¡Felicidades! Tu apoyo al autor se ha enviado correctamente
Nuit de débauche au royaume des artistes torturés

Nuit de débauche au royaume des artistes torturés

Publicado el 24, feb., 2024 Actualizado 24, may., 2024 Drama
time 56 min
1
Me encanta
0
Solidaridad
0
Wow
thumb comentario
lecture leer
1
reacción

En Panodyssey, puedes leer hasta 30 publicaciones al mes sin iniciar sesión. Disfruta de 29 articles más para descubrir este mes.

Para obtener acceso ilimitado, inicia sesión o crea una cuenta haciendo clic a continuación, ¡es gratis! Inicar sesión

Nuit de débauche au royaume des artistes torturés

partie 1 - "Page blanche, moquette rouge et idées noires"

 

  • Le royaume des arts

 

Par-delà les frontières de la réalité, au fin fond de contrées demeurant rumeurs et vagues chuchotements, quelque part entre un rêve infantile et le délire d’un vieil homme, il existe un royaume où tout n’est que lumière. Loin de ce monde blafard dans lequel nous évoluons jour après jour. Loin de l’étouffement que l’on ressent le soir avant de s’endormir, de la boule au ventre qui se forme quelques instants avant qu’un réveil nous arrache à nos songes, nous jetant désarmés et désorientés dans l’arène de la réalité. À des années lumières de ce quotidien sans magie qui nous ronge, nous éteint. Qui nous ôte le sentiment des couleurs, remplaçant les arbres bleus de l’enfance par des murs de pierres imposants de banalités qu’aucun graffiti ne saurait égayer. Je vous parle d’un monde fait de grandes étendues de verdure, d’horizons sans limites, d’océans aux reflets argentés, de montagnes qui n’en finissent pas de s’élever et de grandes plaines d’herbes rouges qui s’étendent à perte de vue. Ce royaume est celui des arts. Il est le refuge de l’inspiration, la réserve naturelle de l’imagination.

 

  • Lucas

 

Encore une putain de soirée à errer seul dans l’appartement. Personne pour me tenir compagnie, pas même celle avec qui je partage le loyer et, accessoirement, ma vie. Quand je dis : « personne », j’omets de vous parler du chien, vautré comme une loque, à côté du tapis. Je l’omets certes, mais il faut bien reconnaître que sa conversation n’est pas des plus intéressantes. Même lorsqu’il est d’humeur bavarde, j’avoue avoir bien du mal à le comprendre.  

Encore une nuit glaciale, une soirée sans saveur, à écrire des foutaises sur une musique dépressive, accompagné d’une tasse de premier prix remplie de bière aromatisée à la tequila et au citron vert. Posé devant mon écran d’ordinateur, je cherche une inspiration égarée depuis quelques temps. Les yeux fixés sur la première page, encore blanche, d’un hypothétique futur roman. Les doigts en lévitation au-dessus du clavier, j’attends patiemment en me laissant porter par les Stones, Dylan et les Doors… J’ai pour rêve de devenir écrivain et je manque rarement d’imagination mais, ces derniers temps, la plume me fait mal et je pisse de l’encre.

Encore une soirée comme une autre dans ce grand salon dont le seul éclairage provient de la guirlande clignotante du sapin et du pauvre spot non défectueux d’un vieux jeu de lumière, souvenir d’antan, de cette époque ou les samedis soir rimaient avec amis, alcool et boîte de nuit. Ne croyez pas que cela me manque. Existe-t-il pire supplice que d’aller s’enfermer dans une pièce bruyante et enfumée, pleine de dégénérés simulant une crise d’épilepsie à chaque pas de danse ? Le calme, les lumières tamisées, les musiques douces aux mélodies obsédantes, voilà ce à quoi j’aspire.

Encore une nuit aux heures lentes à cogiter sur le sens de la vie, le pourquoi de l’existence et la raison de ma présence ici. J’aimerais tellement laisser une trace de mon passage sur Terre. Oh ! Je ne parle pas d’un grand chamboulement ! Je n’espère pas une rue à mon nom, ni ma tronche sur un billet de banque. Pourquoi viser haut lorsque l’on peut se contenter d’un simple mot sur un bout de mur, d’un vieil air que l’on sifflote, d’un poème chiffonné ou plié en bateau par un môme jouant près d’une pseudo-rivière prenant sa source dans le caniveau. Je ne suis pas de ceux qui révolutionnent le monde ; je vise seulement une place au royaume des artistes. Comme les grands penseurs d’autrefois, les poètes disparus, les rêveurs et les visionnaires, je souhaite offrir à mes contemporains, et à leur descendance, un peu d’impossible, d’improbable, d’inimaginable.

Qui suis-je ? Personne. Je ne suis pas ce genre de type, vous savez, celui qui reste gravé en mémoire après l’échange de quelques mots. Je suis plutôt quelconque, je sais me fondre dans la foule avec facilité, que je le désire ou non. Je ne cherche pas à rallier qui que ce soit à une grande et noble cause, je ne m’engage pas, je garde mon opinion et je n’irai pas chanter la gloire de mon pays sur un champ de mine ou un terrain de sport. Je tiens à garder le contrôle de ma vie. Il est tellement facile de se laisser porter par le flot du temps. Mais finir noyé par des vagues d’imprévu, très peu pour moi. D’autant plus que je ne sais pas nager. Mes tentatives ne sont bien souvent qu’une succession d’éclaboussures produites par le contact de l’eau et de mon corps de pantin totalement désarticulé. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela. Ce qu’il faut comprendre c’est que je ne suis pas du genre à foncer la tête la première ; si je peux éviter de boire la tasse, j’aime autant. Trêve de métaphores aquatiques. Qui suis-je ? Je m’appelle Lucas... et je tiens à garder le contrôle de ma vie.

Alors, comment expliquer cet épais brouillard qui s’est installé dans ma tête depuis quelques jours ? Je ne saurais dire si tout cela provient de mon esprit tordu, mais j’ai la sensation que ma vie m’échappe, notamment depuis l’éloignement de celle qui illuminait mon quotidien il n’y a encore pas si longtemps. Il paraît que la complexité de la vie dépend de notre propension à la rendre difficile. Je vous assure que je ne cherche que la simplicité, et pourtant je m’empêtre malgré moi dans un bourbier, un putain de puits sans fond où l’on me gave de remises en question et d'interrogations sur un avenir toujours plus trouble au fil des heures...

Ce soir, je suis seul. Elle ? Elle est sortie, encore une fois, comme bien trop souvent ces derniers temps. Parfois je me dis que je l’ennuie, que, peut-être, nous nous sommes connus trop tôt, trop jeunes. Et que, comme dit le proverbe :

« Il faut bien que jeunesse se passe ».

Mais jeunesse doit-elle se passer sans moi ? Loin de moi ? Ah solitude quand tu nous tiens ! Quand le sentiment d’abandon prend le dessus sur le reste, quand une vie de couple ressemble davantage à une colocation, que reste-t-il ? Que dois-je faire ? L’attendre patiemment ? Attendre qu’Elle rentre, alcoolisée et encore subjuguée par le sentiment euphorisant d’avoir flirté avec l’interdit durant toute une soirée, et motivée plus que jamais à me balancer une rupture inévitable en pleine tronche ? Attendre, impuissant, ou laisser passer ma jeunesse et aller me siffler de l’alcool bon marché dans un bar de quartier, espérant qu’une quadragénaire en quête de viande fraîche daigne poser son cul à quelques centimètres de ma triste carcasse ? Allez, pourquoi pas ?

