

Les villages et leurs modes de vie sacrifiés, engloutis sur l'autel de l'indispensable progrès
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Les villages et leurs modes de vie sacrifiés, engloutis sur l'autel de l'indispensable progrès
Illustration : Barrage de Tignes, crédit ; Le Progrès, en lien dans l'article.
Je me souviens en avoir déjà parlé, de ces villages de France, des lieux de vie paradisiaques, dans de jolis fonds de vallée avec une belle rivière, des modes de vie séculaires avec des vieilles maisons où sont nées et mortes des générations avant ceux qui les occupent et destinées à ce que des générations fassent de même.
Jusque au jour où, finalement, on construit un barrage...
Alors là on expulse tout le monde. Les habitants bataillent, bien sûr, mais ils ne peuvent rien. Je vous en parle parce que je me suis enfin refait l'intégralité de la magnifique série "Le village englouti" tiré du roman d'André Besson, qui lui a été inspiré à l'époque par la construction du barrage de Vouglans. Même si l'histoire semble se rapprocher à priori plus de celle du barrage du Chevril qui a englouti le joli village de Tignes. C'est juste qu'en réalité les histoires se ressemblent d'une vallée à l'autre. La série a été tournée à Mégevette en Haute-Savoie, grosso modo à mi-chemin entre Avoriaz et Genève. Il n'y a pas de barrage à mégevette, qui a bien changé depuis le tournage en 1974. Le chantier que l'on voit tout au long du film c'est celui du barrage de Sainte-Croix, qui a donné lieu au lac de Sainte-Croix, qui lui a englouti Salles. Chanoy est donc imaginaire, il représente tous ces villages, tous ces modes de vie, engloutis, et tous ces habitants désespérés. Dont certains ont même parfois été expulsés pour rien, comme au Salagou où finalement le village de Celles n'a pas été englouti et les maisons des expulsés revendues.
Cette série m'a tiré progressivement de plus en plus de larmes, tant elle me rappelle des choses, à quel point j'ai perdu tout ce que j'aimais, rendant ma vie vraiment pénible. Au 20e siècle, à l'aune du progrès, on a tout détruit. Des constructions qui avaient traversé les siècles, des modes de vie plurimillénaires, des paysages, on a rendu le monde moche pour le progrès. Comme je comprends les régressifs qui honnissent le progrès. Mais nous sommes si nombreux, nous avons tant de besoins. Pour ces barrages, comment ne pas les construire ? D'où viendrait toute cette énergie que nous consommons si avidement et qui permet notre niveau de vie, d'être soignés, de pouvoir nous déplacer, voyager ? Ce n'est pas que les vallées inhabitées sont légion. Il y a des barrages pour lesquels on n'a eu à expulser personne. Mais le fait qu'une vallée soit vide ne suffit pas, il y a des paramètres techniques, géologiques, à prendre en considération. Si on ne le fait pas ici, on le fera là, c'est triste, c'est même dramatique, mais tellement indispensable.
C'est le fait que l'histoire du barrage de Vouglans a inspiré André Besson qui m'a fait m'intéresser à la vraie histoire de ce barrage, une histoire qu'il ne raconte pas, c'est un roman. Mais dans le roman, l'héroïne s'appelle Jeanne, et dans l'histoire oubliée du barrage de Vouglans, l'héroïne aussi s'appelait Jeanne. Le film montre bien à quel point l'arrivée de "ceux du barrage" attise les passions, suscite des haines et des convoitises, fracture une population unie depuis toujours, rassemble ceux qui étaient éloignés pour des broutilles depuis toujours et maintenaient ce statu quo par principe et respect pour leurs ancêtres qui s'étaient détestés avant eux. De l'humanité finalement fondamentalement bonne, même chez les plus cupides, du courage, chez ceux où ne se serait pas attendus à en trouver et qui n'y auraient pas cru eux-mêmes, de la cupidité chez ceux que l'on pensait humbles.
