux. Sur les bords de la ville, la pègre semblait au contraire se réveiller.

Dans les quelques pubs des alentours, un vacarme et un tapage incessant retentissaient. Des gens qui peinaient à rester debout, en proie aux effets de l’alcool, essayaient tant bien que mal de rentrer chez eux. Certains qui étaient bien trop ivres, abandonnèrent l’idée et s’installèrent où ils le purent, à l’abri du vent. C’était comme s’ils ne voyaient pas les nuages noirs qui couvraient la région, à deux doigts de laisser tomber un grand orage qui se préparait depuis des semaines.

Adossé à un mur dans une ruelle étroite, Hyperion regardait d’un œil attentif les hommes qui sortaient en titubant du « Bar & Vous ». Mais à la différence de sa première escapade dans l’East End, il ne portait pas de vêtements sales et abîmés. Il avait toujours ses propres habits qui laissaient deviner son appartenance à la noblesse et sa richesse.

Son regard se posa sur un type qui venait de quitter le pub. Contrairement à d’autres, il semblait encore assez frais, sans doute qu’il s’était contenté de quelques verres plutôt que de vider une bouteille. Ses vêtements étaient élimés et un peu trop court, laissant voir en partie ses avant-bras et le début de ses mollets. Pendant un bref instant, l’homme prit de grandes inspirations, comme pour aspirer de l’air frais avant de jeter des regards autour de lui. Et un bref instant, il croisa celui de l’adolescent.

Le blond se retint d’esquisser un mince sourire et se contenta de se décoller du mur pour s’éloigner dans la ruelle sombre, s’éloignant du bar. Il marchait doucement, essayant de faire le moins de bruit possible, l’oreille tendue pour entendre quoi que ce soit de suspect. Et ses efforts de discrétions payèrent, car il perçut des pas sur le gravier boueux dans son dos.

Cependant, il ne se retourna pas et ne s’arrêta pas non plus. Il continua de marcher comme s’il savait parfaitement où il allait. Mais après quelques secondes, à la suite d’un énième tournant, il constata qu’il venait de pénétrer dans une impasse. Dans l’obscurité de la nuit, le garçon n’avait pas réussi à se repérer et il s’était trompé de chemin.

— Tu t’es fait avoir, minus ! ricana une voix derrière lui, bien trop proche qu’il ne le voulait.

Cette fois, Hyperion fit volte-face pour tomber sur une silhouette grande et maigre. C’était l’homme du pub qui l’avait suivi. Bien que le manque de lumière soit évident, il devinait les traits de son visage grâce aux contrastes. Il avait l’air crasseux, et ses cheveux mi-longs étaient sombres et gras, collés à son front couvert de sueur. Une odeur fétide d’alcool de pauvre qualité caressa le visage de l’adolescent qui retint sa respiration en faisant quelques pas en arrière.

— Qu’est-ce qu’un richou comme toi fiche ici ? continua le type en s’avançant vers lui en même temps que le garçon reculait. En plus, t’es encore qu’un gosse, tu devrais pas plutôt être dans les jupons de ta mère ?

Le blond se heurta à la porte d’une vieille maison. Il était arrivé au bout de l’impasse plus tôt qu’il ne l’avait voulu. Son poursuivant plongea sa main dans la poche trouée de sa veste trop courte et en sortit un objet qu’il reconnut immédiatement : une seringue de médecin.

— Ne t’en fais pas, je vais simplement te laisser t’endormir pour longtemps, susurra l’homme avec un sourire dément, dévoilant ses dents jaunes et pourries.

Il approcha une main couverte de saleté de la gorge du jeune noble, laissant voir ses ongles cassés et jaunis. La senteur alcoolisée devenait de plus en plus forte, et Hyperion préféra fermer les yeux pour se retenir à tout prix de vomir, attendant le contact qu’il redoutait. Mais après plusieurs secondes d’un silence lourd, une voix familière et ô combien rassurante se fit entendre juste à côté de lui.

— Allons, monsieur, procéder à une injection à l’aide d’une aiguille non stérilisée, c’est très dangereux, le saviez-vous ?

En tournant la tête sur sa droite, l’enfant vit avec le plus grand soulagement que Severian l’avait rejoint. Comment l’avait-il fait ? Par où était-il passé ? C’étaient des questions qui avaient très peu d’importance au vu de sa situation. Le noiraud avait attrapé le bras de l’agresseur et le serrait avec force.

— Qui t’es, toi ? Fais pas chier et dégage !

— Seigneur ! s’amusa son interlocuteur sans s’énerver, un rictus sur les lèvres. Quel vocabulaire de charretier ! Mes tympans en saignent. N’êtes-vous pas de mon avis, my lord ?