 

  • Les ballons qu’on ne retient pas

 

Je pourrais tout aussi bien rester ici. Me sortir les doigts du prose, et me concentrer sur ce qui compte réellement. Je pourrais fixer l’écran, écrire ce qui vient, comme ça vient, et ne pas penser à sa place. C’est vrai, après tout. Peut-être que je me fais des films, faute de faire des romans. Si ça se trouve, Elle s’ennuie autant que moi. Il se pourrait qu’Elle soit assise sur une vieille chaise dans un coin de pièce. Qu’Elle observe les autres danser sur des musiques qu’Elle refuse d’écouter. Des musiques nulles, avec des paroles nulles chantées par des chanteurs nuls. Elle se bouche les oreilles, peut-être. Elle ferme les yeux et imagine combien Elle serait mieux à mes côtés. Avec Dylan, avec les Stones, avec les Doors… avec le chien. Elle s’est tirée peut-être, de l’intérieur. Elle laisse le corps pour feinter les geôliers et s’envole mentalement vers un lieu plus agréable. Mais c’est dangereux de laisser traîner le corps. Un corps qui traîne attire les charognes. Peut-être s’est-elle faite aborder par un gars, un mauvais, un pas comme moi. C’est sûr qu’Elle s’est faite aborder par un gars, voire plusieurs. Elle, c’est le genre de personne qu’on croise et qu’on n’oublie pas. Elle, c’est ce genre de nana qui reste gravée en mémoire sans même avoir échangé le moindre mot. Oui, c’est sûr qu’Elle s’est faite aborder par un type. Et alors Elle l’a rembarré, peut-être, envoyé dans les roses comme on dit. Parce qu’Elle ne doute pas de nous, Elle. Elle n’est pas conne, pas comme moi. Elle sait, Elle, qu’on n’est pas comme les autres. Comme ces couples qui se voient partir sans se retenir. Parce que lâcher est moins épuisant que de porter. Il suffit simplement d’ouvrir les doigts et hop, tout s’en va, comme un ballon gonflé à l’hélium. On voit bien qu’il s’échappe, qu’il fonce vers les nuages, que le vent le malmène. On voit mais on baisse les bras parce que trop haut ! Ben oui ! Trop tard… Fallait pas ouvrir les doigts, fallait tenir fermement. Même si c’est fatigant, même si ça fait mal aux phalanges, aux articulations. Quand on tient un ballon qu’on aime, on le garde. On ne le laisse pas prendre de la distance. Parce qu’il arrive toujours un moment où la distance est telle qu’on ne peut plus rien y faire. On regarde, impuissants, en serrant les dents. On culpabilise et on ferme sa gueule, par fierté ou bêtise.

Alors, qui m’accompagne ce soir ? La fierté ou la bêtise ? Dans mon cas, les deux se rejoignent. Allez, Lucas ! Retourne t’asseoir à ton bureau et raconte-nous une histoire. Une qui tâche, qui ébranle, une qui reste en mémoire. Une histoire d’amour, bien sûr, un amour qui dure malgré la vie, malgré le temps qui passe. Oui, je vais plutôt faire ça. Rester là, c’est mieux.  Mais j’ai besoin de savoir. Est-Elle assise sur cette vieille chaise ou danse-t-elle entre les ailes des vautours...

Je lui envoie un message. Un petit SMS un peu candide qui traîne dans le coin, sans arrière-pensée, et qui se demande juste si tout se passe bien. Il la trouvera sur sa chaise, Elle lui fera signe, lui répondra que tout va bien mais qu’Elle s’ennuie un peu. Oui, c’est ça, Elle dira qu’Elle s’ennuie de moi…

 

  • Se laisser emporter

 

Pas de réponse… Le message est parti depuis un moment déjà. Elle l’a reçu, mais ne l’a pas lu. J’ai observé l’écran, quelques minutes, espérant voir apparaître le « vu » qui nous lierait l’un à l’autre. Ce petit « vu » qui validerait la théorie de la chaise, de l’ennui. Ce petit « vu » qui attesterait qu’à cet instant précis, Elle pense à moi, qu’Elle soit seule ou dans les bras d’un autre. Un petit mot comme un rappel, qu’Elle n’oublie pas que je suis là, que je l’attends dans notre appartement. Un petit « vu » pour crier que j’existe.

Toujours rien. Message reçu mais pas vu. Elle ne s’ennuie pas sur une chaise dans un coin de pièce. Elle s’amuse…

Évidemment qu’Elle s’amuse. Une soirée entre copines, sans surveillance, sans chaperon, sans engagement autour du cou, des poignets, des chevilles… Sans être obligé de se censurer, de se retenir. Sans craindre mon regard inquisiteur, sans peur d’être jugée. Comment ne pas profiter d’une telle nuit ? Une nuit qui transpire la liberté, qui suinte l’évasion, qui dégouline d’aisance et de désinvolture. Alors qu’ici, tout est devenu tellement sérieux et silencieux.

Quand l’ai-je entendu rire pour la dernière fois ? À quel moment son bonheur s’est-il changé en sourire de façade ? Est-ce ma faute ? Mais qu’est-ce que j’y peux, moi, si la vie d’adulte est chiante à mourir… Je n’ai pas voulu perdre cet emploi. Je ne m’y plaisais pas, c’est vrai, mais je tenais bon, pour nous, pour les factures… Je ne suis pas responsable du dépôt de bilan des entreprises de la ville. C’est l’affaire des actionnaires, des politicards et des grosses fortunes. Moi je n’ai aucune richesse, si ce n’est celle du cœur, mais elle n’a plus aucune valeur à notre époque.

C’est le brouillard, c’est ça ? La grisaille qui s’est abattue sur notre quotidien depuis que je rumine et tourne en rond dans ma cage ? C’est à cause de moi, bien sûr, c’est toujours à cause de moi si rien ne va. Pourtant j’essaie de mettre un peu de soleil dans notre pénombre. Mais est-ce suffisant ? Elle est une fleur, et une aussi jolie fleur a besoin d’être baignée de lumière pour s’épanouir. Et moi je ne suis plus qu’un nuage pour Elle. Elle se flétrit en ma présence, c’est pour ça qu’Elle prend racine dans d’autres jardins. C’est pour goûter aux lueurs des aurores quand je ne suis que crépuscule. Mais alors, que doit faire le nimbus que je suis pour éviter qu’Elle se fane ? Je ne peux pas pleuvoir sur Elle sans risquer de la noyer, ni la couvrir de neige sans lui glacer le cœur. Je ne peux pas squatter son ciel indéfiniment, Elle finirait par en mourir, d’une façon ou d’une autre. Que fait un nuage quand sa présence n’est plus désirée ? Il attrape le vent et se laisse emporter. 

D’un autre côté, j’ai aussi ma douleur à force de naviguer ainsi, sur un océan d’incertitude avec, pour horizon, un avenir brumeux. Elle n’a pas le monopole du ciel couvert. J’ai mes tempêtes, mes orages. Mes journées n’ont pas la quiétude d’un lac de montagne. J’ai mes vagues et je tangue. Mon corps est un navire et s’il n’a pas encore sombré, c’est parce qu’il est amarré à son port. Mais que se passerait-il s’il venait à manquer de place, si je ne pouvais plus accoster son rivage ? Je ne serais plus qu’un bateau fantôme en perdition dans les embruns de mes propres salines. Et c’est exactement ce qui est en train de se passer ! Ce soir, elle a fermé l’entrée du port, réservé mon emplacement à je ne sais quel caboteur à la coque percée en quête de bite d’amarrage. La lumière du phare est éteinte, mais je devine les fanions, les guirlandes, les cotillons… et j’entends la musique et les chansons à boire que le vent me rapporte. Et que fait un navire quand il ne peut afflanquer ? Il attrape le vent et se laisse emporter…

 

  • Désertion temporaire

 

C’est décidé, je ne vais pas rester là, à attendre que Madame daigne m’accorder une pensée. J’ai besoin d’air, de me changer les idées. Inutile de me morfondre devant ma page blanche, je n’écrirai rien tant que mon inspiration sera bridée par toutes ces entraves affectives. Je n’arrive pas à me concentrer et je perds mon temps, c’est frustrant et j’ai horreur de ça. J’arrête de me battre. Je pars, je quitte le QG, je déserte, rien qu’une fois. Ce soir, je ne reste pas sur ma vieille chaise à attendre de recevoir de l’attention. Ce soir, je veux être « vu ».

Toujours aucune nouvelle d’Elle... Elle s’en fout. J’avais raison. Je donne à bouffer au chien, j’éteins les lumières et je descends. Chaussures, veste, clé dans la serrure… Allez salut !

J’appelle l’ascenseur, une fois, deux fois… Comme si presser le bouton à plusieurs reprises allait le faire venir plus vite. Il s’en fout, lui, de ralentir mon élan. Il vient d’être appelé, sa lenteur ne va pas lui faire changer d’avis. Il ne va pas faire demi-tour ! On le sonne, il rapplique. Mais moi, j’attends. Et il n’arrive pas. C’est très long. Que suis-je en train de faire ? Je vais rentrer, c’est mieux. Oui, je vais faire demi-tour. Je vais retourner à ma porte : clé dans la serrure, tomber la veste, retirer les chaussures, rallumer les lumières, récupérer la bouffe du chien… Oui je vais faire ça.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent enfin. J’hésite. Et puis je me dis que ce n’est pas très élégant de snober l’ascenseur qu’on vient d’appeler. Il a répondu, lui, il est venu à moi et maintenant il m’attend, il me voit. Il tient ses portes pour moi.

