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Brésil - L'hyperinflation

Brésil - L'hyperinflation

Publié le 29 avr. 2020 Mis à jour le 29 avr. 2020 Curiosités
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Brésil - L'hyperinflation

L’hyperinflation telle que je l'ai vécue au Brésil dans les années 80

En ces temps de crise économique majeure, on entend les économistes évoquer différentes méthodes pour assainir la situation financière. La dette explose à chaque crise et cette fois c’est sans précédent. D’ici la fin de l’année elle aura atteint des proportions tellement astronomiques qu’il ne sera même pas envisageable de commencer à prétendre la rembourser un jour.

Toutes les solutions proposées étant nécessairement douloureuses, la moins indolore, et qui semble avoir les faveurs de bon nombre de dirigeants, est l’inflation. Bien entendu, ils semblent tabler sur une inflation raisonnable. Seulement certains ont un peu peur de l’inflation – à raison. Si elle se maintient à 5, voire 10% par an pendant quelques années, c’est soutenable. Seulement on ne sait jamais si elle ne va pas déraper. Après tout, au milieu des années 70 elle a atteint 16 % au Danemark et même flirté avec les 20 % en Grande-Bretagne. En 1975 j’avais un emploi très mal payé à Londres et je râlais quand le paquet de clopes avaient encore augmenté de deux pence, mais je n’avais encore rien vu.

Fin 1984, je suis à Fortaleza, dans le Nordeste brésilien. Je viens de reprendre les rênes d’un petit cours particulier de français et je commence début décembre. Il y a une dizaine d’élèves. Une fois le loyer et le salaire de mon collègue brésilien déduit, je me retrouve avec 85 000 cruzeiros par mois. C’est justement le montant d’un SMIC brésilien. À titre de comparaison, j’ai le niveau de vie de quelqu’un qui touche 450 € par mois. Pas extraordinaire, mais sous l’équateur c’est suffisant. Le confort est rudimentaire, mais le hamac confortable.

Dès janvier je commence à déchanter. D’’abord je ne m’étais pas rendu compte que ce sont les vacances d’été des Brésiliens. Du coup, personne ne vient au cours et, bien entendu, pas de rentrée d’argent alors que je n’ai quasiment plus rien devant moi.

Petit à petit je me rends compte de ce que signifie le mot « hyperinflation », concept jusque-là relativement abstrait pour moi. Ce que j’avais connu au Danemark et en Angleterre n’était qu’une petite mise en bouche. Je fais mes achats à la superette Mercadinho São Luis de la rue voisine. Tout ce qui m’avait semblé bon marché quand je n’avais pas à gagner ma vie ici m’apparaît désormais horriblement cher. D’un jour à l’autre, tout augmente, pas de 1% ici ou là, mais à coups de 10 ou 20% d’un coup. Pire, nous sommes à l’approche de Carnaval. À la fin des vacances de janvier, les Brésiliens jouent les prolongations. On travaille très peu et on fait beaucoup la fête. Du coup, tous les prix prennent encore un méchant coup de pouce. Un article qui valait 1000 cruzeiros début décembre a atteint les 1100 à Noël, 1500 vers le 20 janvier et flirte avec les 2200 ou plus à Carnaval. En février quelques élèves sont revenus, mais mes revenus n’ont même pas stagné : ils ont baissé. Un soir que je passe au São Luis, le directeur, un type de mon âge avec qui j’ai un peu sympathisé me glisse à l’oreille : demain le café prend 30%. Pff, je n’avais pas prévu d’en acheter, mais je fais l’impasse sur le fromage et j’en prends un petit pot. Quelques jours plus tard, rebelote : cette fois le café reprend… 70%. Du jour au lendemain. Là, c’est café ou café. Ou rien. Cette sarabande des augmentations de prix ne s’applique évidemment pas qu’au café, mais au riz, aux haricots, au maïs, bref, à tout. De janvier à fin mars, quand ma femme vient me rejoindre, je ne m’alimente quasiment plus que de bouillie de maïs – le moins cher du moins cher, sans aucune valeur nutritive – agrémentée d’un petit morceau de bouillon KUB pour donner un peu de goût.

Mon cas est loin d’être le pire. Au moins j’habite dans une maison en dur pour moi tout seul. La plupart des Brésiliens qui gagnent le salaire minimum ont une famille à faire vivre, et leur logement est infiniment plus rudimentaire. C’est la misère noire. Pas surprenant qu’il y ait autant de criminalité. Un père de famille doit devenir fou dans de telles circonstances.

Par la presse, j’apprends que le salaire minimum est revalorisé en mars : il passe à 160 000 cruzeiros. La belle affaire. La bouffée d’oxygène est de courte durée, l’inflation étant passée à 400 ou 500 %. Elle est officiellement de 12,5 % par mois. Difficile d’y croire quand on fait ses courses. Soit dit en passant, ce chiffre est « rassurant » : en Argentine, elle est de 25 % par mois et c’est encore pire dans certains autres pays d’Amérique Latine. Du coup, au Brésil on plastronne.

Début mai, nous emménageons dans un appartement du bord de mer. Comme nous avons une colocataire et de nouveaux élèves, nous parvenons à joindre les deux bouts. Notre part du loyer s’élève à 350 000 $Cr par mois.

Notre colocataire nous quitte assez rapidement pour aller travailler à Rio. Désormais, c’est près de 500 000 qu’il faut sortir tous les mois. Heureusement, le déménagement en bord de mer a été un bon choix : nos élèves étant des étudiants issus de la petite bourgeoisie et quelques dames de la bonne société, ils sont plus en confiance dans ce quartier. Nous sommes tout de même constamment sur la corde raide. Nous ne mangeons pas vraiment à notre faim et passons un temps fou à traquer la bonne affaire. Une semaine nous trouvons une sauce tomate à un prix acceptable et en prenons deux boîtes. La semaine suivante, elle a augmenté de 40 %. Au bout de deux ou trois semaines, les différentes marques que nous avons essayées ont toutes augmenté en moyenne de 60-70 %.