— C’est peu de le dire, approuva l’intéressé qui avait à présent l’air parfaitement calme, à l’opposé du garçon terrifié qu’il était quelques secondes plus tôt. Je déteste ce genre d’individus.

— Lâche-moi, enfoiré ! rugit l’homme en s’apprêtant à abattre un coup de poing dans le visage du précepteur.

Mais son attaque, au lieu de heurter sa cible comme il l’avait prévu, cogna violemment le mur. Sa main s’écrasa dans un craquement sur les briques et il lâcha un hurlement de douleur. Ses doigts serrés entre ceux de sa seconde main désormais libre, il commença à chercher sa victime du regard.

— C’est bien ce que nous pensions, commenta Severian d’une voix tranquille qu’il utiliserait pour annoncer l’heure du thé, faisant se retourner le bandit. De la strychnine et de la morphine mélangées ensemble. Mes compliments, Colt O’Neil, vous êtes doué pour avoir réussi à échapper à Scotland Yard pendant tout ce temps. Surtout lorsqu’on voit votre manque évident de préparation.

— Comment tu connais mon nom, sale chien ? aboya l’intéressé en secouant sa main pour en chasser les frissons désagréables. T’es un flic, c’est ça ?

— Ma parole, vous ne réfléchissez donc jamais ? interrogea Hyperion d’un air exaspéré en croisant les bras sur son torse. Pensez-vous vraiment qu’un policier pourrait rejoindre l’autre bout d’une impasse en une fraction de seconde ? Car c’est ce que nous venons de faire.

— Comment vous m’avez trouvé ? J’ai fait attention de ne pas laisser de preuves !

— Vous sortez d’un pub, n’est-ce pas ? reprit le serviteur en écartant une mèche de cheveux de son visage. Nous avions de fortes suspicions sur vous, mais c’est le patron de ce bar qui nous en a apporté la certitude ce soir même. Même si vous aviez réussi à toucher mon maître, vous n’auriez pu lui injecter aucune de vos substances illicites. Notre ami vous a dérobé vos produits pendant que vous buviez.

— Vous avez empoisonné vos victimes grâce à de la strychnine, continua le blond en brisant la seringue en verre d’un coup de pied, mais comme vous n’étiez pas certain que cela les tue, vous l’avez mélangé à de la morphine qui est trouvable partout sur le marché. À partir de là, il était certain que vous n’aviez pas beaucoup de moyens, et l’absence de stérilisation de vos aiguilles n’en est que la confirmation.

— Et finalement, vous avez volé le peu de richesse que les victimes possédaient, termina son domestique en vidant un flacon de morphine sur le sol avec un haussement d’épaules nonchalant. J’ai inspecté leurs domiciles, et certains avaient des bijoux qu’ils portaient habituellement qui leur ont été dérobés. Ce qui n’a fait que nous conforter dans notre pensée que vous n’aviez pas beaucoup d’argent.

Colt frappa dans ses mains lentement, comme des applaudissements moqueurs. Il avait cessé de serrer les dents pour simplement esquisser un sourire sournois. Après quelques secondes de silence rythmé par son acclamation narquoise, il farfouilla dans une poche intérieure de sa veste pour en sortir un long et fin poignard.

— Bravo, messieurs les enquêteurs, ricana-t-il. Vous avez tout découvert, vous êtes plutôt doué. Mais vous n’aviez pas anticipé qu’un de ces clochards avait ce joujou en argent dans son tiroir. Il a essayé de se défendre avec quand j’ai été lui rendre une petite visite. Et vous avez peut-être un cerveau, mais vous êtes désarmés.

— Au risque de me répéter, soupira Hyperion en retirant lentement le gant qui couvrait sa main droite, nous ne sommes pas de Scotland Yard. Et pour ce qui est de se défendre, ce serait plutôt à vous de vous inquiéter.

À côté de lui, le noiraud ôtait également son gant qui recouvrait sa main gauche. D’un geste presque négligent, il le laissa tomber par terre.

— Cette histoire nous a pris assez de temps, lâcha le blond avec lassitude. Je n’ai qu’une envie : un bon thé chaud. Severian, élimine ce criminel, je te l’ordonne.

Dans l’obscurité de la nuit, une lumière rougeâtre éclaira son visage. Le dessin sur sa main, qui était auparavant noir, était désormais lumineux. Et une seconde plus tard, celui gravé dans la peau de son serviteur s’illumina également, montrant son sourire malveillant.

— As you wish, my lord, répondit la créature des ténèbres en laissant voir des canines acérées.

— C’est quoi, votre cirque ? cracha Colt qui semblait pourtant moins assuré qu’il y a quelques instants. Oh, et puis merde, je m’en fiche ! Vous allez crever comme des chiens, de toute façon.