Je monte à bord. Les portes se ferment. J’observe mon reflet dans le grand miroir. J’ai le regard d’un gars qui n’a aucune idée de ce qu’il est en train de faire. Je me dévisage et me juge. Je ne m’aime pas beaucoup.

L’ascenseur s’arrête, les portes s’ouvrent, je sors, laissant mon reflet derrière moi. Là où je vais, il ne me sera d’aucune utilité. 

 

  • Sans glaçons

 

Le « Fake Me » est le bar le plus proche de chez moi, si l’on ne considère pas le PMU de quartier, avec son jeu de fléchettes, son vieux flipper et son zinc inébranlable. Quant à la clientèle, un vrai festival de couleurs : la moustache blanche des amateurs de bières, le nez rouge des buveurs de vin et les idées noires des consommateurs de whisky. Pour ce qui est de la présence féminine, vous y rencontrerez des tatouées, des routières, des motardes et des garçons manqués vêtus de cuir et de franges ayant l’allure et l’odeur d’une rose poussée trop près d’une route nationale.

Difficile de passer à côté de l’enseigne aux néons clignotants sans être tenté de savoir ce qui se trouve derrière l’opacité des vitres teintées. J’ai bien essayé d’y coller le visage, impossible de voir quoi que ce soit. Qu’ont-ils donc à cacher ? Drogue ? Prostitution ? Combats de coqs ? Ou peut-être un atelier clandestin où triment sans relâche de vieilles couturières asiatiques…  Je frappe et me retrouve nez à torse avec le cerbère de la porte ! Après avoir bien étudié ma tenue vestimentaire et l’avoir confrontée aux critères du règlement, il me laisse entrer. À l'intérieur, lumière tamisée, musique d’ambiance, une piste de danse, des canapés rouges et des tabourets près du bar. La décoration est plutôt modeste et dépouillée, ce qui n’est pas un mal. Au moins, on ne risque pas de se saigner les rotules sur un coin de table et ce malgré le fait qu’ils n’ont pas l’air de connaître la différence entre un faible éclairage et une absence d’éclairage. Sur la scène surélevée, délimitée par une guirlande lumineuse, trône une barre de pole dance autour de laquelle évolue gracieusement une jeune femme dont la tenue n’est sûrement pas de saison. Quelques clients savourent leurs consommations en compagnie de demoiselles tout aussi peu vêtues. Je me hisse sur un tabouret près du comptoir au revêtement pailleté du plus bel effet et commande un whisky. Sans glaçon, je suis intrépide. On va la jouer comme dans les films, je prends un air rebelle et mélancolique, mélange de Lorenzo Lamas et de… quelqu’un de mélancolique. Quelques minutes suffisent pour que mon charme opère. C’est qu’avec cette allure faussement décontractée, il m’est difficile de passer inaperçu. À l’autre bout du comptoir, une dame - une vraie dame au sens « vieux » du terme - me fixe avec l'intensité d’une buse prête à enserrer l'inconscient rongeur sur le point de regretter son errance. Silhouette pas désagréable, plutôt bien conservée pour son âge. Il me semble distinguer les traits d’un joli visage dissimulés derrière une épaisse couche de fioritures cosmétiques ; rouge à lèvre, fond de teint, mascara et autres falsifications. Elle s’approche de moi, pose délicatement sa main sur ma cuisse, commande un verre, avant de replonger ses prunelles aguicheuses dans mon regard indubitablement bovin.

Elle se présente : Mélodie. Que l’on m’en coupe une s’il s’agit de son véritable prénom. Elle me lance deux, trois sous-entendus douteux qu’elle souligne de quelques clins d’œil racoleurs. Elle me demande ce que je fais là, dans cet endroit qui, je dois l’avouer, me rend un tantinet mal à l’aise. Je ne sais quoi répondre, je l’ignore c’est évident. Je suis sorti de chez moi, poussé par je ne sais quelle force invisible. Sur le moment cela me paraissait être une bonne idée. La solitude n’est pas toujours de bonne compagnie. Je lui réponds que je vais là où me conduisent mes pas. Cela dit, j’espère que mes pas ont toute leur tête, sinon je ne donne pas cher du reste de mes membres. Elle me charme, me complimente, s’esclaffe à chacune des petites boutades que je distille pour feindre l’aisance. Après quelques échanges sans grand intérêt, ne permettant aucunement à la discussion de s’élever vers des hauteurs captivantes, je m’aperçois qu’elle ne m’écoutait pas vraiment. Les rouages de son manège sont devenus de plus en plus visibles. Elle a tenté d’anesthésier ma capacité à réfléchir. Elle espère que je m’enfonce dans la profondeur du décolleté qu’elle fait danser sous mon nez. Elle m’offre son corps, sa chaleur, son ouverture d’esprit, en échange d'un plan à trois : elle, moi et la bouteille de Dom Pérignon hors de prix. Mélodie n’est autre qu’une hôtesse payée par le patron de bar pour vendre sa vinasse. Trafic légalisé, puisque le client est bien souvent dans l’incapacité de tenir les engagements qu’il a lui-même réclamés après s’être sifflé plusieurs verres. Il se retrouve donc sans un sou, les bourses pleines pendantes lamentablement dans les méandres du regret. Inutile de s’éterniser, ni même d’inventer un mot d’excuse. Je finis mon verre d’un trait, tousse un peu, descends du tabouret et me dirige vers la sortie. Mélodie insiste, elle tente de me retenir par des mots tout en m’agrippant la veste – un seyant blazer m’allant parfaitement bien, beaucoup mieux qu’au mannequin maigrichon qui la portait sur la photo du catalogue - elle me promet des doigts agiles, des talents acquis avec l’expérience des années, des émotions que je n’éprouverai avec aucune autre. Tout un programme ! Je réussi tant bien que mal à m’extirper de ses tentacules aux ongles vernis d'écarlate. Je quitte le bar, les mains enfouies dans les poches d’un jean trop large dans lequel ballote la petite paire de couardise qui me sert de couilles.

 

  • Putain de Noël

 

Mes pérégrinations me mènent au centre de ma chère ville natale. Elle est mon premier amour. Tout en elle me fait rêver : son fleuve, ses parcs, sa culture et son histoire. J’aime la féerie qui se dégage de la démesure de son pachyderme mécanique et la poésie du ciel reflété dans un miroir de vaguelettes visible depuis les remparts d'un autre âge. Certains bâtiments ont gardé l’architecture du passé, résistant tant bien que mal à la modernisation ambiante. Une poignée de maisons à pans de bois côtoient des immeubles et des commerces fraîchement construits en vue d’un rajeunissement du centre-ville. Qu’il s’agisse d’un vin, d’un homme, d’un meuble ou autre babiole, on parle de bonification par les années ; prendre de l’âge donne de la valeur aux choses. Apparemment, ici, ce n’est pas le cas. Car malheureusement, aussi belle soit-elle, ma fabuleuse cité se voit injecter du botox dans chacune de ses ridules. Tout ce qui faisait son charme est en train d’être lissé, tiré, défiguré par les '’tracto-scalpels'' des bétonneurs de dunes. Elle aura l'air maline avec sa gueule de palmipède incapable de lever un sourcil sans se faire sauter une agrafe.

Je ne croise pas grand monde mais assez pour me rendre nerveux. Je ne suis pas un adepte des bains de foule. Je dois être un agoraphobe de première année, jeune recrue prometteuse. J'ai vite tendance à me sentir oppressé au milieu des gens égocentrés sur leurs petites vies misérables. Oh, je vous vois venir ! Qui suis-je pour juger mes contemporains ? Moi, qui ne suis qu’un homme parmi les Hommes et qui n'ai jamais rien accompli qui justifierait un quelconque piédestal. Mais je sais votre bêtise, votre naïveté, votre égoïsme et votre fâcheuse tendance à tout détruire, à gâcher ce qui ne devrait pas l'être. Je sais les espoirs qui vous animent et votre abattement lorsqu’ils s’envolent un matin d’automne, emportés par un tourbillon de feuilles moins mortes que vos rêves. Je sais votre foutue solitude qui vous pousse dans les bras d'un ersatz d'amour, des fois qu'une bougie vous suffise, faute d'avoir trouvé un ardent brasier. Je sais votre confiance boiteuse envers les autres et vous-même. Je sais votre quête de reconnaissance et votre désir de trouver un semblant de courage et de liberté dans quelques substances asservissantes. Je le sais car nous sommes tous les mêmes, malgré nos différences. Nous empruntons des chemins tortueux, prenons des décisions discutables, commettons des erreurs dont nous n'apprendrons rien afin de nous égarer de nouveau dans notre propre révolution perpétuelle. Rien n’est plus confortable qu'une routine, même si le cercle devient vicieux. Je suis tout comme vous et vous m'êtes semblables. Alors comment pourrais-je être serein au milieu d'une foule de « moi ». Voilà pourquoi je préfère concentrer mon attention sur les boutiques, habitations et autres végétations qui murent ma route. Esquiver les reflets, ça évite de voir la vérité en face…