Un jour nous nous rendons en centre-ville avec un million en poche. Ce million ne représente même pas une semaine de salaire d’un smicard français de l’époque. Nous avons prévu d’acheter des tee-shirts, je crois, et peut-être autre chose en fonction de ce que nous trouverons. Finalement nous ne rapporterons pas de tee-shirt, mais une lampe pour la chambre. Ça me rappelle ce qu’on lisait à l’époque sur l’Union Soviétique, où on achetait les maillots de bain en décembre et des bottes fourrées en juillet. En fait, dès qu’on gagne trois sous on s’empresse de les dépenser avant qu’ils ne vaillent plus rien.

Au bout de quelques mois, le propriétaire de l’immeuble nous apprend que le loyer va passer à 960 000 par mois. À ce moment-là, le salaire minimum brésilien se situe autour de 800 000 cruzeiros par suite des réévaluations successives. Comme nous sommes indépendants – nous avons redémarré à zéro en arrivant ici –, nous augmentons nos prix de 15 % par mois. Ça permet tout juste de suivre l’inflation. L’augmentation du loyer est gérable, mais elle va intervenir en janvier, au moment des vacances. Là, nous n’aurons aucune rentrée d’argent puisque les élèves seront en congés. Par chance, je travaille sur une traduction et ça bouche quelques trous dans le budget. Nous nous permettons même d’aller de temps en temps prendre un pot au Delicatessen, un petit bar branché au pied de l’immeuble où ils servent d’excellents hamburgers. Ça nous change du riz et des lentilles.

Début 1986, le président Sarney annonce le « plan Cruzado ». Le cruzeiro est remplacé par le cruzado, à raison de 1 pour 1000. En bas de l’immeuble, j’entends un des vigiles dire à son collègue « à présent, on va toucher 800 cruzados par mois ». Le salaire minimum avait atteint 800 000 cruzeiros, contre 85 000 un an avant. Le pouvoir d’achat, lui, n’avait évidemment pas suivi.

Le lancement de la nouvelle monnaie s’accompagne d’un gel des prix. Du jour au lendemain, ça fait tout drôle de ne pas se sentir obligé de tout dépenser tout de suite par peur de l’inflation. Les effets de cette mesure ne se font pas attendre : en l’espace de quelques jours, ce sont des dizaines et des dizaines de petits commerces ambulants qui éclosent sur le bord de mer. Ils ont mis leurs maigres ressources dans une petite popote ou un petit étal d’artisanat. Ils peuvent enfin envisager l’avenir avec plus de confiance. Dans les quartiers, l’artisanat redémarre un peu partout. Le peu qu’il gagnent ne sera pas dévoré aussitôt par l’inflation.

Pour nous, c’est l’embellie aussi. Les premiers mois sont presque euphoriques. Et puis j’ai ajouté une corde à mon arc : les consultations astro. Je commence à avoir une bonne clientèle et ça met pas mal de beurre dans les épinards. En fait, les cours de français ne servent plus qu’à payer le loyer, l’électricité et le téléphone.

Revers de la médaille : l’offre se raréfie. Le lait est coupé à l’eau. Ce n’est plus du lait entier, mais du lait « hyper écrémé ». De l’eau blanche, quoi. À la churrascaria, là où on vous servait une pièce de picanha 4-500 grammes, on n’a plus droit qu’à un 150 grammes – tout ça évidemment au même prix. Et tout est à l’avenant. C’est la pénurie organisée. Nous nous rabattons sur du lait en poudre. Seulement il fait des grumeaux. Par chance, nous avons en avons trouvé un à peine plus cher et qui est très bon. Le lait en poudre est d’ailleurs rationné. Nous passons à des caisses séparées pour en prendre deux boîtes. Les jours où nous n’en achetons pas, nous en passons souvent pour des pères ou des mères de famille qui n’ont pas droit à deux boîtes. La débrouille… D’ailleurs, un jour, en sortant de chez nous, une de nos élèves s’arrête devant la porte de la cuisine. Elle a aperçu une boîte de cette marque de lait sur le petit meuble qui sert de garde-manger. Quand elle me demande où j’ai réussi à le trouver, je lui réponds hypocritement que nous y gardons les haricots secs.

En novembre, c’est devenu de plus en plus difficile. En arrivant chez nous, il n’est pas rare qu’une élève – une dame de la bonne société dont le mari est pourtant millionnaire – nous demande à téléphoner : elle appelle une copine pour échanger du fromage contre des fruits ou de la viande. Un matin nous ferons même le tour de toute la ville avec l’une d’elles, une avocate, pour trouver du poulet. Évidemment, une fois sur place, la rôtisserie a déjà été dévalisée. Nous en trouvons une autre en centre-ville, mais la file d’attente de deux-cents mètres nous décourage…

Un midi début décembre, nous nous faisons braquer chez nous. Finalement l’incident se termine bien pour nous, mais nous décidons de quitter le Brésil. Bien nous en prend : le jour où nous quittons Fortaleza, les prix sont libérés. La plupart des produits augmentent d’au moins 50 % du jour au lendemain, les alcools de 100 %, l’essence et les cigarettes de 120 %.

Au cours des années suivantes, l’inflation atteindra des sommets bien pires que ce que nous avons connu. Il y aura aussi des tentatives de stabilisation de la monnaie, mais il faudra attendre le milieu des années 90 et le plan Real du président Cardoso pour que le pays ait enfin une monnaie stable.

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