Et, donc, au fond de la vallée, à Vouglans, se trouvent plusieurs hameaux, avec 150 habitants qui vivent là paisiblement et très très heureux. Leur mode de vie est un peu rustique, mais confortable, avec leurs bêtes, leurs prés, leur rivière, leur bistrot, leurs vieilles maisons. Quand, un jour, en 1952, alors que les habitants de Tignes viennent d'être expulsés quelques semaines plus tôt, débarquent des ingénieurs, des géologues, qui viennent prendre des mesures. Les mêmes que ceux qui ont expulsé quelques semaines avant les habitants de Tignes, à 300 km de là et toute la France en avait parlé, tant les combats avaient été âpres entre les habitants et les CRS. Autant dire qu'ils ne sont pas les bienvenus. En 1956, c'est décidé, le barrage de Vouglans se fera là. On ne le dira pas aux habitants, on laissera un peu traîner, le temps de se préparer pour les prendre au dépourvu, que le couperet tombe plus vite, pour limiter les possibilités de réaction. C'est que, du point de vue administratif, et même humain, on considère que 150 habitants c'est très peu. Ce n'est pas qu'ils soient quotité négligeable, au contraire, on cherche à faire le moins de dégâts humains possible, mais on a besoin de ce barrage et il vaut mieux 150 que plus, nécessité fait loi.
Commence alors la lutte, farouche, des habitants, qui s'érigent en ZAD. Mais le chantier commence, on déboise, ceux qui ont décidé d'accepter les indemnisations et de vivre dans le nouveau village s'en sont allés. Il y a bien des sabotages, des combats, parfois violents, il y a des morts, mais le barrage s'élève inéluctablement. Et, finalement, en 1968, le nouveau village, au-dessus de la ligne d'eau, appelée "le ciel d'avant" par André Besson dont le héros dit dans le film "les poissons nagent dans le cile d'avant", est construit. Les habitants sont "invités" à s'en aller. On dynamite les constructions qui pourraient causer des problèmes au barrage. Les sirènes retentissent, on ferme les vannes, l'eau commence à monter. Les gendarmes font une dernière patrouille dans les rues, pour vérifier que tout le monde, humains et animaux, ont bien été évacués. Et ils trouvent Jeanne, une vieille paysanne, assise devant chez elle, sur un banc de pierre millénaire sur lequel des dizaines, peut-être des centaines de générations de sa famille se sont assises avant elle. Les gendarmes l'interpellent, lui disent qu'ils ferment les vannes, que l'eau va monter et Jeanne leur dit la phrase qui aura rendu célèbre l'histoire de Vouglans, que plus personne ne raconte aujourd'hui. Moi je vous la raconte encore, comme je me souviens qu'on me l'a racontée dans ma jeunesse, mais dans 30 ans, plus personne ne s'en souviendra, déjà le roman d'André Besson, pourtant magnifique, de poésie, d'humanité, bucolique, tout comme le film, sont oubliés, alors l'histoire... Jeanne leur dit : "qu'ils les ferment leurs vannes, moi je reste là". Jeanne résiste, elle s'enferre dans ses positions, il est bien évidemment hors de question de la laisser mourir. Alors les gendarmes se résignent à lui mettre les menottes et l'emmènent de force, ce qui va indigner les habitants qui l'accueillent dans le nouveau village, très confortable, mais sans âme. La compagnie du barrage s'est même donné la peine de remonter la vieille fontaine autour de laquelle les habitants aimaient se retrouver et jouer aux boules, refaire le monde. Mais ça n'aura évidemment jamais ni le mode de vie, ni les milliers d'âmes nées et mortes dans les vieilles demeures, le mode de vie de ces habitants est perdu à jamais. Et ce d'autant que certains sont partis, les amitiés d'avant sont parfois devenues des haines, la communauté n'est plus qu'un souvenir.