En cette période de fête, les murs, les arbres, les réverbères et les vitrines sont ornés de lumières. Quelques sapins clignotent leurs couleurs au derrière des fenêtres. Les balcons et terrasses scintillent ici et là. La tradition veut que l’on expose sa richesse aux yeux du monde en ayant le plus bel extérieur. Personnellement je n’ai ni guirlande ni père Noël en ascension, mais seulement quelques sacs poubelles prêts à être jetés, et des vieilles planches de bois mélaminés qui serviront peut-être un jour. Un marché éphémère s’est offert la grande place et l’odeur du vin chaud s’amalgame aux vapeurs graisseuses des baraques à frites. Les vendeurs ambulants tentent de refourguer leurs santons, sculptures de verre, bougies artisanales et autres saloperies, tandis qu’un vieux carrousel fait la joie d’une bande de mômes et la ruine de leurs parents respectifs. C’est la magie de Noël…

 

  • Au fond des roses

 

Je n’aime pas errer ainsi, sans véritable destination, sans but précis. Pour quelle chimère suis-je en train de me perdre ? Pourquoi ai-je quitté mon appartement ? Je me sens stupide, lâche et inutile. Je ne sers à rien ; je ne suis rien. Rien qu'une gueule de plus dans le théâtre de la vie. Un joueur lambda à qui les cartes ont été mal distribuées par le croupier céleste. J’avais pourtant une bonne main au départ. C'est peut-être même tout ce qu’il me restera finalement : une bonne main pleine de vigueur.

Tout avait si bien commencé ; je me souviens des premiers jours… Avant ? Avant c’était mieux, avant c’était Elle et moi, c’était nous… Avant, rien ne comptait vraiment, qu’importe le lieu, qu’importe le temps. Lorsque nous étions ensemble, nous étions exactement au bon endroit, au bon moment. Avant, c’était beau, c’était grand. Avant, l’on planait entre l’infini et l’imperceptible. Un effleurement du bout des doigts suffisait à dissiper les nuages. Et puis les frôlements sont devenus caresses, les bisous innocents laissèrent la place à de passionnants baisers. Les corps se sont dénudés et l’on y a pris goût. Le sexe était comme le troisième partenaire de notre trouple. Il nous suivait à chaque sortie, chaque rendez-vous, chaque nuit dans un lit aux draps éternellement défaits. Et puis il a emménagé avec nous, il a plus d’une fois rythmé les soirées du voisinage. Et un jour, il s’est tu. Le lendemain, il ne s’est pas réveillé, et aujourd’hui…

Que s'est-il passé ? Le temps, la routine ? On m’avait prévenu, mais je n’y croyais pas :

« Tout est une question de volonté ! » disais-je.

Mais il faut bien se rendre à l’évidence : soit je me suis trompé et la détermination ne suffit pas, soit ma volonté me pousse à changer de vie, d’horizon, à laisser mon bonheur au passé pendant que j’arpente le rêve d’un futur incertain.

Aujourd’hui, on se croise simplement : un baiser par-ci, un câlin par-là, un petit coït de temps en temps histoire d'honorer le devoir conjugal. Alors quand Madame enchaîne les soirées entre filles, ignore mes messages, m’oublie et bave dans mon dos en énumérant les multiples raisons d'aller tripoter l'épiderme d'une autre virilité, je n'ai d’autre choix que d'en faire autant. Logique ! Logique de fin de soirée !  Ou de fin d'amour…

« Ce n’est pas toi qui me jettes, c'est moi qui pars ! »

Putain de fierté à la con… Voilà donc ce qui m’accompagne ce soir. La fierté masculine, gonflée d’orgueil, de suffisance, façonnée par des siècles de traditions misogynes. Si c’est elle qui me guide ce soir, la bêtise ne doit pas être bien loin.

 Alors c’est de ça dont il s’agit ? Tromper avant d’être trompé. En suis-je seulement capable ? Ah voilà, ça fait le malin, ça se donne des airs de bonhomme mais ce n’est pas foutu d'aller au fond des choses… au fond des roses… des « effeuillables ». À quoi bon courir les fleurs si l'idée de me saigner sur des épineuses me tétanise.

Il était pourtant beau notre jardin, il sentait bon la tendresse. C’était un petit coin de verdure coincé entre des murs de briques et de parpaings. Une virgule, une bulle d’air, un Éden de poche rien que pour ma rose et moi, avec le saule pleureur trônant majestueusement en son centre et les papillons multicolores virevoltant autour de nous. Il était mon printemps, moi qui ne suis qu'un cœur d'hiver. Pourquoi faut-il que les pétales se flétrissent, que les nuages s'assombrissent, que les couleurs se ternissent…

Pourquoi faut-il que tout pourrisse…

 

  • Les artistes torturés

 

« L’Hypnotrik Café » propose une soirée speed dating qui commence dans quelques instants, d’après le flyer qu’une adolescente, au visage à moitié dévoré par une improbable écharpe en laine rouge vif, vient de me tendre. Des cœurs à prendre sortis de chez eux pour rencontrer l'âme sœur ? Pourquoi pas. Je retire l'alliance, difficilement, et pénètre dans le bar.

À peine ai-je posé un pied à l’intérieur que je me sens de nouveau mal à l'aise. C'est fou, décidément ce soir aucun de mes organes ne semble être en accord avec un autre. Ma tête réfléchit trop pour prendre une décision, mon cœur tente de m’inciter à rentrer chez moi mais n'ose s'imposer, craignant de se faire bifler par l’infatigable qui aurait promis une danse à ses valseuses. Mes jambes, elles, ont juste envie d’une balade au clair de lune tandis que mon foie semble vouloir régurgiter le tord-boyaux du « Fake Me » que je n'aurais jamais dû avaler d’une traite. Cependant, je choisis d'écouter les discrètes supplications de mon palpitant ; ma place n’est sûrement pas ici, je ne suis pas célibataire, du moins pas encore. D’ailleurs, le serai-je un jour ?

« Mince ! Vous ne restez pas alors ? »

Cette voix ! Ai-je déjà, dans ma courte vie, entendu une telle voix ? Je me retourne et observe la jeune femme qui se tient derrière moi.

« Je vous demande pardon ?

— Pourquoi ? dit-elle avec un sourire en coin. Vous ne m’avez pas encore fait le moindre mal... »

Mon Dieu, ce timbre ! Il chante, envoûte, asservit mon être. Elle est Sirène et je suis capitaine d'un navire en perdition. Ma tête ne réfléchit plus, mon cœur tambourine violemment d’une cadence à faire tanguer les valseuses. Mon foie se moque éperdument de sa douleur, seules mes jambes ignorent la marche à suivre. Je la regarde se diriger vers le bar. Elle me fait signe de l’y rejoindre, mais je ne bouge pas. Elle m'a pétrifié. Telle Méduse, créature mythologique d'une autre époque. Je suis statue de pierre au milieu de mon enfer. Ressaisis-toi bordel ! Je finis par faire un pas, puis deux. La machine est relancée. La voilà, ta chimère. Elle est belle, jeune et blonde aux yeux d'émeraude :

« Bonsoir, je m’appelle Lucas.

— Chloé.

— Enchanté Chloé, la soirée se passe-t-elle selon vos attentes ?

— Dans l’ensemble, mais vous savez je n’espère pas grand-chose. La vie m’a déjà servi son lot de déceptions.

— J’en suis navré. Pardonnez ma curiosité et mon impolitesse, mais vous me semblez assez jeune pour tenir un tel discours.

— J’ai 22 ans mais le temps file vite à mon âge ; les occasions sont si fréquentes qu'en deux ans on peut avoir vécu l’équivalent de quatre années.

— Avez-vous connu beaucoup d’histoires d’amour ?

— L’amour n’est qu’une illusion, une image du bonheur qu’on se force à ressentir pour rendre nos vies moins emmerdantes. Vous y croyez, vous ?

— J’essaie, oui, même si j’ai tendance à penser qu’il est difficile d’aimer une seule personne toute sa vie. Mais cela ne nous empêche pas de vivre pleinement l’amour que l’on éprouve pour celui ou celle qui nous est cher.

— C’est un point de vue qui se défend… Et vous ? Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

— Peut-être ! Je viens seulement d’arriver, et la nuit est jeune. Tous les espoirs sont permis !

— Grand positif à ce que je vois !