À ces mots, il se jeta sur ses ennemis, le poignard serré entre ses mains. Hyperion préféra se reculer pour laisser le champ libre à Severian. Ce dernier semblait totalement dans son élément, à la limite d’être amusé par la situation.

Le couteau fendit l’air dans un sifflement sans l’atteindre. Même l’adolescent, qui avait pourtant une excellente vue, n’avait même pas vu son domestique se déplacer. Et pourtant, de devant son adversaire, il était passé dans son dos, un indécollable sourire sur les lèvres.

— Comment tu fais ça, connard ? hurla l’empoisonneur qui commençait à sentir la rage lui faire bouillir le sang.

— Vous ne comprendriez pas, ricana le concerné, un rictus moqueur sur le visage. C’est au-delà de vos capacités.

Les coups de couteau dans le vide s’enchaînèrent. Le jeune garçon, qui assistait à la scène sans dire un mot, était à la fois étonné de la rapidité de son serviteur et de l’incroyable longévité de vie d’O’Neil. Ce dernier n’était pas un amateur dans le maniement du couteau, comme le prouvaient ses coupes rapides et efficaces.

— Ce jeu commence à devenir long et pénible ! fit remarquer le blond à son acolyte. Tu comptes t’amuser encore longtemps ou tu vas en finir une bonne fois pour toutes.

— N’aimez-vous pas les jeux, jeune maître ? interrogea la créature des ténèbres en lui jetant un rapide regard moqueur. Mais si c’est ce que vous désirez, je m’en occupe immédiatement.

Le tueur sembla remarquer l’opportunité qui s’offrait à ses yeux : son ennemi était déconcentré, c’était le moment parfait pour l’attaquer et l’éliminer pour de bon. Il s’élança vers lui, plus décidé et rapide que jamais. Il arriva suffisamment proche pour le toucher, et au moment où le précepteur tournait la tête vers lui, son poignard s’enfonça jusqu’à la garde dans son abdomen.

Pris par surprise, Severian vacilla en crachant du sang sur le sol. Il tomba sur le gravier, une tâche écarlate s’étendant progressivement sur ses vêtements. Hyperion resta silencieux, sentant un haut-le-cœur retourner son estomac à la vue du liquide rouge. Haletant, mais un grand sourire sur le visage, Colt passa une main sur son front trempé de sueur.

— Et voilà ! Fallait pas faire le mariole avec moi ! T’as voulu fanfaronner, maintenant, tu en payes le prix.

Prenant son courage à deux mains et n’arrivant pas à tenir en place. Le jeune noble quitta son immobilité pour s’approcher à toute vitesse de son serviteur. Il sentait un terrible sentiment d’inquiétude et d’inutilité le gagner, sa respiration devenant plus saccadée et désordonnée tandis que ses vêtements s’imbibaient de sang.

Si je ne l’avais pas distrait… ce ne serait pas arrivé…

— Severian ! hurla-t-il en priant pour qu’il ouvre les yeux. Lève-toi ! Allez, debout !

— Te fais pas d’illusion, morveux, rigola l’assassin avec un sourire proche de la démence. Il a forcément clamsé, je lui ai transpercé l’estomac. Allez, j’ai envie de m’amuser avec toi…

O’Neil s’avança vers le garçon. Il avait réussi à se débarrasser du gêneur principal. Mais un gamin maigrichon de treize ans n’avait aucune chance contre lui. L’étrangler serait sans aucun doute plus jouissif que de le tuer rapidement.

Mais quelque chose entra en contact avec sa main. En tournant la tête, il vit que le domestique respirait encore et qu’il avait posé un doigt sur lui.

— Je suis de votre avis, my lord, haleta-t-il, du sang s’écoulant du coin de ses lèvres. Ce jeu a assez duré. Tout cela commence à m’énerver…

Avant même que Colt ne puisse dire le moindre mot pour manifester sa stupéfaction à la vue de cet homme toujours vivant, une horrible douleur se diffusa dans son bras. Il sentit ses os se briser un à un et se déplacer dans son membre, arrachant les tendons et déchirant les muscles au passage. Hurlant de souffrance, il arriva à peine à faire trois pas en arrière avant de trébucher et de s’étaler sur le sol.

Les larmes aux yeux à cause de la douleur, il serra son épaule de sa main valide et jeta un rapide regard à son bras blessé. Il le regretta immédiatement : son coude était retourné, pliant son membre dans le mauvais sens. Ses doigts étaient tordus, ses phalanges n’étaient plus alignées du tout. Du sang s’écoulait d’une large ouverture dans ses muscles.

