

Aux confins
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Aux confins
Aux confins
I
Et sur les terres obscures où se défont les âges et s’effondrent les empires dans le sable immémorial, sur les plateaux de pierre où le vent porte encore la cendre des défaites anciennes et le nom des vaincus que nul n’a su retenir, aux lisières extrêmes où finissent les routes et commencent les royaumes sans géographe, là-bas, toujours là-bas, aux confins : ne serait-ce pas toujours aux confins que se joueraient les défaites, celles qui ne font pas de bruit dans l’histoire des hommes, celles qui n’ont pour témoin que les pierres muettes et le ciel indifférent qui tourne au-dessus des exils ?
Et pourquoi cette obsession des octrois, des portes closes et des barres levées, des passages gardés où l’on exige de celui qui s’approche qu’il montre ce qu’il porte et ce qu’il est, des franchises et des permissions, comme si toute existence devait payer tribut à quelque autorité invisible pour avoir le droit de poursuivre sa route vers l’ombre ou vers la lumière ?
II
Mais ce qui cherche à se dire sous les mots, sous l’écorce rugueuse des questions que nous traçons comme des signes sur le seuil des nuits sans réponse, ce qui tremble et se refuse encore à prendre forme dans la langue des vivants, ne serait-ce pas, au fond, tout simplement la peur — cette peur première et sans visage qui précède toute parole et survit à toute raison — la peur de devoir soi-même, un jour qui viendra comme viennent les saisons et les marées, approcher cela qui nous forcera à nous absenter de nous-mêmes, à quitter la demeure familière où nous avons cru habiter notre nom, sans avoir le secours des mots, sans le réconfort de ces syllabes que nous avons tissées autour de nous comme une fragile protection contre le silence qui nous attend ?
Ou bien, autrement, plus secrètement encore, serait-ce un peu parce que je me demande — et cette interrogation monte en moi comme monte la rumeur des eaux souterraines sous la terre sèche des étés — si, lorsque viendra le tout dernier passage, celui qui n’admet ni retour ni détour ni sursis, lorsque se lèvera l’heure où il faudra franchir seul le gué ténébreux que nul avant nous n’a pu décrire avec exactitude, il y aura encore, pour chacun qui s’approche de cette heure passante et de l’ultime frontière où s’abolissent les distinctions entre les forts et les faibles, entre les riches et les pauvres, entre ceux qui ont beaucoup parlé et ceux qui se sont tus, une parole tenue pour nous, par quelqu’un dont la voix nous aura accompagnés jusqu’au bout comme on tient une lampe dans la nuit qui grandit, une parole qui ne sera ni mensonge ni consolation facile, mais simplement présence, témoignage que nous ne sommes pas seuls dans ce passage que nous appréhendons ?
III
Ou, inversant les rôles comme on inverse le sablier pour mesurer une autre durée, serons-nous capables, nous-mêmes, d’être ainsi pour autrui, pour celui ou celle qui s’avance vers son propre crépuscule, un consolateur aux confins, un gardien de veille posté sur les territoires extrêmes où la vie touche à son terme, capable de trouver en nous, dans le trésor appauvri de notre humanité tremblante, quelques paroles, ces seules paroles vraies qui ne sont ni ornement ni fuite, mais regard posé sur ce qui est, des mots de courage puisés à la source obscure où les hommes ont toujours puisé leur force pour affronter ce qui les dépasse, des mots de veille pour tenir compagnie à celui qui ne peut plus bien dormir dans la paix des innocents, des mots de mémoire pour rappeler à celui qui va partir qu’il a été présent sur cette terre et que cette présence n’est pas rien, qu’elle a compté dans l’ordre mystérieux des choses ?
Mais cela aura-t-il, alors, quand viendra l’instant où tout bascule et où se défont les liens qui nous attachaient au monde visible, tant d’importance : ces mots que nous aurons cherchés dans l’urgence et l’inquiétude, ces formules que nous aurons crues nécessaires ?
IV
Que pourront encore dire nos mots, au dernier pas, à l’ultime enjambée qui nous sépare de ce que nous ne connaissons pas, nos mots qui ont servi à nommer les choses familières, à décrire les saisons et les sentiments, à raconter les histoires et à chanter les amours, nos mots d’hommes qui n’ont jamais su dire vraiment l’essentiel et qui butent contre le mystère comme butent les vagues contre les falaises sédentaires ?
Et que vaudront-ils, nos mots, pesés dans la balance impitoyable de cette heure où tout se révèle dans sa vérité nue, que vaudront-ils face au silence qui monte comme monte la mer à l’équinoxe, que vaudront-ils auprès d’une main tenue, d’une main chaude qui serre la nôtre et nous dit sans paroles que nous ne sommes pas abandonnés, que quelqu’un veille encore à nos côtés tandis que nous glissons vers l’inconnu ?
V
Toutes ces questions vertigineuses qui tournent en nous comme tournent les oiseaux migrateurs cherchant leur route dans le ciel d’automne, toutes ces interrogations que nous portons comme on porte un fardeau dont on ne peut se défaire, n’auront-elles jamais une réponse : une réponse qui ne soit ni fuite ni détour, mais vérité claire comme l’eau des sources, réponse qui apaise et qui console, réponse qui nous permette enfin de poser le poids des doutes et d’avancer sans crainte vers ce qui nous attend au bout du chemin ?
Ou bien faudra-t-il accepter, dans l’humilité de notre condition de mortels qui ne savent presque rien et qui tâtonnent dans l’obscurité, que ces questions n’appellent pas de réponse, qu’elles sont elles-mêmes la réponse, qu’elles sont le signe de notre humanité inquiète, et que vivre n’est peut-être simplement que continuer à interroger le ciel muet, à tendre nos paroles vers l’inconnu, à tenir la lampe pour ceux qui s’avancent vers les confins, sans savoir si cette lampe éclaire vraiment quelque chose, mais sachant au moins que nous l’avons tenue, fidèlement, jusqu’au bout de nos forces ?
VI
Alors, peut-être est-ce cela qui demeure quand tout se défait : non la victoire ni le savoir, mais l’appoint d’une clarté tenue. Une lampe simple dans la paume, et le pas qui consent. Nous n’aurons pas percé le secret des falaises ni mesuré les provinces de la nuit, mais nous aurons veillé l’un pour l’autre sur la lisière, avec des mots sobres, une main qui répond, et ce silence fraternel où la peur perd son nom.
Et si quelque chose s’écrit encore au livre de l’invisible, ce sera l’inflexion d’une voix et la chaleur d’un geste : rien qui s’entende de loin, rien qui déplace les empires, mais la preuve ténue que l’humain persiste aux confins. Alors la mer d’équinoxe peut monter, le sablier se retourner : il restera, sous la rumeur du monde, une justesse d’allure, une disponibilité d’âme, et le courage tranquille de passer.
Ainsi va la part la plus sûre de notre condition : non pas posséder la rive, mais traverser en fidèles veilleurs ; non pas arracher un sens, mais l’offrir à qui s’avance après nous. Et quand nos propres pas se feront sable, qu’on dise seulement : ils ont gardé la lampe, sans hâte ni témoin, et l’ont remise, intacte, à la nuit suivante.