— Je suis de ceux qui veulent y croire !

— Rêveur ?

— En quelque sorte.

— Artiste ?

— Pourquoi ? Les rêveurs sont-ils forcément des artistes ?

— Dans un monde aussi terne, il faut avoir une âme d’artiste pour y trouver du rêve.

— Eh bien oui, je suis artiste, enfin je tends à le devenir…

— Quel genre ?

— Littérature.

— Un écrivain ? Quelle chance, j’ai toujours rêvé d’être une page blanche !

— Ah oui, ce n’est pas commun ! Et pourquoi cela ?

— Parce que j’aime les mots, et que je veux m’en imprégner !

— Vous êtes artiste, vous aussi ?

— Oui, c’est ce que les gens disent de moi…

— Quel genre ?

— Musique.

— Chanteuse ? Musicienne ?

— Les deux.

— J’aime la musique. Elle m’aide à écrire.

— Plutôt mélancolique ou festive ?

— Mélancolique, je puise l’inspiration dans le noir et blanc. Mais en ce moment je ne côtoie que le noir, donc je n’écris que la moitié des mots.

— Pour quelle raison ?

— Le blanc s’éloigne de ma vie depuis quelques temps.

— Le blanc est toujours plus volatil que le noir.

— Il est vrai.

— L’art et l’amour ne font pas toujours bon ménage ; il arrive que l’un prenne le dessus sur l’autre.

— J’aimerais concilier les deux !

— Vous m’avez l’air d’un grand romantique ! Sûrement l’un de ces artistes torturés qui recherchent un sens à leur vie.

— J’ai été un grand romantique, avec des principes, une image de l’amour assez idéaliste. Mais le temps altère beaucoup de choses et j’ai un peu perdu foi en l’amour éternel.

— Que faites-vous là ce soir ?

— Je me pose encore la question.

— Vous êtes seul ?

— En quelque sorte, Elle doit m’avoir oublié à l’heure qu’il est.

— N’est-ce pas ce que vous souhaitez également ?

— Comment cela ?

— Si vous ne souhaitez pas l’oublier, vous ne devriez pas être ici. Cette conversation ne devrait pas avoir lieu, aussi plaisante soit-elle. Que voulez-vous exactement ?

— Trouver un sens à ma vie…

— J’ai déjà regardé pour vous et je peux vous dire que vous ne le trouverez pas ici…

— Alors comment fait-on pour retrouver le bon chemin, pour se retrouver soi-même ?

— Demandez à celui que vous étiez avant de vous perdre. À votre innocence disparue.

— Mon innocence disparue ? Pour me retrouver, je devrais demander conseil à quelque chose qui serait perdu aujourd’hui ? Je crains de ne jamais pouvoir quitter mon dédale…

— Vous y arriverez, tout est une question de volonté.

— De volonté… Évidemment… Merci belle Chloé.

— Ce fut un plaisir cher Lucas. »

Je quitte ma Sirène après avoir évité de peu le naufrage de mon frêle esquif. Sa beauté m'entraînait vers des écueils qui auraient eu raison de ma coque, mais son chant, étrangement, fut comme un phare dans ma nuit. Comme quoi la mélodie ne fait pas tout, les mots ont leur prestige. Nous devrions accorder plus d’importance aux paroles des chansons. L’exigence nous préserverait du vide abyssal qui saigne les tympans de notre époque.

Chloé a raison, je ne sais même pas ce que je veux. Je me déteste, voilà tout. Je n’ai fait que me haïr intérieurement depuis tant d’années. Sombre crétin, pourquoi tentes-tu d’oublier la seule personne qui éprouve assez d’amour pour te supporter. Qu’attends-tu de plus, qu’elle te soit éternellement soumise ? Qu’elle t’appartienne corps et âme ? Es-tu donc incapable de te laisser aimer ?

Elle m’aime... Mais alors pourquoi s’enfuit-Elle ? Pourquoi m’abandonne-t-Elle ? 

 

  • La limousine des pauvres

 

Je ferais mieux de rentrer chez moi, bien à l’abri au troisième étage d’une résidence fraîchement sortie de l’imagination farfelue d’un architecte sous amphètes. Il me serait assez difficile de vous décrire avec précision l’œuvre dans laquelle je réside mais, essayez de vous représenter une toile des plus abstraites servant de modèle à un gamin, afin qu’il s’en inspire pour créer une sculpture avec un peu de pâte à sel, quelques gommettes et nouilles séchées. Pour faire court, disons que je vis dans un cadeau de fête des mères…

            Je repense à Chloé, à notre conversation. D’après elle je serais, comment a-t-elle résumé cela déjà :

« Un artiste torturé qui recherche un sens à sa vie ».

Et je suis là à errer dans les rues sombres, avec pour seule compagnie des envies désuètes, des idées puériles, des souvenirs périssables d’une vie que je trouvais pourtant si belle. Cette quête ne me conduira nulle part. Tout ceci n’est que perte de temps. Je devrais être en train de me saigner les doigts sur mon clavier, écrire ce que mon imagination me dicte et pondre un pavé considérable qui m’élèverait au rang d’écrivain talentueux. Au lieu de cela, je me perds dans un flot d’inepties et d’idées noires qui me paralysent la fougue artistique. Comment pourrais-je trouver les mots, les imbriquer entre eux dans une suite logique de phrases à rallonge comme j’aime tant les écrire ? Comment, si tout ce qui me passe par la tête n’est que foutoir et digressions… Il faut être sain d’esprit et organisé. Ne pas se dissiper aux quatre horizons. Se concentrer sur un seul objectif aux contours bien définis. Ils sont pourtant assez précis mes contours, ils épousent à la perfection les formes de mon amour perdu. Presque perdu. Potentiellement perdu. Ou peut-être pas encore perdu…

Au loin s’élève une colonne de fumée. Le tram arrive. Cette bonne vieille locomotive moderne. Allez cow-boy, rentre chez toi, tu pourras noyer toutes ces mésaventures dans une tasse d’alcool. Les portes s’ouvrent, je monte à bord. Le tramway, c’est un peu la limousine des pauvres. Il y a un chauffeur, de l’espace mais pas de mini-bar. Je déteste les transports en commun. On risque constamment de finir sous l’aisselle transpirante d’un grand con qui se la pète parce qu’il peut s’accrocher aux poignées du plafond sans avoir à lever les pieds. J’ai de la chance ce soir, la rame est presque vide. J’ai même le droit à un siège coté hublot et dans le sens de la marche. Je regarde la ville défiler sous mes yeux. Les lumières des réverbères et des phares de bagnoles laissent de furtives trainées lumineuses. Je vois des gens mais ils sont sans visage. Pas le temps pour les détails. Le monde tourne bien trop vite. Il ne semble s’arrêter que pour mes compagnons de route et moi-même. Pour nous, les voyageurs prisonniers du temps dans notre bulle de tôle. Je détourne mes yeux du dehors et observe mes codétenus. Un jeune garçon tripote l’écran tactile de son smartphone, ne prêtant nulle attention à sa tout aussi jeune moitié, elle-même perdue dans ses rêveries, la tête collée contre la fraîcheur de la vitre. Non loin de moi discute un vieil homme avec je ne sais quelle hallucination. Il lui arrive de hausser le ton par moment, peut-être est-il en désaccord avec lui-même. Je ne vais certainement pas le moquer, il me semble voir tellement de moi en lui. Quelques innocences boutonneuses se chahutent et s’apprêtent à vivre la soirée de tous les possibles. Un père sert contre lui sa petite rouquine endormie tandis que s’emmitoufle dans ses lainages loqueteux une trentenaire aux yeux anormalement rouges. Je serais curieux de connaitre leurs pensées. Sont-elles aussi confuses que les miennes ? Sommes-nous tous égarés dans nos vies respectives ? Perdus au point de préférer ne plus bouger et attendre qu’un guide se pointe et nous ramène sur le droit chemin. Les arrêts se suivent, les visages changent. Mon ami grisonnant et son fantôme ont fini par s’accorder sur le moment de quitter les rails, d’autres les ont remplacés. C’est un peu comme la vie, certains arrivent et d’autres s’en vont. Nous sommes interchangeables…

 

  • L’innocence disparue

 