Tremblant de peur, ses dents claquant les unes contre les autres, le criminel tourna la tête vers Severian. Ce dernier se redressa et arracha d’un seul coup le poignard de son corps, projetant une giclée de sang sur le sol. Ses yeux rouge vif luisaient de rage et une étincelle féroce, à la limite d’être bestiale, animait son regard. Ses huit crocs étaient largement sortis, dépassant de plusieurs millimètres.

— Tu commences à m’énerver, petit mortel, siffla-t-il, son regard devenant assassin et sa voix méprisante. Sache une chose avant de mourir : personne, j’ai bien dit personne, à part moi, n’a le droit de toucher ne serait-ce qu’un seul cheveu de la tête de mon maître ! Tu as voulu poser la main sur lui, et en faisant cela, tu viens de signer ton arrêt de mort !

— Q-qu’est-ce que tu es, toi ? bégaya Colt, sentant une multitude de frissons de terreur remonter dans son dos, une main toujours crispée sur son épaule. T’es pas un humain ! T’es quoi, bordel ? Un vampire ?

— Un vampire, répéta le noiraud d’un air songeur.

Mais soudainement, il éclata de rire en posant une main sur sa tête qu’il rejeta en arrière. C’était un rire sadique, cruel, rempli de malveillance.

— Je suis très vexé, ricana-t-il avec un sifflement méprisant. Me comparer à ces sangsues géantes, c’est très offensant. Sache, minable humain, que je suis un démon. Et tu as voulu tuer la personne qui est liée à moi par un pacte. Tu as tenté de me voler ma proie, et pour ça, tu as mérité la mort !

Au moment où Severian se jetait comme une bête sur le tueur, Hyperion préféra détourner le regard. Cependant, même en tournant le dos à la scène, il vit tout de même des éclaboussures de sang frôler ses chaussures, et une goutte écarlate tomba dessus.

— C’est terminé, monsieur, informa aimablement le précepteur, retrouvant une voix tranquille et paisible. J’espère qu’il n’a pas eu le temps de vous toucher.

— Non, assura précipitamment le blond en se retournant tout en évitant de regarder le cadavre autour duquel s’étalait une grande flaque rouge. C’est bon, je n’ai rien. Et toi, tu… tu n’as pas trop mal ?

Ses yeux bleu saphir se posèrent sur la tâche qui assombrissait les vêtements du noiraud. Ce dernier haussa les épaules avec désinvolture, comme si cette blessure n’était rien de plus qu’une éraflure pour lui.

— Je guérirais bien assez tôt. Je pense que je devrais refaire un peu de couture, cependant, pour réparer mes habits.

— Et tu devrais les laver, surtout, fit remarquer l’adolescent.

Un bref instant, il observa le corps inerte de Colt O’Neil qui, jusqu’à ce soir, était un empoisonneur et un voleur. À présent, il n’était qu’une personne de plus dans la longue liste des criminels que Severian avait tué pour le compte d’Hyperion.

— Je déteste vos méthodes à vous, les démons, grimaça ce dernier en faisant volte-face, frissonnant de dégoût. Il faut toujours que ça finisse en bain de sang, ça me donne vraiment envie de vomir !

— Vous êtes trop pessimiste, jeune maître, chuchota son serviteur en passant rapidement un doigt sur sa joue pour essuyer une tache de sang. Ce problème est réglé, c’était ce que vous vouliez, non ?

— Tu as raison, approuva le blond en se frottant les yeux avec un œil, sentant la fatigue le gagner. Affaire classée, c’est tout ce qui compte. Rentrons chez Athénaïs, je suis épuisé…

Severian hocha la tête avant d’aller ramasser son gant qu’il avait laissé par terre : cela aurait été stupide de faire tout ce travail pour laisser le moindre indice sur leur implication dans le meurtre d’O’Neil. Après l’avoir mis dans sa poche, il s’approcha à nouveau de l’adolescent. Il le prit doucement dans ses bras, passant l’un sous ses genoux et le second dans son dos. Le garçon s’accrocha simplement à son cou et posa sa tête contre son épaule.

— Nous serons de retour dans cinq minutes, jeune maître, murmura le noiraud avec douceur. Je vous ferai un bon thé chaud à notre arrivée.

D’un seul bond, Hyperion se sentit propulsé dans les airs : son serviteur pouvait sauter si haut que s’en était impressionnant. Il pouvait sans problème monter sur les toits pour filer discrètement. C’était sans doute de cette façon qu’il était venu à son secours un peu plus tôt dans la soirée.

Voilà ce que je suis réellement. Je suis le jeune maître d’un démon. Et il y a deux ans, j’ai pactisé avec lui pour venger mon frère et ma sœur. Mais étrangement… j’adore cette sensation quand je suis avec lui…

Ce soir, le chien de chasse a mordu…

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