Voilà pourquoi dans la série Jeanne est la petite-fille du héros du film, le grand-père qui perd son mode de vie et refuse de quitter sa maison, le clin d’œil à la réalité. Tout au long du film on ne voit aucun combat, les choses ont été bien plus violentes dans la réalité, mais il s'agissait de transmettre l'émotion dramatique, pas de faire du "putaclic" comme on dirait aujourd'hui. La réalisation n'a pas sombré dans la facilité et préféré tout mettre sur l'humain, il y a déjà bien assez de morts comme ça, mieux vaut des gendarmes gentils que des CRS violents qui tabassent des réfractaires, ça n'aurait aucun sens eu égard à l'important qui est mis en avant.
Et donc ces milliers de gens, évacués de ces dizaines de barrages qui ont englouti plus que leurs villages, mais aussi leurs modes de vie, leurs amitiés, leurs communautés, leurs maisons ancestrales, sont des sacrifiés, parmi d'autres, sur l'autel du progrès, qu'il est compréhensible de détester. Oh oui, je le déteste le "progrès", qui nous a mené dans la situation que nous connaissons où tout est désormais interdit. Quand j'étais petit j'allais en week end en forêt avec mon père pour jouer aux trappeurs, vivre comme les cow-boys. Ses authentiques santiags aux pieds, dans son authentique Levis avec son authentique Stetson sur la tête qu'un ami lui avait rapporté d'Amérique, il avait son Colt 45 Peacemaker, imitation italienne de bonne facture parce qu'il n'avait pas les moyens de s'offrir le vrai, dans un holster accroché à une ceinture cartouchière qu'il avait entièrement fabriqué lui-même. On faisait du feu, sur lequel on grillait nos cervelas. Il se faisait du café dans une vraie cafetière en email comme les cow-boys des films. on tirait dans une petite clairière, j'ai tiré dès l'âge de 6 ans au revolver. Maintenant celui qui fait ça passe pour un cinglé, faire du feu fait de nous un danger public. Le camping sauvage est strictement réglementé. Et si on roule un peu vite ou avec un verre dans le nez on est un criminel, alors qu'à l'époque le gendarme fronçait son sourcil le plus épais. "Avant", c'était la vie qui dominait, maintenant, c'est l'aversion au risque, d'empêcher de la perdre, qui commande tout et l'humain est un troupeau de bétail qui doit obéir pour des raisons de sécurité/d'écologie/"vivre ensemble"/etc. Alors, oui, je vous le dis, je le déteste le progrès. Mais on en a besoin, de le détester ne suffit pas pour le rejeter en bloc, il produit des effets fantastiques, même s'il implique des dérives. Nous sommes plus de 8 milliards, nous serons un jour plus de 10 milliards, alors que encore aujourd'hui le tiers de cette population n'a même pas l'essentiel indispensable à la survie. Sans le progrès, pas d'humain, il faut subir la contrainte et se battre pour notre liberté et notre qualité de vie, tout faire pour corriger les dérives, accepter l'idée que d'empêcher de mourir n'est pas une liberté de vivre et fuir l'aversion au risque, mais pas au prix de renoncer au progrès, parce que le droit de vivre des uns commence là où s'arrête celui d'autres.
Aujourd'hui, les enfants et petits-enfants de Vouglans défendent ardemment "l'environnement naturel" du lac de Vouglans. L'endroit comporte quantité d'associations de défense de l'environnement, ornithologie, qualité des eaux, qualité de vie. Le nouveau village est désormais un vieux village, il a bientôt 60 ans. Certains pleurent encore leur enfance dans le vieux village sous l'incompréhension de leurs descendants fiers de leur endroit. L'écosystème de la vallée a été détruit, mais le lac a donné lieu à un nouvel écosystème si merveilleux qu'il est classé et protégé. Le barrage de Vouglans a été dénoncé par un lanceur d'alerte comme étant dangereux, c'est vrai ou pas, peu importe. Mais ce qui est certain, c'est que si quelqu'un décidait de vider le barrage, alors ses habitants se battraient pour conserver leur lac, les descendants de ceux qui se sont battus, jusqu'à la mort pour certains, pour qu'il ne voie jamais le jour, il n'y a même pas 60 ans en arrière.
Thierry Curty