Comment puis-je retrouver mon innocence disparue ? Quand me suis-je perdu ? Chloé, douce Chloé, fallait-il vraiment que tu enfiles la tenue de l’énigmatique égérie ? Pourquoi ne pas dire simplement les choses, pourquoi les enrober de mystérieuse poésie… Tout ce que je voulais, c’était oublier ma solitude dans les bras d’une inconnue. Savoir que l’on peut toujours plaire est vital parce que, quoi qu’on en dise, le paraître demeure l’une des principales préoccupations de l’être humain. De la coiffure aux costumes, de l’attitude aux vérités arrangées. Nous composons nos personnages au fil du temps en fonction du rôle que l’on espère décrocher. Il y a des scénarios qui nous bouleversent tellement que nous serions capables de nous parer de mensonges pour y avoir ne serait-ce qu’une ligne de texte. Mais le naturel nous rattrape toujours, c’est ainsi, nous sommes ce que nous sommes et non ce que nous aimerions être. Alors oui, ce soir je tente d’être quelqu’un d’autre. Un homme qui refuse d’attendre sagement à la maison, comme un gentil petit mari buvant son gentil petit verre de vin, les pieds dans de jolies petites pantoufles avant d’aller gentiment se coucher dans ce grand lit aux draps doux et propres, parfumés à la lavande parce que le gentil petit mari aurait bien pris le temps de faire une lessive, histoire que sa femme puisse s’étendre sur une sensation de fraicheur méditerranéenne, une fois rentrée de sa soirée de beuverie. Car à quoi bon être ce putain de gentil petit mari qui se prépare une boite de ravioles chauffées au micro-onde pendant que Madame se goinfre de petits fours, de bretzels, de terrines de saumon consciencieusement étalées sur des toasts grillés juste ce qu’il faut pour obtenir un croustillant distingué ? Moi, je ne veux pas être ce connard de gentil petit mari, je ne veux pas l’attendre sagement, je ne veux pas m’endormir sans Elle, je ne veux pas qu’Elle rentre aux aurores avec l’haleine chargée d’avoir refait le monde à coups de shooter de vodka, les fringues imprégnées d’une odeur de tabac dégueulasse ! Mais je suis un gentil petit mari...

Que vais-je faire à présent, retrouver mon appartement vide, ma page blanche, le chien et ma bouteille ? Est-ce ainsi que je rêvais ma vie ? Quand je n’étais qu’insouciance et morve au nez ? Quand je vivais des aventures fantasmées sur le chemin de l’école, combien de fois me suis-je vu sauver le monde de diverses invasions démoniaques… Je suintais l’innocence par tous les pores de ma peau juvénile. L’innocence… aujourd’hui disparue…

Mais oui, évidemment, comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Je me suis perdu le jour où l’enfant en moi a cessé d’exister. Le jour où j’ai enfilé le costume des responsabilités, des factures et des courbettes aux autorités incompétentes ; les banques, les employeurs, les inspecteurs des impôts… les imposteurs…

 

  • La vieille bulle

 

Je me souviens d’un gamin solitaire, incompris et déçu de ce que la vie avait à offrir. La violence et la réalité d’un bitume pris en pleine face après une chute de vélo. La magie n’était que mécanismes sournois et illusions d’optiques. Les créatures fantastiques : des mythes créés de toutes pièces, des mensonges tout comme le père Noël, Jésus ou la soupe qui faisait grandir. Le merveilleux ne servait qu’à remplir les livres d’histoires pour endormir les enfants. Endormir leur folie des grandeurs…

Il rêvait d’autre chose, d’un horizon sans limites. Un ciel étoilé le faisait voyager d’un bout à l’autre de la galaxie. Il voyait tout, là où d’autres ne voyaient rien. Des animaux dans les nuages, des visages dans les motifs d’une tapisserie, des volcans de purée dont la coulée de beurre en fusion venait ensevelir de petites cabanes en dés de jambon... Il n’y avait pas de fade dans ses yeux, seulement un peu de cette imagination capable d’embellir le monde. Des fabulations tout comme le fait de s'approprier le numéro des verres de cantine afin de se donner un âge fictif, laissant de côté la délirante théorie qui voudrait que ces chiffres ne soient qu’une référence de moule... Je me souviens de ce gamin qui, lassé de voir la bêtise de ses parents et l’immaturité dont ils faisaient preuve, préférait errer, sac de billes en poche, dans la pénombre d’un bout de quai mal éclairé. Il restait là, assis sur une énorme pierre, à méditer, le regard perdu dans le léger clapotis d'une eau trop peu souvent naviguée, la tête en vrac dans un désordre des plus chaotiques, avec pour seule compagnie, bon nombre de questions qui demeurent, aujourd’hui encore, sans réponses satisfaisantes. Et lorsque le chagrin se faisait trop lourd pour ses petits bras d’oiselet, il jetait au fleuve une sphère tirée au hasard. Cette agate devenait alors le symbole de son affliction et disparaissait dans les ténèbres des profondeurs.

Je me souviens d’un gamin qui pensait l’amour comme étant l’ultime pureté, seule émotion respectable au milieu des semblants de sentiments. La seule capable d’unir des âmes, au-delà du bon sens qui jamais ne donne sa bénédiction. La seule qui transcende les années et les manipulations du temps. Mais il sait aujourd’hui que l’amour n’est qu’un bout de paradis, un incendie au fond du cœur qui le consume petit à petit. Et qui, une fois calciné, n’est plus que cendres qu’il faut s’empresser de disperser afin qu’aucun feu n’y reprenne vie. La réalité est impitoyable, la vérité brise des cœurs et l’enfant grandi avec des coups dans la gueule. Ça forge le caractère paraît-il. Et de désillusions en désillusions, l’enfant devient un homme. Ainsi l’on vieillit, l’on vit et l’on meurt...

Je me souviens de cet enfant et je sais ce qu’il est devenu. Il a désormais le poids des années sur les épaules et ses poches ne contiennent plus que ses deux poings serrés par un trop plein de colères cumulées. Envolées l’insouciance, la naïveté. Envolés les tubes de colle, les cours d’école, les doigts poussiéreux de craie, les tableaux noirs et les kermesses. Envolés les repas de familles, les anniversaires fébriles, l’excitation des matins de Noël, les embrassades des douze sons de cloche. Envolés les amourettes, les premiers émois, les premières peines de cœurs, les premières cuites, les premiers regrets. Envolés les amis. Envolées les promesses…

Les réverbères allumés du petit port se reflètent toujours sur la surface de l’eau. Peu de vagues et nul bateau pour troubler le calme ambiant. Je suis descendu du tramway, j’ai longé le fleuve quelques minutes tout en fouillant ma vieille mémoire. Je me suis rappelé les histoires inventées, les premiers écrits maladroits, mes futiles pleurnicheries et mes parents, la tristesse de ma mère qui voyait tout et la désinvolture de mon père qui refusait de voir. Parmi toutes ces choses envolées, il en est une qui n’aura pas tenu longtemps ; l’admiration naturelle que l’on est censé éprouver pour ceux qui nous ont donné la vie. Tu parles d’un cadeau empoisonné. Je me suis remémoré un passé que je pensais improductif et une vingtaine d’années plus tard, je me retrouve assis de nouveau sur ce caillou, bien moins imposant que dans mes souvenirs, au milieu de ce quai mal éclairé. Je ne suis plus ce gamin qui jetait ses déceptions comme des ricochets ratés. Je suis devenu l’adulte que je refusais d’être. Celui qui se laisse ronger par la réalité. Celui qui n’arrive plus à imaginer.

Devrais-je rester ici pour m’imprégner de l’aura de cet endroit ? Mes réponses se trouvent-elles au fond du fleuve ? Et mon inspiration, va-t-elle jaillir des flots ? Je vais attendre un peu, profiter du calme et du silence de ma vieille bulle. Qui sait, peut-être croiserai-je, durant ma méditation, un triste môme avec, dans la poche, un petit sac de billes…

 

  • Le quai des naufragés

 

Les bruits de la ville se sont tus. La bise hivernale s’en est allée souffler sur d’autres nuques. L’effervescence de cette fin d’année ne s’aventure pas en ce lieu. Ici n’existe pas. Ici n’apparaît que pour celles et ceux qui ont le cœur fragile et les yeux ouverts. C’est le quai des naufragés.

