Dominé - Respirer
Dominé - Respirer
J’ai commencé à comprendre la domination quand j’ai arrêté de la chercher dans les livres pour la chercher dans mes propres gestes.
Elle n’est pas ailleurs, elle ne m’impose pas ses lois de dehors : elle vit en moi, elle s’est emparée de mes habits, de ma voix…
Tous les matins, lorsque je me lève pour aller au travail, ce n’est pas juste une journée ordinaire qui commence, c’est un rituel de consentement renouvelé.
Je m’habille, je fais taire mes envies, je synchronise mon corps et mon esprit avec les paramètres du système. Et en quelques minutes me voilà transformé en ressource productive.
Sans douleurs, sans peine, c’est devenu aussi naturel que respirer.
Postone l’a écrit quelque part : le temps s’écoule dans les deux sens à la fois. Le temps que je dépense au travail n’est pas seulement volé, il absorbe aussi mon temps libre, mon temps de récupération, mon temps de penser.
Une semaine passe… Dimanche soir, je suis déjà au travail du lundi.
Ce qui m’intéresse vraiment, c’est comment cette domination s’est installée dans mes pensées, dans mes désirs, sans que je n’aie eu besoin de menace. Tout est insidieux, j’ai intégré l’arbitre…
Quand je rate, quand je ne suis pas assez « performant », je me blâme seul, pas besoin de juge. Je me dis que je n’ai pas assez travaillé, que je n’ai pas été à la hauteur, j’en porte la responsabilité. Le système n’a pas besoin de m’écraser, je m’écrase seul en étant persuadé que c’est mon échec personnel.
C’est ça la domination moderne. Elle se déguise en liberté, elle me dit « tu es libre de choisir » et quand je « choisi » la mauvaise option, c’est que J’AI mal choisi. Je ne remets jamais les options piégées en question.
La logique de calcul, de l’utilité, de la rentabilité du capitalisme ne s’arrête jamais aux portes de l’entreprise. Elle suit le salarié jusque dans l’intime. Dans mon couple, mes amitiés, ma façon même de voir les autres, tout ça a été contaminé par cette logique.
Je m’en suis rendu compte quand j’ai observé la façon dont je faisais connaissance avec quelqu’un. Une partie de mon cerveau se mettait en mode scanner. Je scannais automatiquement : Qui est cette personne ? Quelle est sa position ? Suis-je en position de force ou de faiblesse ?
J’analysais cette personne comme un réseau, un potentiel, une opportunité.
Ce mécanisme ne s’arrêtait jamais, il tournait en permanence, même avec les gens que j’aime.
Il y a une sorte de dimension de possession, de projet, de rentabilité affective qui s’est glisser sournoisement là.
Je devais même dans ma vie privée performer, montrer que je valais quelque chose, c’est usant, pathétique, mais tellement normal qu’on ne le voit même pas.
Gramsci parlait de l’hégémonie : l’idée que la domination ne fonctionne vraiment que si les dominés acceptent les valeurs des dominants. Forcé de constater que ça marche parfaitement.
Les gens se demandent comment untel a réussi quand celui-ci a une meilleure « position, comme si le système avait établi un jeu équitable avec des règles communes à tous et qu’il était question de talent personnel ! Personne ne demande « comment le système crée-t-il des conditions d’inégalités ? » Non, nous parlons tous le même langage de l’effort, du mérite, de la performance, comme si c’était la seule grille de lecture possible.
C’est ça la domination, nous faire croire qu’il n’y a pas d’autre grille possible.
Mais il existe des moments brefs et fugaces, des instants ou le rideau se déchire. Quand je discute avec des amis qui voient la même chose que moi, quand je lis un texte qui met des mots sur le malaise diffus que je traine depuis tant d’années.
A ces moments-là, je cesse d’être seul, j’entrevois un espoir aussi infime soit-il, car dans cette fissure, dans cette légère déchirure du rideau je découvre que tout cela est structurel, que d’autres aussi éprouve ce malaise et qu’il n’est pas pathologique mais une réaction saine face à quelque chose qui est profondément injuste.
Ces brèches me montrent que la domination n’est pas un destin, c’est un rapport social, et ce qui est social peut être changé, pas facilement, ni rapidement, mais c’est possible.
Les refus collectifs, les essaies de vie commune en dehors de toutes logique capitalises montrent que l’alternative existe, même si elle est fragile.
La difficulté maintenant est de vivre lucidement à l’intérieur du système tout en sachant qu’il est injuste.
Il m’est impossible d’y échapper, je dois travailler, payer les factures, me plier à mille petites règles pour faire « fonctionner » ma vie. Mais en étant conscient de ça, en ayant connaissance de cette structure qui nous écrase, peut être que je peux créer de petits espaces de liberté. Je peux refuser la compétition incessante la ou je la voie, je peux chercher de la solidarité plutôt que de la hiérarchie.
Lutter pour que mes enfants grandissent avec une autre conscience que celle qu’on a essayé de m’inculquer.
Je ne sais pas si c’est assez, je soupçonne que ce n’est jamais assez tant qu’on reste enfermé dans cette structure. Mais c’est par ces petit « non » quotidien, par ces brèches qu’on essaye de creuser ensemble que le changement commence.
La domination sociale ne sera dépassée que quand nous cesserons de la naturaliser, que nous la reconnaitrons et que nous la nommerons pour ce qu’elle est : un arrangement économico/humain, injuste, contestable et fragile.
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