Dissimulé derrière de grands bâtiments dont je ne sais rien, cerné par l’eau et la pierre, le quai des naufragés résiste tant bien que mal à la folie des grandeurs des promoteurs. Pour combien de temps, je l’ignore. Je sais qu’un jour viendra où cet endroit subira, à son tour, la chirurgie inesthétique portée aux nues par ceux qui ont perdu l’enfant. Pour ces gens-là, ici n’est qu’un espace perdu, une place vide qu’il faudra combler par toujours plus de briques, toujours plus de chair. L’Homme et sa fâcheuse tendance à vouloir boucher les trous…

Alors je savoure l’instant car, pour le moment, il n’en est rien. Le quai demeure, et c’est très bien. J’écoute son chant silencieux, respire son parfum, m’abreuve de sa tranquillité. Pour la première fois depuis longtemps, j’attends, sans ressentir la moindre frustration. Je ressasse le passé, me remémore mes anciennes histoires, des fois que l’une d’elle mériterait d’être immortalisée sur les pages d’un ouvrage. Un livre pour mes rêveries d’antan. Un livre de souvenirs d’enfant, du temps où je n’avais que la vie devant moi…

Le monde semble s’être arrêter. Les aiguilles sont figées. Plus rien ne bouge, plus rien n’existe. Je suis en paix, et pourtant…

 

  • La Putain de Noël

 

Je m’ennuie. Durant quelques secondes, j’ai cru ressentir un truc et puis plus rien. Pas de feux d’artifice, rien qu’un pétard mouillé. J’ai eu beau me forcer à y croire, à fouiller ma mémoire, mon innocence a bel et bien disparu, emportant avec elle celui que j’étais. Il ne reste de moi qu’un pauvre type qui se rêve écrivain mais qui n’est pas foutu d’aligner deux putain de mots sous prétexte que sa muse préfère inspirer les lubricités d’un autre esthète. Arrête de te trouver des excuses ! Mon avenir n’aura rien d’éclatant et je ne laisserai pas la moindre trace de mon existence. Je ne suis qu’une ombre parmi les ombres. Un fardeau pour celle qui me supporte au quotidien. Elle est bien plus heureuse sans moi, je le sais. Mais Elle ne sait comment le dire sans me faire souffrir. Elle veut me préserver en glissant doucement loin de notre lit, de notre vie. Jeter en douceur pour ne pas briser le cœur. Que cela doit-être usant et difficile à vivre. Et si je lui mâchais le travail… Si je mettais définitivement un terme à notre relation, un point final à notre histoire. Nuage ou bateau emporté par le vent, par le temps, par les flots…

Alors saute ! Vas-y ! Qu’est-ce t’attends ! Va donc voir au fond du fleuve si tu n’y trouves pas ta foutue libération ! Partir, là, dans l’indifférence totale. Sans le moindre témoin, sans même une explication en bonne et due forme. Arriverais-je seulement à pondre ne serait-ce qu’une phrase pour justifier mon acte ? J’avance vers le bord du quai. Le bout du monde est finalement si facile à atteindre, lui qui se disait si vaste. Il nous appartient de le finir où bon nous semble. Plus qu’un pas et je serai libéré. Plus qu’une petite brise déséquilibrante et fin de l’histoire.

Je jette un dernier coup d’œil autour de moi, contemple ma vieille bulle, et c’est alors que je la vois. Belle et vulgaire. Tout l’attirail de la parfaite travailleuse de nuit, autant dans la démarche que dans les accessoires. Alors que j’étais sur le point d’embrasser la faucheuse, c’est un ange inattendu qui s’avance lentement vers moi. Le claquement de ses talons aiguilles résonne d’un bout à l’autre du quai, brisant la solennité de mon ultime réflexion. Ses traits se précisent. Des cheveux longs d’un noir intense, des yeux en amande, un visage rond empreint d’une douceur infinie, et une bouche d’une finesse à vous filer une érection à chaque mouvement de lèvre. Je me détourne de ma mort prématurée, tout en admettant intérieurement que je n’aurais, de toute façon, pas eu le courage de sauter. J’engage maladroitement la conversation, sa voix est légèrement tremblante. Son français n’est pas parfait, mais d’autant plus charmant. Elle semble ne pas être du genre à perdre du temps et m’indique rapidement ses tarifs. Ses montants frôlent la prétention. J’essayerai bien de marchander mais, en général, je finis par payer plus cher que le prix initial. Il est évident que je n’ai pas les moyens de m’offrir cette séance de « massage Thaïlandais ». Et quand bien même, que suis-je en train de faire ? Comment en suis-je arrivé à passer un entretien de débauche avec une prostituée asiatique ? Mais finalement, pourquoi ne pas laisser mes incertitudes au fond de l’eau, mes principes au fond d’une pute et mes économies au fond des poches d’un proxénète.

Elle me saisit la manche et m’invite à la suivre. Nous laissons derrière nous le quai, ses bites d’amarrages, et le spectre d’un enfant jetant des billes au fond du fleuve. Je ne saurais dire à quand remonte la totale prise de contrôle de mon infatigable mais mon cœur, ma tête et mes jambes n’opposent plus la moindre résistance. Elle me guide vers un vieil immeuble au bord de l’eau. Je la suis, docilement, et dévore des yeux ses formes jusqu’à me poser sur sa lune et me sentir de plus en plus à l’étroit dans mon pantalon. Nous empruntons l’escalier, jusqu’au dernier étage. Je peine à retrouver mon souffle mais j’ignore si cela provient de mon manque d’activité physique ou du mélange d’angoisse et d’excitation que m’inspire cette situation. Une fois à l’intérieur, je n’en mène pas large. Me voilà à mille lieues de mon univers. La décoration est assez sobre : quelques bougies simulant une ambiance « romantique », une moquette rouge délavée et tachée à divers endroits, un lit aux dimensions démesurées et une musique d’ambiance aux sonorités nippones. Charmant, à première vue, mais après avoir surmonté l’aveuglement provoqué par le spot rouge, l’envers du décor se fait plus perceptible. Une belle chambre noyée de larmes, avec, derrière les chandelles aux petites flammes dansantes, de la douleur et de la solitude en ombre chinoise. Mais c’est dans ses yeux bridés que m’est apparue la plus grande tristesse qu’il m’ait été donné de voir. C’est comme si toutes les peines du monde s’étaient réfugiées derrière ses iris bruns, déformant ainsi son regard en une grimace chagrinée. Elle commence à se dévêtir avec une touchante maladresse n’enlevant rien à la sensualité de ses gestes. Un étrange tatouage, dont j’ignore le sens, trône près de sa hanche droite et un piercing se balance à son nombril. Elle dénude sa poitrine, petite et ronde. Ses seins magnifiques ont dû être dessinés par un artiste d’un rare talent. Comment tant de lumière peut-elle flamboyer dans une vie si lugubre ! Elle s’étend sur le vieux lit qui a dû voir défiler plus de monde récemment qu’à l’époque où les clients testaient son confort en magasin. Elle me fait signe de la rejoindre mais je demeure immobile ne sachant comment réagir devant cet équilibre parfait de beauté et de douleur. J’ai bien envie de pleurer d’un œil. Face à mon impuissance, elle s’approche de moi et pose ses mains sur mon torse. Je sens la finesse de ses doigts glisser vers la fermeture éclair de mon pantalon. Le moment est venu, ma quête touche à sa fin. Ce soir, je voulais être vu, par Elle, ou par quelqu’un. C’est à présent chose faite. Peut-être ai-je choisi la facilité, puisqu’en ce lieu, nul sentiment n’a sa place. Peu importe, être aimé ne préserve pas de la douleur…

Elle n’aurait pas dû me laisser seul ce soir. Éclate-toi bien ! Bois, danse, charme qui tu veux. Tu m’oublies ? Eh bien moi aussi je vais m’oublier, dans les bras d’une femme aussi belle qu’un tableau de maître et aussi sexe qu’un Hentai !

Le désir m’envahit, je ferme les yeux, laissant mon corps sous la garde attentionnée de ma fleur de Lotus. Elle déboutonne mon jean, abaisse la fermeture éclair. Ses doigts jaugent avec joliesse l’intensité de mon érection. Mes jambes tremblotent, prêtes à me lâcher à tout instant. Elle pose ses doigts sur l’élastique de mon boxer, commence à le tirer vers le bas, quand un flash soudain et inattendu me fait sursauter et saisir son poignet pour arrêter son geste.

 

  • Maelström

 

Une vision, celle d’un enfant émergeant d’un épais brouillard. Il court vers moi, me saisit la main et m’entraîne avec lui. Le sol se dérobe sous nos pieds alors que nous cavalons dans les rues de ma ville. Je reconnais les façades, les enseignes, le paysage défile puis se fait engloutir par la brume insatiable qui se mue en ténèbres avides. L’obscurité nous menace, nous poursuit. Soudain l’enfant tourne à gauche, puis à droite, une ruelle, puis un boulevard. Un immeuble apparaît alors devant nous, comme s’il sortait de terre. Le gamin accélère, je passe la seconde, et nous nous précipitons à l’intérieur. Nous passons devant l’ascenseur, je m’apprête à presser le bouton d’appel mais le gosse me fait signe de le suivre dans la cage d’escalier. Nous montons les marches à toute vitesse : premier palier, puis premier étage, deuxième, troisième. Nous arrivons devant la porte de mon appartement, le sol tremble, les murs se fissurent, les vitres volent en éclat. Nous traversons le couloir qui ne cesse de s’allonger, comme s’il était sans fin. Des cadres et des photographies apparaissent subitement autour de nous, tapissant les cloisons lézardées. Sur les clichés : Elle. Tout ce qu’Elle est, toute sa vie, notre vie, affichée comme une bande dessinée mais sans les bulles, un roman photo sans les mots. Notre premier baiser sous l’escalier du lycée, nos premières tendresses, nos premières caresses, nos voyages, nos escapades, nos quelques danses, notre première fois, et toutes les autres, les Noëls, les bougies qu’on a soufflées ensemble et celle qu’on allumait dans notre chambre, les balades au bord de la mer, les machines à pièces des fêtes foraines et les manèges, les glaces italiennes, les churros, les fast-foods et les restos, les dimanches pluvieux sous la couette, les promenades en forêt, avec le chien, mais aussi les chagrins, les douleurs, les premières engueulades, les premiers maux du cœur, les maladies, les cicatrices… Et alors je repense à l’espièglerie de son sourire, l’éclat de ses prunelles brunes, son parfum lénifiant, la chaleur de sa chevelure fraichement lissée, la douceur réconfortante de sa voix, mes tendres exaspérations face à ses défauts et manies aussi touchantes qu’agaçantes, l’attraction de son corps, le sucré de ses lèvres, les crises de larmes et de rires, les peurs et les doutes, les joies et les peines, les promesses et les déceptions, les excuses et les pardons, les désirs et les passions…

Une bouffée d’air, empreinte d’amour, s’engouffre dans mes poumons, je suffoque. J’ai perdu l’habitude d’inhaler tant de pureté, je plane, je « trip », j’hallucine...

            Nous atteignons enfin le bout du couloir et arrivons dans mon salon, le sapin est en feu. On a brûlé Noël. Le petit me lâche la main et se précipite dans la cuisine après avoir esquivé le chien toujours endormi. Le monde s’effondre autour de lui, mais il continue de ronfler comme si de rien n’était. Comme je l’envie… Le môme revient, armé d’une lance à incendie, je ne savais même pas que j’en avais une. Il vise l’arbre agonisant et le libère des flammes. On a sauvé Noël… mais l’eau continue de couler, la pression est si forte qu’il finit par lâcher le tuyau. La pièce se remplit rapidement, le sapin s’effondre avant de sombrer. On a noyé Noël. C’est alors que les murs explosent et que le monstrueux brouillard réapparait. Mais cette fois, l’enfant ne cours pas, il reste là, à genoux dans la flotte, à pleurer le sapin disparu. Les ténèbres l’on vu et s’apprêtent à le dévorer alors, à mon tour, je lui prends la main et l’emmène avec moi. Le petit sous le bras, je bondis vers le balcon et saute dans le vide. L’eau qui s’écoule en cascade de mes fenêtres a créé un océan au pied de l’immeuble. Nous plongeons dans ses profondeurs afin d’échapper au néant. Le courant se met alors à tournoyer, créant un tourbillon gigantesque. Mais alors que je me laisse emporter par ce dernier, un hurlement déchirant m’arrache de mes songes.

De retour dans la chambre à la moquette rouge, je tente de reprendre mes esprits. Devant moi, la jeune femme aux seins nus se tord de douleur, son poignet toujours serré entre mes doigts. Je lâche mon étreinte et constate des traces de brûlures sur sa peau. Elle souffre, elle pleure. C’est alors qu’un type débarque brusquement après avoir défoncé la porte d’un coup de pied. Il m’agrippe violemment, me balance à travers la pièce, me plaque sur le sol et me rosse avec fureur…

 

  • Gueule d’ange

 

Les bancs du lycée sont toujours pris. Qu’importe l’heure à laquelle tu te pointes, tu n’en trouveras jamais de libre. Alors si tu veux te reposer après avoir supporté le poids de ton sac alourdi de théories dispensables, il ne te reste plus qu'à t'affaler sur les marches ou à même le sol, dans les couloirs. C’est donc ici que jeunesse s’entasse, entre les murs saumon d’un établissement scolaire. Le nez dans leur portable, la clope au bord des lèvres, ça se taquine, ça se bouscule en mauvais français. Ça se donne un genre, un style. Ça essaie de trouver sa place…

La sonnerie retentit, chacun se dirige vers une salle de classe. Les profs sont à leur poste, de la poussière de craie plein les doigts, griffonnant des futilités sur le grand tableau noir. Ils s’efforcent, sans relâche, d’enseigner, d’apprendre, d’inculquer du savoir et des valeurs à des ados qui ne rêvent que de désordre, de luxe et de pornographie... Je suis assis près de la fenêtre qui donne sur la cour. J’ai le regard qui cherche où se poser, je me moque du sujet abordé par le professeur d’Histoire. L’Histoire c’est le passé et moi je rêve d’avenir. Je tague machinalement un coin de table au stylo, dessinant des formes abstraites, des cubes qui s’empilent, de petites phrases faussement philosophiques. Un coup d’œil au dehors et je l’aperçois, pour la première fois. Je cesse mes graffitis, la voix du professeur devient silencieuse, la vitre par laquelle je la regarde s’est envolée. Rien n’ose se dresser entre elle et moi. Je ne la connais pas, elle ignore totalement mon existence. Comment aurait-elle pu me remarquer, je ne suis qu’ombre et discrétion. Et pourtant, quelques jours plus tard, c’est bien moi qu’elle embrasse sous les escaliers menant aux salles de classes. C’est avec moi qu’elle sourit, c’est avec moi qu’elle rougit, qu’elle chuchote, qu’elle se mord les lèvres.

Les bancs du lycée sont toujours pris. Mais qu’importe, il n’y a nul endroit plus confortable. Sous un escalier, à même le sol, collés l’un contre l’autre, sa tête sur mon épaule, nos mains enlacées. À cet instant précis, je sais qu’elle jouera un rôle des plus importants dans ma vie. Elle est mon tout, à moi qui n’ai rien. Mon avenir, mon horizon, mon infini septième ciel...

Des années durant, nous nous sommes aimés. Malgré les querelles d’amoureux, les jalousies, les incompréhensions, les secrets et les non-dits, les maladresses… nous avons su tenir le cap. Des années durant nous avons navigué des mers souvent houleuses, sans jamais faillir. Des années durant nous avons su nous écouter, nous entendre. Mais, au fil du temps, le navire s’est abimé, l’eau s’est infiltrée à bord, alourdissant l’embarcation, modifiant la ligne de flottaison, immergeant nos promesses et nos belles paroles. On disait ne jamais se quitter, on se promettait de ne jamais s'oublier…

Foutaise ! Ce soir je l’ai oubliée. Ce soir j’ai laissé le souvenir de notre rencontre au passé. Le passé c’est de l’Histoire, mais cette histoire était mon avenir. Je ne comprends pas ce qui s’est passé dans cette chambre. Je perds tout sens de la réalité. Et alors qu’un mac sanguin assène ses coups violents sur ma belle gueule d’ange, je laisse mon esprit divaguer loin du chaos de ma triste nuit. Je plonge doucement vers l’inconscience, je sens l’ombre s’épaissir et les lumières s’éteindre. Tout a commencé par une page blanche, quelques idées noires, et se termine ici, à quelques pas de ma vieille bulle, sur la moquette rouge d’une chambre sous les toits…

Pour en savoir plus sur cette histoire (son origine, le projet de roman en 4 parties, ...) suivez ce lien

Dans la version papier

Outre l’histoire principale, le livre comprend également un extrait de la seconde partie, des passages sélectionnés de mes autres œuvres, des commentaires de lecteurs et une section dédiée aux questions-réponses.

Acheter le livre sur Amazon

 

lecture 112 lecturas
thumb comentario
1
reacción

Comentario (0)

Puedes hacer una donación a tus escritores independientes favoritos para apoyarlos

Seguir descubriendo el universo Drama
Se soûler
Se soûler

Un mot d'un dictionnaire, ma définition, vôtre sourire, ma joie. L'a bu de l'alcool ;...

Bernard Ducosson
1 min
Si j'étais une autre
Si j'étais une autre

Si j’étais une autre, je serais Elle. Elle était là, debout, le dos vouté, les &eac...

Carolina Blue
1 min
Pensées de Chat
Pensées de Chat

A quoi pense le chat lorsqu’il observe la pluie à travers la fenêtre ? Le petit quadrupède...

Daniel Muriot
1 min

donate Puedes apoyar a tus escritores favoritos